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Anders Lubitz : le racisme sous-jacent au discours sur le contre-terrorisme

Puisque l’Occident taxe exclusivement de « terroristes » les actes commis par les seuls musulmans, on comprend aisément pourquoi tant d’Américains croient que tous les terroristes sont musulmans, n’est-ce pas ?

Plus de 120 heures se sont écoulées depuis que le pilote du vol Germanwings 9525, Anders Lubitz, a intentionnellement fracassé son avion contre les Alpes françaises, entraînant avec lui 150 passagers. Des révélations sont parues depuis sur les compétences du pilote Lubitz et sur son dossier médical. Nous savons qu’il était un homme de type caucasien d’une vingtaine d’années, qu’il courait des marathons, habitait chez ses parents, et qu’un médecin l’avait jugé « inapte au travail » quelques jours à peine avant qu’il ne mette à exécution son acte meurtrier.

Par contre, nous ne savons rien de ses croyances religieuses, ce qui en dit long sur la façon arbitraire dont on applique le terme « terrorisme » – réservé exclusivement aux actes de violence perpétrés par des musulmans et/ou des Arabes.

Interrogé sur la religion de Lubitz, le procureur français en charge de l'enquête, Brice Robin, a répondu : « Je ne crois pas qu’il faille chercher de ce côté-là. A mon avis, cela ne fera pas avancer l’enquête ».

Autrement dit : comme nous savons que Lubitz n’était pas musulman, la « motivation religieuse » est totalement écartée, alors même que nous ignorons toujours si Lubitz était un fervent chrétien, un néo-athée notoire ou un sioniste radicalisé.

S’il est de plus en plus évident que Lubitz n’avait aucune motivation politique ni religieuse, le fait que nous ne savons rien de son appartenance religieuse est très révélateur. Si Lubitz avait été arabe, persan, africain ou asiatique, croyez-vous vraiment que, 120 heures après son crime, personne n’aurait évoqué son appartenance religieuse ?

Si Lubitz n’avait pas été un blanc de sexe masculin, nous aurions été informés avant tout de sa religion, et sa personnalité aurait été décortiquée puis mise en pièces en un rien de temps.

En fait, quand il est devenu évident que le copilote avait intentionnellement crashé le vol 9525 – mais que personne encore ne savait que Lubitz n’était pas musulman – le fil twitter des dernières nouvelles de CNN fut un cas d’école, subtilement au moins, des préjugés antimusulmans entretenus par les médias occidentaux : « Religion inconnue, a déclaré le procureur ». En d’autres termes, « on s’y intéressera de plus près seulement si l’on peut associer Lubitz à l’islam », a ironisé le journaliste Imran Siddiqi.

D’autres médias occidentaux firent preuve de moins de subtilité. « Allah è Grande, 150 morti », titrait en première page le journal italien Il Giornale, paru avant d’avoir pu connaître les détails de l’accident. (Ce qu’on pourrait traduire ainsi en français : « Le copilote qui a assassiné les 150 passagers du vol 9525 était-il musulman ? »)

D’autres en devinrent même carrément vulgaires. « Le copilote était-il musulman ? Pourquoi avoir tué ces pauvres gens », a demandé l’évangéliste chrétien exalté Pat Robertson, sur le plateau du 700 Club.

Christopher Hayes, journaliste à MSNBC, aura au moins dénoncé le « deux poids deux mesures » pratiqué par les médias au travers de ce tweet : « La couverture de cet événement aurait été bien différente si le copilote s’était appelé Mohammed al-Masaood, fils d’immigrés égyptiens ».

La couverture médiatique de Lubitz est typique des commentaires relatifs à tout acte de violence commis par un blanc. « L’acte politique consistant à définir certaines formes de violence comme du terrorisme constitue souvent lui aussi un acte radicalisé », écrit Arun Kundnani. « Cela est apparu clairement quelques heures après les attentats de Boston et de Woolwich – avant même que l’identité des auteurs de ces attentats ait été connue. »

Pendant les premières 24 heures qui suivirent l’attentat de Boston, CNN a publié par erreur que l’auteur avait été arrêté. Pire, cette personne, bien qu’encore non-identifiée, a été décrite comme un « homme au teint basané ». Et Kundnani de noter que « ce ne fut pas la simple gaffe d’un individu isolé : cette fausse information a rendu explicite le racisme implicite à l’ensemble du discours sur la lutte antiterroriste ». Ce même jour, sur MSNBC, Chris Matthews a demandé à son groupe d’experts antiterroristes s’ils pouvaient affirmer, à partir d’images de vidéosurveillance plutôt floues, si le visage du suspect suggérait « quelqu’un d’origine yéménite ou d’un autre pays de ce genre ».

« Le visage du suspect fut ainsi sommé de révéler une identité raciale qui, à son tour, indiquerait s’il était “l’un des nôtres“ ou “l’un des leurs“ et, par suite, quel genre de réaction émotionnelle à cet attentat conviendrait. Les suspects se sont en fait avérés être des blancs pur sucre », a rappelé Kundnani.

Lors de l’attentat de Woolwich, qui se solda par le meurtre à l’arme blanche d’un militaire britannique, le présentateur de la BBC, Nick Robinson, a affirmé que les auteurs « étaient d’apparence musulmane » – avant même d’avoir pu savoir qu’ils s’étaient effectivement convertis à l’islam. « La personne de couleur noire à laquelle [Robinson] faisait référence portait jeans, chandail à capuchon, et bonnet de laine : toutefois son “identité musulmane“ était d’une certaine façon devenue visible et avait justifié par conséquent l’emploi du terme ‘’terroriste’’ », écrit Kundnani.

En 2011, l’extrémiste de droite Anders Breivik assassina 77 étudiants d’une université libérale en Norvège. Avant que les médias ou les autorités aient pu connaître l’identité de Breivik (un Caucasien de confession chrétienne), le journal britannique The Sun publiait en première page le titre : « Massacre d’al-Qaïda : le 11 septembre norvégien ».

La semaine dernière, à l’aéroport de la Nouvelle-Orléans, un homme armé de six bombes artisanales, d’un pulvérisateur de poison et d’une machette s’est attaqué à des agents de sécurité fédéraux. Le coupable a pulvérisé du poison sur deux d’entre eux, et pourchassé l’autre en le menaçant de sa machette. Aucun média n’a évoqué une « attaque terroriste ». Les autorités ont préféré qualifié l’auteur présumé de « malade mental » – alors qu’on sait maintenant que c’était un fervent témoin de Jéhovah.

« Bien évidemment, s’il avait été musulman, cette agression aurait indubitablement été classée comme  “terroriste“ ; mais comme il était d’une autre religion, police et médias ont tout bonnement ignoré cette éventualité et attribué l’attentat à la “maladie mentale“, sans la moindre preuve pour étayer les dires de la police », écrit Dean Obeidallah dans le Daily Beast. Obeidallah affirme, à juste titre, que si l’auteur avait été musulman, « on aurait parlé d’attaque terroriste, sans aucun doute. Rien. Cela aurait fait les manchettes des médias dans tout le pays comme dans le monde entier, et les chaînes câblées auraient unanimement matraqué l’événement plusieurs jours de suite. Et, bien évidemment, certains médias de droite et nombre de politiciens conservateurs, sans oublier Bill Maher, auraient instrumentalisé l’attentat pour attiser les flammes de la haine antimusulmane ».

Même s’il n’existe « aucun consensus universitaire, juridique ou international sur la définition du terme terrorisme », le  dictionnaire le définit comme l’usage de la violence et de menaces dans le but d’intimider ou contraindre autrui, en particulier à des fins politiques. Dans Terrorism: Theirs and Ours (Le Terrorisme : le leur et le nôtre), Eqbal Ahmad, spécialiste de l’extrémisme violent, affirme que taxer un acte de terroriste signifie « l’isoler arbitrairement d’autres actes de violence, considérés eux comme normaux, rationnels ou nécessaires ». D’après Kundnani, la définition du terrorisme n’est jamais utilisée de manière cohérente, « parce qu’on devrait alors appliquer ce terme stigmatisant à notre propre violence autant qu’à la leur, ce qui irait à l’encontre de la finalité du terme ».

Dans les années 1990-2012, la violence perpétrée par des groupes de droite n’a rien eu à envier à celle des musulmans en Europe (249 et 263 incidents, respectivement). Dans le même temps, « l’extrême droite américaine a commis 145 actes de violence à caractère politique, faisant 348 victimes ». Or, exactement 20 personnes ont trouvé la mort dans des actes de violence politique commis par des citoyens américains de confession musulmane. En 2015, le ministère de l’Intérieur américain a indiqué que la menace que fait peser la violence politique de droite est plus redoutable que celle posée par les groupes terroristes musulmans.

Puisque l’Occident taxe exclusivement de « terroristes » les actes commis par les seuls musulmans, on comprend aisément pourquoi tant d’Américains croient que tous les terroristes sont musulmans, n’est-ce pas ?
 

- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America, de God Hates You. Hate Him Back et de Koran Curious. Il anime également l’émission Foreign Object. Suivez-le sur Twitter : @cjwerleman

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : les passagers font la queue devant le guichet d’enregistrement de la compagnie aérienne Germanwings, aéroport de Duesseldorf, Allemagne, le 24 mars 2015.

Traduction de l'anglais (original).

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