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Algérie : les services secrets ne meurent jamais

En limogeant de hauts-gradés et en démantelant le DRS, les services de renseignements, Abdelaziz Bouteflika croit peut-être s’être défait des militaires qui l’ont placé au pouvoir. Mais en Algérie comme ailleurs, les hommes passent, le système reste

ALGER - L’intrigue n’a rien à envier à celles des meilleures séries américaines. L’histoire ? Un général, Abdelkader Aït Ouarabi, dit « Hassan », sommité de la lutte anti-terroriste, a été arrêté fin août et mis sous mandat de dépôt pour « collusion avec l’ennemi ». Selon le bâtonnier d’Alger qui se présente comme son avocat, il serait accusé d’avoir traité avec des groupes terroristes et d’avoir récupéré des armes). Des fuites organisées dans les médias ont ensuite annoncé sa libération, avant d’être démenties par la famille. Rebondissements, enjeux de pouvoirs et mythes nourris pas l’omerta : tous les ingrédients sont là pour donner aux luttes de pouvoir au sommet de l’État algérien des airs de fiction.

En particulier le casting, dominé par les deux figures politiques du pays : le président Abdelaziz Bouteflika, 78 ans, quatre mandats et quinze ans de pouvoir, en fauteuil roulant depuis son AVC au printemps 2013, et Mohamed Lamine Mediène, dit Toufik, 76 ans, l’invisible patron depuis vingt-cinq ans des services de renseignement, le DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité), dont la dernière photo rendue publique remonte à la fin des années 1990.

Deux visages d’un système longtemps qualifié de bicéphale et qui aujourd’hui, selon un conseiller du chef de l’État, basculerait en faveur de la présidence. « Depuis qu’il est au palais d’el-Mouradia, Abdelaziz Bouteflika essaie de faire du pouvoir algérien un pouvoir civil », explique-t-il à Middle East Eye.

« [Bouteflika] n’a jamais pardonné à l’armée, et surtout à la Sécurité militaire dirigée par Kasdi Merbah [également ancien Premier ministre], de l’avoir éliminé de la succession et de lui avoir préféré le colonel [et ancien président] Chadli Bendjedid », précise à MEE Mourad Goumiri, président de l’Association des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité nationale. « Il semblerait que le fichier constitué sur Bouteflika auprès des services le désignait comme n’étant pas assez ‘’sûr’’ et trop ‘’lié à des puissances étrangères’’. Cette déconvenue l’avait profondément affecté. » 

En effet Kasdi Merbah, chef de 1962 à 1979 de la puissante Sécurité militaire, service secret et police politique ancêtre du DRS, avait refusé, tout comme l’État-major de l’armée de l’époque, que Bouteflika, jugé trop « léger », trop libéral et trop connecté avec l’étranger, succède au président Houari Boumediène, ancien ministre de la Défense et père spirituel de l’armée algérienne. À sa mort, Bouteflika se voyait comme le « dauphin » légitime. Étant celui lui qui avait lu l’oraison funèbre de Boumediène, il se voyait comme le vrai successeur, comme le veut la tradition soviétique selon laquelle celui qui lit le discours à l’enterrement du chef le remplace. Ce n’était pas l’avis de l’armée et de la Sécurité militaire. 

Boudiaf et Tibhirine

Pour la politologue Louisa Dris Aït-Hamadouche, « cette rivalité civilo-militaire, caractéristique d’un système qui n’a jamais été et n’a jamais eu l’intention de devenir monolithique, n’est pas propre à Bouteflika et à Mediène ».

« En réalité, elle ne date pas de 1978 [à la mort de Boumediène ] mais remonte à 1956 et au congrès de la Soummam », analyse-t-elle pour MEE. Le congrès de la Soummam du 20 août 1956, qui devait organiser la jeune révolution algérienne contre le colonialisme français, avait notamment imposé la règle de la « suprématie du civil face au militaire » pour limiter, déjà à l’époque, les tensions entre les deux courants des nationalistes algériens – divisés entre le leadership en exil et les partisans d’Ahmed Ben Bella, qui devint plus tard le premier président algérien de l’ère post-indépendance.

Durant près de 50 ans, l’équilibre a été trouvé entre, d’un côté, une armée et des services secrets puissants, héritiers de la guerre d’indépendance, et de l'autre un pouvoir civil fort incarné par le président. Ce fragile équilibre a été brisé dans les années 90 : l’absence de pouvoir civil fort face à l’insurrection islamiste a rendu le général Toufik et l’État-major, qui géraient de facto la guerre contre les islamistes armés, surpuissants. C’est cette configuration qu’a trouvée Bouteflika en arrivant au pouvoir en 1999. Et il n’a cessé de s’activer pour changer l’équilibre des forces en sa faveur. 

La politologue Louisa Dris Aït-Hamadouche rejoint toutefois le conseiller d’el-Mouradia sur un point : « Le rapport de force entre les deux tourne clairement en défaveur des services de renseignements ». En tout cas depuis 2013, date à laquelle le président Bouteflika s’est attaqué frontalement au DRS.

D’abord par la voix d’un de ses fidèles, Amar Saadani, secrétaire général du FLN (Front de libération nationale), qui, alors que personne n’osait publiquement évoquer Mediène, a accusé en 2014 le patron du DRS « d’avoir failli dans la protection du président Boudiaf [assassiné en 1992], de n’avoir pas su protéger ni les moines de Tibhirine, ni les bases de pétrole dans le sud [lors de l’attaque du site gazier exploité par Sonatrach et British Petroleum à Tiguentourine en janvier 2013], ni les employés des Nations unies en Algérie et le palais du gouvernement [visés par un attentat en 2007] ».

La charge présidentielle contre le DRS s’est ensuite poursuivie par une série de remaniements organiques visant à rattacher les services des renseignements à l’État-major et à son chef, Ahmed Gaïd-Salah (82 ans présumés), fidèle zélé d’Abdelaziz Bouteflika.

Le premier département à changer de tutelle a été, en 2013, le Centre de communication et de diffusion du DRS, chargé de la surveillance des médias. Bouteflika le soupçonnait d’avoir fait filtrer des informations sur son incapacité à gouverner à cause de sa maladie, qui lui avait valu une longue hospitalisation à Paris (presque 80 jours) en 2013. 

Ce fut ensuite le tour de la direction de la police judiciaire du DRS, qui, depuis 2009, enquête sur de grands scandales de corruption touchant les contrats de l’entreprise publique Sonatrach (dirigée par le ministre de l’Énergie et ami de Bouteflika, Chakib Khelil, installé aujourd’hui aux États-Unis) et d’autres contrats douteux relatifs à la réalisation de l’autoroute Est-Ouest. Ces enquêtes ont impliqué indirectement des proches de Bouteflika, notamment l’enquête sur Sonatrach qui a abouti à l’emprisonnement de plusieurs dirigeants (la presse a par ailleurs évoqué le fait que le frère de Bouteflika, Saïd, serait impliqué dans ce scandale).

Par ailleurs, un nouveau service secret dépendant de l’État-major de l’armée, le Service central opérationnel militaire d’investigations (SCOMI), a également été créé par l’État-major à partir de la DCSA, la sécurité de l’armée, qui prend désormais aussi sous sa tutelle le Service de coordination opérationnelle et de renseignement antiterroriste (SCORAT). En août dernier, c’est enfin le mythique bras armé du DRS, le GIS (Groupe d’intervention spécial), qui est passé sous le commandement des forces terrestres.

Ainsi, il ne resterait au DRS – à première vue – que trois services importants : le contre-espionnage (équivalent de l'ancienne DST française), les renseignements extérieurs (équivalent de la DGSE) et la direction des Points sensibles (surveillance de chaque institution, parti, syndicat, ministère, etc. par un agent traitant).

Faucons

À ce démembrement, se sont ajoutés, cet été, des changements de têtes. Fin juillet, celles des généraux-majors Abdelhamid « Ali » Bendaoud, patron du contre-espionnage depuis seulement deux ans, et Djamel Kehal Medjdoub, directeur de la protection présidentielle, sont tombées après une obscure affaire de « coups de feu » entendus à la résidence du président. Puis, maintenant, l’arrestation du général-major Abdelkader Ait Ouarabi, chargé de la lutte anti-terroriste au DRS.

« C’est vrai, Bouteflika n’a jamais aimé les militaires et il ne s’en est jamais caché », reconnaît un proche du cercle présidentiel contacté par MEE, en faisant allusion à sa célèbre petite phrase, lancée en 1999 et destinée à ceux qui l’avaient porté au pouvoir : « Je ne veux pas être un trois-quarts de président ».

En 1994, les généraux avaient pensé à lui pour présider l’Algérie en pleine guerre contre les islamistes armés. Il les avait alors testés, demandant à être également ministre de la Défense, chef de l’armée. Mais les généraux avaient dit non. Alors il avait refusé la proposition de la présidence, sachant que s’il ne contrôlait pas l’armée, il n’aurait aucun pouvoir et ne serait que la façade « civile » du régime algérien. Les militaires choisirent donc l’un des leurs, le général Liamine Zéroual, président de 1995 à 1998. 

« Mais on aurait tort de croire que tout a commencé en 2013. La véritable rupture s’est faite en 2004 », ajoute la source de MEE. À ce moment-là, son directeur de campagne, chef de gouvernement et homme de confiance, Ali Benflis, influencé par les faucons de l’État-major, se présente face à Abdelaziz Bouteflika à l’élection présidentielle. « Bouteflika a finalement eu raison du complot, mais il n’a jamais oublié cette trahison. »

« Depuis que l’institution militaire l’a mis à la présidence en 1999, Bouteflika n’a eu de cesse d’éliminer tous ceux qui l’ont intronisé, les civils et surtout les militaires, en premier lieu Larbi Belkheir », rappelle Mourad Goumiri. Belkheir, chef de cabinet du président Chadli dans les années 80, surnommé le « Cardinal de Frenda » du nom de son lieu de naissance, était l’homme le plus puissant de l’Algérie de 1980 aux années 2000, avant que Bouteflika ne le mette de côté. C’est le « parrain » des grands généraux, y compris de Mediène. 

« Cette stratégie lui a permis d’être reconduit durant quatre mandats avec l’appui déterminant du DRS, y compris pour le troisième mandat où il lui fallait une révision constitutionnelle. »

Mais Louisa Driss Aït-Hamadouche souligne que si le chef de l’État a « toujours eu la velléité de se débarrasser de l’emprise de l’armée », on ne peut pas pour autant en conclure qu’il y soit parvenu. « Jusqu’à preuve du contraire, et même si Ahmed Gaïd-Salah, le chef de l’armée, est un proche de la présidence, les services du DRS ont été rattachés à l’État-major et restent donc au sein de l’armée, dans la même maison. La suprématie du politique sur le militaire impliquerait l’existence de moyens civils de contrôle du militaire, par exemple des commissions au Affaires étrangères ou à la Défense. »

L’enseignante en sciences politiques rappelle par ailleurs qu’à l’exception des années 1990, parenthèse qui a vu le DRS « transformé en super structure pour les besoins de la lutte anti-terroriste », l’État-major a toujours eu le pouvoir. « Finalement, on reste dans une relation de complémentarité-rivalité, caractéristique de tous les pays en voie de développement qui n’arrivent pas à parachever leur transition démocratique. »

Colonne vertébrale

Les pro-Mediène, eux, se contentent de sourire. « Comment voulez-vous détruire des services qui n’existent même pas officiellement ? », ironise un cadre du DRS en faisant référence au fait que les décrets qui ont donné naissance aux départements des services de renseignement n’ont jamais été publiés officiellement. « Bouteflika peut décider de jouer avec, de changer leur direction, il ne pourra pas leur enlever leur influence », explique-t-il à MEE.

Un avis que partage un ancien du MALG (ministère de l’Armement et des Liaisons générales - le service secret qui a mené la guerre contre la France durant la guerre d’indépendance) : « Les services algériens dépassent le président et même Mediène, qui n’en est qu’un gardien, une étape dans leur longue mutation depuis la fin des années 1950. La structure a existé avant eux et leur survivra. L’Algérie avait une armée puissante et un service secret performant avant même d’avoir un État », poursuit le « malgache ».

« C’est la colonne vertébrale du système. Même hostile au DRS ou à la puissance de Mediène, le cercle présidentiel a conscience que sans cet appareil, son emprise sur l’État et la société serait diminué ». Non sans malice, l’ancien officier du MALG tient à rappeler : « N’oubliez pas que Bouteflika lui-même, alors qu’il était lycéen au Maroc, a été recruté au sein de l’Armée de libération nationale par Abdelhafid Boussouf… le fondateur des services algériens ! ». 

Un officier du DRS à la retraite admet que la situation n’est pas aussi claire qu’elle n’y paraît : ce démembrement « apparent » du DRS intervient en fin de règne, « dans un climat où la succession, non seulement de Bouteflika, mais aussi de Mediène et de Gaïd-Salah, fait parler dans les salons algérois et les chancelleries étrangères ». Les tensions actuelles ne seraient, selon lui, que le résultat d’un « déficit de consensus » sur le scénario de succession des trois institutions à la tête de l’État : présidence, armée et DRS.

« Bouteflika, en faisant la guerre aux généraux, a brisé la règle sacrée de la collégialité de la décision. À trop vouloir être roi et protéger son ‘’couloir’’, il a massacré tous les chevaliers. Aux échecs, on appelle ça une impasse. »

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