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Après mille jours de guerre au Yémen, l’urgence de dire « Stop »

La situation au Yémen atteint un niveau humanitaire dramatique. Subissant les foudres d'une coalition qui multiplie les bavures, le pays s’enfonce dans un cauchemar dont les principaux bénéficiaires risquent d’être les formations radicales

La guerre au Yémen vient de passer le cap des 1 000 jours. Lancé en mars 2015 à l'instigation de l'Arabie saoudite, ce conflit devait normalement permettre de rétablir un ordre politique stable dans ce pays qui compte parmi les plus pauvres de la planète.

Il n’en a rien été et depuis maintenant près de trois ans, c’est toute la nation yéménite qui paie la facture d’une confrontation dont l’un des enjeux est la rivalité qui oppose Riyad à Téhéran dans la course au leadership régional.

L’une des raisons profondes de la guerre qui déchire le pays se trouve dans les soubresauts que vivent les pays arabes depuis la fin de l’année 2010. Engageant lui aussi un « printemps » à l’instar de nombre de ses homologues du monde arabe, le Yémen a suscité au début de l’année 2011 un véritable espoir auprès des laissés-pour-compte.

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Des manifestations brassant les différentes couches de la population ont alors éclaté, réclamant la fin de la corruption et l’engagement du pays dans des réformes d’ampleur permettant l’accès aux droits civiques et au développement économique.

Mais très méfiant de voir triompher une expérience démocratique à leurs frontières, certaines puissances régionales, au premier rang desquelles le royaume saoudien, ont pesé de tout leur poids pour faire avorter un projet qui ne faisait que dévoiler, en creux, l’autoritarisme des monarchies voisines.

C’est, du reste, la même logique qui a conduit Riyad et Abou Dabi à réagir violemment au puissant mouvement de contestation qui s’était emparé au même moment de l’archipel du Bahreïn. Il fallait tuer dans l’œuf toute forme d’aspiration populaire au changement et préserver la péninsule Arabique d’un processus démocratique qui pouvait signifier la fin du monopole des dynasties royales sur les leviers du pouvoir et les multiples ressources financières qu’il permet.

Une stratégie saoudo-émirienne suicidaire

Mais c’est certainement au Yémen que cette démarche d'imposition par la force de l’agenda saoudo-émirien s'est exprimée de la façon la plus brutale.

Depuis mars 2015, ces deux pays sont à la tête d'une importante coalition arabe dont le but est de mettre un terme à « l’expansionnisme iranien » qui, après avoir absorbé dans son giron l’Irak, la Syrie et le Liban, était sur le point de faire main basse sur le Yémen.

Le duo Riyad/Abou Dabi a déversé sur le Yémen davantage de bombes que la coalition internationale n’en a fait pleuvoir pour venir à bout de l’EI en Irak et en Syrie

Pour rétablir leur leadership et éloigner le spectre d’un encerclement iranien, le duo Riyad/Abou Dabi a donc réagi avec une agressivité extrême allant jusqu’à déverser sur le Yémen davantage de bombes que la coalition internationale n’en a fait pleuvoir pour venir à bout du groupe État islamique (EI) en Irak et en Syrie.

Pire, depuis le déclenchement des hostilités, et amère des revers militaires que la milice chiite houthie leur inflige sur le terrain, ces deux pays ont décidé de se « venger » en multipliant la destruction des infrastructures civiles. Routes, ponts, hôpitaux, écoles, bâtiments administratifs etc, c'est tout l'appareil institutionnel et social du pays qui est aujourd'hui en lambeaux.

Le palais présidentiel à Sanaa, frappé par un raid de la coalition menée par l’Arabie saoudite (AFP)

La situation atteint désormais un tel niveau critique que l'ONU a récemment alerté sur le fait que le Yémen risque de faire face à « la plus grande famine que le monde ait connu depuis plusieurs décennies ».

De leur côté, les organisations de défense des droits humains multiplient les enquêtes et les rapports détaillant l'ampleur des crimes contre l'humanité commis. Pour la population civile, la vie quotidienne a basculé dans un enfer.

En plus de la peur de voir sa vie fauchée par un bombardement aveugle ou d’être atteint du choléra qui a refait son apparition et qui fait des ravages chez les enfants, la peur d’être arrêté ou kidnappé pour être envoyé dans l’une des nombreuses prisons secrètes que les Émirats arabes unis ont installées dans les portions de territoires « libérés » ne fait qu’accentuer le climat d’insécurité.

La communauté internationale doit réagir

C'est dans ce contexte d'une guerre oubliée que la société civile internationale a décidé de réagir. Ces dernières heures, une campagne nommée « Yemen can’t wait » (Le Yémen ne peut plus attendre) a été lancée dans plusieurs pays occidentaux pour exiger des gouvernements une réaction à la hauteur des principes moraux dont ils se revendiquent.

Pour les initiateurs, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, ne peuvent continuer leur politique irresponsable de vente d'armes aux responsables d’une guerre dont le nombre de morts et blessés se comptent par dizaines de milliers et le bilan en termes de déplacés par millions.

Des Yéménites fuient une attaque aérienne à Sanaa lors de la campagne lancée par MBS (AFP)

Cette stratégie à court-terme est à la fois éthiquement indécente et politiquement dévastatrice pour la stabilité de la région et même du monde. En effet, en contribuant à l’effondrement du Yémen, les puissances occidentales ne vont faire qu’accentuer le marasme et le désespoir que ne manqueront pas d’exploiter les groupes radicaux auprès des franges les plus touchées de la population.

De même, dans un pays démuni de 30 millions d’âmes dont la population double tous les vingt ans, la perspective d’un avenir bloqué et le manque de moyens pour s’adapter au réchauffement climatique va certainement jeter des millions de personnes sur les routes de l’exil.

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Aux réfugiés de guerre qui se comptent par centaines de milliers risquent donc de se rajouter des millions de réfugiés climatiques. La conjonction de ces défis majeurs ne peut donc qu’alerter les puissants de ce monde pour qu’ils comprennent que la sécurité de tout le Moyen-Orient (et donc, de leur sécurité) passe aussi par le rétablissement d’un pays aux multiples richesses autrefois qualifié d’« Arabie heureuse ».

Sans cela, il y a malheureusement fort à parier que dans un avenir assez proche, les contrecoups de cette guerre d’un autre âge risquent de se faire sentir jusque dans les rues de leurs capitales.

- Nabil Ennasri est docteur en science politique et directeur de L'Observatoire du Qatar. Il est aussi l'auteur de L'énigme du Qatar (Armand Colin). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @NabilEnnasri

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Photo : Salem Abdullah Musabih, six ans, est allongé dans un service de soins intensifs dédié à la malnutrition à Hodeida, ville portuaire au bord de la Mer rouge, en octobre dernier (AFP).

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