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Comment le Front national se rachète-t-il une laïcité ?

Le FN séduit toutes les strates de la société française, notamment celles qui résistaient jusque-là : les élites, les musulmans et les juifs. Une progression qui est d’abord le fruit d’un long travail de « dédiabolisation », et qui pourrait bénéficier de « l'effet attentat »

Depuis les terribles attaques de Paris qui ont endeuillé la capitale, la campagne des régionales est officiellement suspendue. Difficile en effet pour nos hommes et femmes politiques de débattre sur les budgets régionaux et la gestion des lycées alors que 129 de leurs concitoyens ont perdu la vie vendredi soir et plus de 350 luttent encore sur leurs lits d'hôpitaux.

Mais derrière ce code de bonne conduite politique, le masque de l'union nationale ne cesse de se lézarder. Ainsi, si aucun sondeur n'a osé jusqu'ici « tester » l'impact des attentats sur le vote des 6 et 13 décembre prochain, il est clair que tous les partis tentent pourtant de tirer les marrons du feu. Quelques heures à peine après les attaques, Marine Le Pen déclarait : « la France et les Français ne sont plus en sécurité, mon devoir est de vous le dire », fustigeant les supposés manquements du gouvernement socialiste depuis les attaques de Charlie Hebdo en janvier de cette année.

Et depuis, la patronne du Front national (FN) enchaîne les plateaux de télévision avec un nouveau cheval de bataille : les migrants et l'arrêt immédiat de leur accueil. Même si la politique migratoire de la France ne se décide pas à l'échelon régional, la benjamine des filles Le Pen avait déjà largement capitalisé ces dernières semaines sur la colère et les incompréhensions des Français à ce sujet.

Aujourd'hui, elle poursuit donc naturellement cette stratégie, qui pourrait s'avérer gagnante puisque son parti se retrouve en pole position au Nord-Pas-de-Calais et en Provence-Alpes-Côte-D’azur. Dans ces deux régions très peuplées, le parti à la flamme bleu-blanc-rouge devrait arriver en tête des suffrages au soir du premier tour, selon les derniers sondages réalisés juste avant les attentats.

Cette progression, qui intervient à dix-huit mois seulement de la prochaine présidentielle, est avant tout le fruit d’un long travail de « dédiabolisation », qui pourrait bénéficier en outre de « l'effet attentat ».

En effet, avec Marine, qui a pris les rênes du parti il y a quatre ans, plus de dérapages racistes et antisémites. Le Front national affiche désormais une image « lissée » et « anti-système » qui séduit toutes les strates de la société française, et notamment celles qui résistaient jusque-là : les élites, les musulmans et les juifs.

Le FN à Sciences Po, transhumance idéologique au cœur de l’école du pouvoir

Ainsi, le FN a marqué cet automne des points symboliques en étant de retour dans le saint des saints républicains : l’Institut d’études politiques de Paris, « Sciences Po ». Cette école, qui forme et modèle les dirigeants et penseurs de demain, aura désormais une association étudiante aux couleurs frontistes. « Un événement » et « une entrée fracassante », c’est ainsi que Marine Le Pen et Florian Philippot, vice-président du FN, ont salué la nouvelle sur Twitter le 1er octobre dernier, ne manquant pas de noter que l’association FN a été la deuxième à obtenir les 120 parrainages nécessaires à sa création, et ce devant le parti socialiste.

Mais ce qui doit également retenir l’attention à propos de cette banale association étudiante, c’est sans doute sa composition. Inutile de chercher en son sein des bébés frontistes, biberonnés aux idées du parti depuis leur tendre enfance, car les élèves la composant sont en réalité des « transfuges » venus d’autres partis : de la droite mais aussi de la gauche, voire de l’extrême gauche. Une situation qui révèle en creux l’incroyable capacité de séduction du FN, notamment chez des jeunes politisés et éduqués.

Ces étudiants, la petite vingtaine, racontent tous la même histoire à Middle East Eye : leur engagement initial dans une formation républicaine, suivi de la « déception » marquant le passage au « Front », comme ils disent. À l’image de Thomas, 23 ans, encarté chez Les Républicains (ex- Union pour un mouvement populaire, UMP), qui estime que « l’ensemble des valeurs qui [lui] tenaient à cœur ont été peu à peu abandonnées par ce parti [l’UMP à l’époque] : la laïcité, l'égalité entre les Français, la souveraineté ». Le jeune « basculera » au FN le soir des élections départementales (mars 2014) avec son camarade Antoine.

Ce dernier, ancien militant socialiste, évoque quant à lui sa déconvenue devant les choix économiques du président Hollande, pour lequel il avait pourtant voté en 2012. Ce qui dégoûte le jeune encarté socialiste ? La politique de rigueur budgétaire et le renvoi du gouvernement d’Arnaud Montebourg, fer de lance anti-austérité au Parti socialiste (PS). « Lorsque [dans un discours donné] à Frangy-en-Bresse, [Arnaud Montebourg] s'oppose à la politique d'austérité et explique qu'il faut tenir tête aux Allemands, et qu’en France il faut baisser les impôts de 25 milliards, objectivement […], sur ces points-là, je pense qu'il a raison. Mais François Hollande le renvoie. Je ne peux plus soutenir un gouvernement qui affirme une ligne mauvaise pour la France », tranche ainsi l’étudiant, spécialiste en économie.

Quant à Davy, lui aussi étudiant à Sciences Po, c’est bien la « déconnexion » totale de son parti avec les préoccupations des « vrais gens » qui l’a finalement décidé à franchir les portes du « Paquebot », le surnom donné au FN d’après le nom de son ancien siège. Le jeune homme naviguait jusque-là pourtant bien loin des eaux frontistes, puisqu’il était lui encarté au Parti de Gauche, le parti de Jean-Luc Mélenchon, le meilleur ennemi politique de Marine Le Pen. « On allait faire campagne dans des quartiers difficiles, mais avec des thématiques très éloignées des préoccupations des gens ; on leur parlait de l'austérité et du rôle la Banque centrale européenne mais jamais du chômage. C’est censé être de l'éducation populaire, mais on ne leur parlait pas de leurs vrais soucis : l’incivilité, l’insécurité, le chômage, l’immigration... et l’Europe. »

Plus largement, selon Jean-Yves Camus, politologue et spécialiste des droites extrêmes*, la grande jeunesse de ces nouveaux venus du parti frontiste s’explique aussi par la place rapide qui leur est faite : « Cela est très visible dans la liste des candidats aux élections municipales ou cantonales, voire aux élections législatives. Pour les régionales, en Ile-de-France, un jeune de 20 ans est candidat et un directeur de campagne, également candidat, a 25 ans et vient du NPA [Nouveau Parti anticapitaliste]. Dans les autres partis, les appareils sont fermés, les places y sont très chères et l’entre-soi culturel y est très fort. En revanche, au sein d’un parti émergent comme le FN, il y a déjà des possibilités de carrière à 22 ou 23 ans », explique-t-il à MEE.

Le vote juif et musulman en faveur du FN, le tabou qui tombe

Par ailleurs, le FN, parti d’extrême droite dont l’ADN politique est bâti sur la peur de l’étranger et le refus de l’immigration, est devenu aux yeux d’une partie des Français un mouvement « anti-communautariste ». C'est ce qu'explique Thomas, l’ex-militant UMP pour qui le discours de Marine Le Pen est aussi clair que républicain : « Si vous lui demandez si elle reconnaît des noirs et des blancs en France, elle répond que pour elle, il n'y a que des Français ».

Paradoxe des paradoxes, ce sont les communautés autrefois montrées du doigt par le parti qui viennent aujourd’hui trouver refuge dans le giron frontiste : les juifs et les musulmans. Conscient de ce phénomène qu’il entend accompagner, le FN a multiplié les appels du pied à l’attention de la communauté juive française, comme en 2014, quand Marine Le Pen déclarait : « Nos compatriotes juifs le savent. L'antisémitisme est dû à l'implantation de l'islamisme en France », tout en précisant : « Les Français juifs, leur nation, leur patrie, c'est la France ». Côté musulmans, le FN lancera en décembre un nouveau collectif dédié aux banlieues, dont le mot d’ordre est « Musulmans peut-être, mais Français d'abord ».

Michel Thooris, syndicaliste policier de confession juive, assume pleinement son vote FN, lui qui appartient même aux instances dirigeantes du parti : « Aujourd'hui, sans doute que de nombreux juifs français jugent le FN particulièrement crédible sur les thèmes de la sécurité, de l'immigration et de l'islamisme. Contrairement à une idée reçue, toute la diaspora juive ne souhaite pas faire l'Alya pour aller vivre en Israël. Beaucoup de familles juives françaises aspirent à continuer à vivre dans l'Hexagone. Le risque de voir l'Europe et la France devenir Judenrein, sans juif, leur fait probablement prendre conscience de la nécessité de voter pour un parti politique patriote qui défend la France, sa souveraineté et son identité ».

Selon Jean-Yves Camus, pour expliquer ce vote juif, il faut aussi regarder du côté de la « panique » qui aurait saisi selon lui les Français de confession juive : « Ce sont des gens qui pour beaucoup sont originaires d’Afrique du Nord. Ils ont l’impression de revivre un épisode que leurs parents ont vécu avec les indépendances des pays maghrébins. Il y a un contentieux historique qui n’est pas purgé. J’entends parfois les juifs qui ont quitté l’Algérie en 1962 dire : ‘’ils nous ont mis dehors et maintenant ils viennent nous coloniser chez nous, on va être obligés de repartir’’ ».

Le vote FN s’observe-t-il aussi chez les Français musulmans ? Selon les derniers chiffres de l’institut IFOP datant de 2012, 57 % d'entre eux ont voté pour François Hollande au premier tour des présidentielles, contre seulement 4 % pour Marine Le Pen. Pourtant, cet électorat semble refuser désormais de demeurer le vivier naturel de voix du Parti socialiste. Une droitisation qui s’explique d’abord sociologiquement par l’émergence d’une « beurgeoisie » moins sensible aux sirènes des thèmes sociaux de la gauche.

Selon Jean-Yves Camus, dans les strates migratoires, chaque génération d’immigrés a considéré s’être mieux assimilée que celle qu’elle précédait : « Ceux qui arrivaient après étaient considérés comme des concurrents sur le marché du travail et comme des gens qui n’arrivaient pas ou ne voulaient pas s’intégrer. C’est une constante de l’Histoire. Les descendants de l’immigration espagnole, portugaise, polonaise ont pensé que les maghrébins ne pouvaient s’intégrer. Désormais, les enfants d’immigrés maghrébins peuvent considérer à leur tour que les Syriens, Roms, Afghans ne le peuvent pas », explique-t-il à MEE.

En poussant cette logique, le vote FN ferait presque paradoxalement fonction de brevet de « bonne intégration » pour ces électeurs musulmans. Ce qu’affirme aussi Michel Thooris, élu au comité central du FN : « Nous ne fondons pas notre politique sur la race ou la discrimination religieuse. La politique de priorité nationale que nous souhaitons mettre en œuvre consiste à accorder la priorité aux Français par rapport aux étrangers en matière d'emploi, de logement et de santé notamment. Cette politique de priorité nationale s'adresse à chaque Français, quelle que soit sa confession religieuse, sa couleur de peau ou son orientation sexuelle ».

D’autres raisons peuvent aussi expliquer, pêle-mêle, la droitisation des musulmans français : conservatisme sociétal qui s’est trouvé heurté par la loi dite pour le Mariage pour tous ; position adoptée par François Hollande lors du bombardement de Gaza en 2014 durant lequel il avait affirmé « le droit d’Israël à se défendre ». Et puis, peut-être aussi, une forme de lassitude qu’exprime bien Mehdi, cadre bancaire qui, s’il n’a encore jamais voté FN, se déclare tenté de le faire pour les régionales : « J’ai grandi, en tant que Franco-Algérien, avec l’idée que le FN était le grand méchant ; mais quand je vois l’état du débat politique et médiatique en France, comment chacun y va de sa petite phrase sur les musulmans, je me dis que le FN est peut-être le moins dangereux. Je me reconnais sur certains points comme la sécurité, la souveraineté. Les autres partis nous ont bercé de promesses mais nous ont au final méprisé », déclare-t-il à MEE.

Le FN, une stratégie gramscienne ?

Au final, le FN a-t-il adopté une stratégie qu’on pourrait qualifier de « gramscisme d’extrême-droite » ? Y a-t-il récupération par ce parti de la théorie de l’hégémonie culturelle qui veut que le pouvoir se gagne par les idées ? Toute la gageure serait alors pour le FN de régner d’abord par ses idées dans la société civile, avant que les urnes ne lui donnent le pouvoir politique effectif. Car quand Marine Le Pen proclame que le FN « a déjà gagné la bataille des idées », ce n’est nullement présomptueux de sa part si l’on considère l’état du débat intellectuel et médiatique complètement innervé et dominé par les obsessions frontistes : immigration, sécurité, multiculturalisme et souverainisme. 

Pour Jean-Yves Camus, pas de doute, la stratégie frontiste a été payante : « Les droites radicales ont réussi à faire un hold-up sur la laïcité, traditionnelle valeur de gauche, mais aussi sur un certain nombre de valeurs sociétales. Elles expliquent ainsi que l’islam, et non l’islamisme, est le totalitarisme du XXIe siècle. Selon elles, l’islam est un danger essentiel pour l’Europe car le résultat principal de son implantation sur le territoire européen serait la mise au pas de toutes les opinions dissidentes et minoritaires : celles des femmes, des juifs, des homosexuels, des laïcs. C’est un terrain que la gauche a délaissé ; et c’est un terrain sur lequel la droite a du mal à se positionner ».

Michel Thooris ne dit pas autre chose quand il soutient que son parti « n'est pas un parti anti-musulmans ou islamophobe. Nous défendons la laïcité qui garantit précisément la liberté de culte en France, y compris le culte musulman ».

Ce qui frappe chez les électeurs frontistes ou chez ceux qui se sont engagés auprès du FN est la multiplicité de leurs motivations : pour certains, ce sera le volet anti-européen du parti qui les aura interpellés, pour d’autres, la sécurité ou encore la question de la souveraineté. Tout se passe comme si le FN avait développé une plasticité idéologique qui permet à chacun d’y trouver son compte. Ce que Jean-Yves Camus résume ainsi : « On peut entrer au FN en partageant une partie de ses valeurs, il n’est pas nécessaire de les partager toutes ». Toutes les personnes interviewées estiment ainsi que le FN leur permet de transcender les clivages politiques traditionnels.

Mais cette plasticité idéologique a-t-elle une limite ? Y a-t-il des valeurs auxquelles le FN ne peut déroger sous peine de trahir son ADN ? Le nationalisme, répond sans ambages le politologue, « et la conviction que toute forme de supranationalité est mauvaise en soi ». Dès lors, le dernier verrou vers l’accession du FN au pouvoir n’est-il pas son rejet absolu de l’Europe telle qu’elle se fait ?

Pour Jean-Yves Camus, un problème fondamental risque en effet de se poser en cas d’accession du FN au pouvoir : « Que fera-t-on alors par rapport à la question européenne ? Si Marine Le Pen l’emporte au second tour en 2017, il sera très difficile d’expliquer aux Français qu’au nom d’un intérêt supérieur de démocratie on la prive de sa victoire. Et si on ne la prive pas de ce pouvoir, comment le FN acceptera-t-il de rester dans l’Europe sans se déjuger ? Comment en sortirait-il sans créer un précédent intenable ? Marine le Pen pourrait consulter alors les Français directement par le biais d’un référendum. Et ensuite ? La question européenne est le vrai verrou pour le FN ».

La grande transhumance idéologique vers le FN aurait-elle donc une limite ? 

* Dernier ouvrage : Les Droites extrêmes en Europe, co-écrit avec Nicolas Lebourg (Éditions du Seuil, 2015).

** Les noms de famille ne sont pas précisés à la demande des personnes interviewées.

Photo : la présidente du Front national, Marine Le Pen, et son père Jean-Marie Le Pen, fondateur et président d’honneur du parti d’extrême droite (AFP).

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