Aller au contenu principal

Tunisie : l’addiction à la dette, un danger pour la relance économique

Fait singulier : en 2018, le remboursement de la dette va dépasser les ressources allouées à l’investissement. Si le recours systématique à la dette est à l’origine de la colère sociale, il met également en péril les perspectives de relance

TUNIS - Au cours des dernières années, les différents indicateurs de la dette publique tunisienne ont affiché une augmentation vertigineuse. Selon les données publiées par le ministère des Finances en début de ce mois de janvier, l’année 2017 a battu des records : le service de la dette a augmenté de plus d’un tiers en un seul exercice, passant de 1,6 milliards d’euros à 2,3 milliards d’euros, représentant désormais un fardeau de moins en moins soutenable pour les finances publiques. 

La dette est aujourd’hui l’un des principaux facteurs à l’origine de la colère sociale qui gronde actuellement dans tout le pays. Car si le gouvernement a élaboré la nouvelle loi des finances sur le thème de l’austérité, c’est pour tenir ses engagements envers le Fonds Monétaire International (FMI).

Ce résultat est le fruit d’une politique économique fortement dépendante des emprunts extérieurs.

Le recours abusif à l’endettement…

« L’État tunisien a développé une forme de dépendance à la dette. Cela a commencé avec la crise de 1986 et le Plan d’ajustement structurel (PAS), puis le phénomène a pris de l’ampleur durant le régime Ben Ali », explique à Middle East Eye Fathi Chamkhi, député du Front populaire (FP).

Au lendemain de la chute de la dictature, cette tendance n’a pas été inversée, bien au contraire. Loin de tirer une leçon des erreurs du passé, l’ensemble des gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ont eu un recours systématique à l’endettement pour combler la détérioration structurelle du déficit budgétaire.

À LIRE : La Tunisie s’attaque aux symptômes plutôt qu’à la cause des émeutes contre l’austérité

Si cette pratique était légitime pour l’année 2011, où la Tunisie a connu un taux de croissance négatif causé par le coût économique des troubles sécuritaires et du fléchissement des appareils de l’État, cela l’a été beaucoup moins durant les années qui ont suivi, lorsque l’État a regagné son efficience et que la dynamique économique a repris.

Au lieu d’entamer les réformes nécessaires pour augmenter les ressources propres en ciblant les montants astronomiques qui échappent au Trésor public (fraude et évasion fiscale, corruption, contrebande, etc.), les dirigeants post-révolution se sont davantage orientés vers la solution de facilité : l’emprunt.

La dette extérieure a triplé en l’espace de six ans, son encours passant de 5,6 milliards d’euros à 15,7 milliards d’euros entre 2011 et 2017

« En 2011, les choix ont été faits en connaissance de cause. L’idée était simple : on n’a pas d’autre choix que le recours à l’endettement, on va avoir deux ou trois années difficiles, puis on va renouer avec la croissance. L’endettement était perçu comme une source de soutien », ajoute Fathi Chamkhi. « Ils ont donc poursuivi la politique d’endettement. Malheureusement, la croissance n’a pas été au rendez-vous. L’économie restait toujours en berne, il fallait donc à chaque fois emprunter davantage. »

Au lieu d’entamer les réformes nécessaires pour augmenter les ressources propres, les dirigeants post-révolution (ici, le Premier ministre Youssef Chahed) se sont davantage orientés vers la solution de facilité : l’emprunt (AFP)

Ces choix politiques ont eu pour conséquence une flambée de la dette publique tunisienne. À elle seule, la dette extérieure a triplé en l’espace de six ans, son encours passant de 5,6 milliards d’euros à 15,7 milliards d’euros entre 2011 et 2017.

Le recours abusif à l’endettement a entraîné une dégradation progressive des finances publiques, affectées par l’amplification inexorable du service de la dette. C’est ainsi que la Tunisie s’est pris au piège de la spirale du surendettement.

… un endettement non-productif

Si le recours à l’endettement était destiné à améliorer le service public, développer l’infrastructure, résorber le chômage ou opérer une remise à niveau de l’industrie, la Tunisie aurait pu s’attendre à en tirer bénéfice à moyen-terme.

Mais actuellement, les emprunts contractés sont essentiellement destinés à combler le déficit budgétaire et financer les dépenses de fonctionnement de l’État.

« On n’est plus capables de faire face aux salaires, aux subventions, aux dépenses courantes de l’État et au remboursement de la dette, uniquement grâce au recours à l’endettement »

- Fadhel Abdelkefi, ex-ministre des Finances

Le discours tenu par Fadhel Abdelkefi devant le parlement en juillet 2017 en est symbolique. Pour débattre sur l’approbation d’un accord de prêt de 500 millions d’euros avec l’Union européenne, l’ex-ministre des Finances avait fait l’aveu suivant : « On n’est plus capables de faire face aux salaires, aux subventions, aux dépenses courantes de l’État et au remboursement de la dette, uniquement grâce au recours à l’endettement ».

Les dirigeants actuels se trouvent ainsi dans l’incapacité de penser des alternatives à l’endettement. Le dernier bulletin de la Banque centrale tunisienne (BCT) a d’ailleurs révélé que durant les dix premiers mois de 2017, le déficit budgétaire a été financé à 88 % par des ressources externes. Cela dénote un problème de gouvernance économique, l’économie tunisienne est quasiment maintenue sous perfusion.

La relance économique mise en péril par le poids de la dette

Alors que la croissance est demeurée faible, ne dépassant pas la moyenne de 1,5 %, le niveau d’endettement s’est entre-temps creusé de façon considérable, passant de 44 % à 70 % du PIB entre 2011 et 2017. Cela a entraîné une rupture des équilibres macroéconomiques du pays.

La Tunisie est arrivée à une situation où les ressources accaparées par le service de la dette surpassent celles allouées à l’investissement (2,7 milliards d’euros contre 1,9 milliards d’euros dans la loi de finances 2018).

À LIRE : La Tunisie menacée par le scénario grec

C’est un aspect préoccupant qui risque d’hypothéquer les perspectives de relance économique, comme l’indique à MEE l’ancien ministre des Finances, Hakim ben Hammouda : « Le vrai problème de la Tunisie, c’est le service de la dette. Il représente plus de 20 % du budget, c’est un seuil très élevé qui réduit les capacités de financement de l’État, et particulièrement le financement de la relance et de l’investissement ».

Cette année, le dinar a perdu plus de 17 % de sa valeur face à l’euro (Reuters)

Le poids de la dette externe est d’autant plus handicapant pour la relance qu’il reste particulièrement vulnérable aux fluctuations défavorables du taux de change. Rien que sur l’année écoulée, le dinar a perdu plus de 17 % de sa valeur face à l’euro.

Cette dépréciation rampante du dinar est directement liée aux pressions exercées par le déséquilibre persistant de la balance commerciale, son ampleur amenuise lourdement les avoirs en devises de l’État.

Le bulletin de la BCT a été assez alarmiste à ce sujet, il indique que « les réserves de change se sont établies, pour la première fois depuis 2006, sous la barre de cinq milliards de dollars ». Entre le poids de la dette, le taux de change du dinar et le déficit commercial, c’est un véritable cercle vicieux auquel risque d’être prise la Banque centrale.

« L'erreur fondamentale de la Tunisie a été de suivre les conseils de la Banque mondiale »

- Mabrouka Mbarek, universitaire et ancienne députée

Pour Mabrouka Mbarek, universitaire et ancienne députée de l’Assemblée nationale constituante (ANC), « l'erreur fondamentale de la Tunisie a été de suivre les conseils de la Banque mondiale, et au nom des "avantages comparés", de se focaliser uniquement sur l'extraction de ressources naturelles brutes et sur le tourisme bas marché. Structurellement l'économie s'est affaiblie en suivant cette stratégie, elle est devenue trop dépendante des rémittences de l'étranger et incapable de produire les besoins de la population locale, puisque la production devait aller à l'export afin d’obtenir les devises nécessaires pour continuer à fonctionner ».

Le projet de loi sur l’audit de la dette bloqué depuis deux ans à l’ARP

De son côté, Hakim ben Hammouda considère que « pour sortir de la crise de la dette, il faut une vraie vision économique dont l’objectif est de transformer notre économie liée aux matières premières et aux sources intensives en travail, en une économie liée à l’intelligence et aux secteurs dynamiques ».

« Il faut faire une rupture, il ne faut plus se baser sur l’augmentation des recettes fiscales, à l’origine de ce que nous vivons actuellement comme mobilisation sociale. Il faut faire de la lutte contre l’évasion fiscale et de la collecte des dettes envers l’État, aujourd’hui estimées à 3 milliards d’euros, le moyen de sortir de cette crise », ajoute-t-il.

À LIRE : Tunisie : l’héritage de sept ans de négligence

Bien qu’au lendemain de la révolution, la plus grande partie de la dette publique tunisienne était considérée illégitime du fait de la prédation du clan Ben Ali, aucun moratoire et aucun audit de la dette n’ont été engagés par les autorités.

Et ce, malgré le fait que deux projets de loi sur l’audit de la dette aient été déposés au parlement, le premier en juillet 2012 à l’ANC, à l’initiative de Mabrouka Mbarek, et le deuxième en juillet 2016 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), à l’initiative de Fathi Chamkhi.

Le premier projet de loi sur l’audit de la dette a été tout bonnement retiré en février 2013. Le deuxième traîne toujours dans les placards de la commission des finances de l’ARP (AA)

Si le premier projet de loi a été tout bonnement retiré en février 2013, le deuxième traîne toujours dans les placards de la commission des finances de l’ARP. Cela démontre les obstacles qui se dressent face à cette démarche, pourtant salutaire pour les finances publiques.

« Le projet de loi avait reçu l’approbation de 73 députés qui l’ont signé très rapidement, mais depuis deux ans, ce projet est bloqué de manière préméditée. Les bocages viennent de partout, mais pas de la même manière », relève Fathi Chamkhi.

« Pour l’opposition, c’est l’ignorance totale, ils pensent d’une manière simpliste que si on n’emprunte pas, la machine économique va s’arrêter »

- Fathi Chamkhi, député du Front populaire

« Pour l’opposition, c’est l’ignorance totale, ils pensent d’une manière simpliste que si on n’emprunte pas, la machine économique va s’arrêter. Pour les autres, ils bloquent le projet parce qu’ils ont reçu des instructions claires pour ne pas toucher à la question de la dette. Car si on examine les dossiers de tous les emprunts de 1986 jusqu’à aujourd’hui, et qu’on pose la question de savoir où est parti l’argent ou bien pourquoi ça n’a pas eu l’effet bénéfique attendu, beaucoup de gens vont être impliqués »

Pour l’ex-députée Mabrouka Mbarek, c’est l'application quasi parfaite des recommandations du FMI et de la Banque mondiale qui ont valu à Ben Ali (en photo) le soutien de la communauté internationale (AFP)

Pour sa part, Mabrouka Mbarek estime que « l'une des stratégies pour perpétuer la dictature était l'application quasi parfaite des recommandations du FMI et de la Banque mondiale. Cela a valu à Ben Ali le soutien de la communauté internationale. La Banque mondiale n’a pas remis en question l'origine illégitime de la dette alors que tous ses rapports après la révolution [All in the Family : State Capture in Tunisia et La Révolution Inachevée] n'ont fait que de surligner la prépondérance de la corruption en Tunisie. La coalition au pouvoir aujourd'hui fait de même ».

Photo : Manifestation contre l'austérité, le 12 janvier 2018 à Tunisi (AFP)

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].