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Après la purge de ses rivaux, Sissi est-il à l’abri des généraux ?

Sissi devrait étudier l’histoire des Cinq familles – les clans mafieux qui ont gouverné New York – pour comprendre que ce qu’il vient de faire à des factions rivales au sein de l’armée n’annonce pas une vie longue et paisible

Quelques jours avant qu’Ahmed Chafik n’annonce sa participation éphémère à la course à la présidence de l’Égypte, une réunion s’est tenue au Caire pour déterminer qui devait mener une campagne sérieuse pour déloger le président sortant Abdel Fattah al-Sissi.

Un certain nombre d’anciens généraux de l’armée et de personnalités de la société civile étaient présents, dont l’ancien chef d’état-major Sami Annan. Magdy Hatata, l’un des prédécesseurs d’Annan au poste de chef d’état-major des forces armées, ainsi qu’Ossama Askaar, ancien commandant de la 3e armée, y ont également assisté, a-t-on rapporté à Middle East Eye.

Lors de cette réunion, il était tout d’abord question de soutenir un candidat civil, mais les participants n’ont pas réussi à s’accorder sur un nom. Ils ont ensuite convenu de soutenir Chafik. Annan a gardé le silence. Lorsque la candidature de Chafik s’est effondrée (sa fille et lui ont été menacés d’être calomniés par le biais d’allégations de corruption), le groupe qui a participé à la réunion a décidé de soutenir Annan.

Annan a rapidement rassemblé un large éventail de partisans, dont le clan de personnalités politiques et du monde des affaires entourant l’ancien président Hosni Moubarak et son fils Gamal, ainsi que des figures de l’opposition égyptienne.

Les nerfs de Sissi ont également été mis à rude épreuve par une série de conversations divulguées, une fuite qu’il a attribuée à ses opposants au sein de la Direction générale du renseignement, le service de renseignement rival de l’organisme de renseignement militaire et la seule institution suffisamment puissante pour mettre sur écoute les téléphones portables du cercle intime du président.  

Le camp de Sissi a supposé à juste titre que les dissidents au sein de cette institution, qui avaient fait tout leur possible pour lui nuire, soutiendraient Annan. 

Tambour battant

Dimanche, Annan a commencé sa campagne tambour battant. Il a lancé une salve de roquettes en direction de la présidence de Sissi. Outre ses paroles, son choix de collaborateurs a également contribué à envoyer les messages souhaités.

L’un de ses principaux conseillers était Hisham Geneina, un ancien chef de l’autorité de contrôle des comptes publics qui, en 2016, a affirmé que la corruption d’État avait coûté au pays 76 milliards de dollars, soit environ le montant reçu par Sissi de trois États du Golfe depuis son coup d’État de 2013.

L’ancien président égyptien Mohamed Morsi (à droite) rencontre l’ancien ministre de la Défense Hussein Tantawi (au centre) et le chef d’état-major des forces armées à la retraite Sami Annan (à gauche) au palais présidentiel du Caire, le 14 août 2012 (AFP)

Son porte-parole était Hazim Hosni, professeur de sciences politiques spécialiste de « l’émancipation politique et économique ».

Mais les propos d’Annan étaient suffisamment provocateurs. Il a affirmé que les deux grands échecs de l’Égypte étaient l’eau et la terre – référence, d’une part, au litige grandissant avec l’Éthiopie et le Soudan au sujet du barrage de la Renaissance, près d’Asosa, qui menace le niveau des eaux du Nil, et, d’autre part, à la décision controversée d’offrir à l’Arabie saoudite Tiran et Sanafir, deux îles arides de la mer Rouge.

Annan et Chafik ont tous deux ramené la scission au sein de l’armée égyptienne sur le devant de la scène, de l’ombre à la lumière

Annan a appelé à l’ouverture politique, un message codé traduisant son intention de libérer les dizaines de milliers de prisonniers politiques que Sissi a jetés dans ses prisons. Il a répété le point de vue de Chafik en soutenant que l’armée était essentielle à l’Égypte mais qu’elle devait se retirer de la position qu’elle occupe aujourd’hui dans la politique et l’économie.

Hosni, le porte-parole d’Annan, a été invité à plusieurs reprises à nier les affirmations selon lesquelles Annan se présentait avec le soutien de l’organisation interdite des Frères musulmans. C’est précisément ce que l’intéressé a refusé de faire. « Lorsque vous mettez votre bulletin dans l’urne, vous ne déclarez pas si vous êtes membre des Frères musulmans, a-t-il répondu. Tant qu’il y a des personnes en droit de voter, celles-ci sont les bienvenues. »

Hosni a répété qu’il y avait « une grande injustice au sujet des personnes qui ont été envoyées en prison ».

Annan est entré dans la mêlée les yeux grand ouverts. Hosni a prédit que « des os [seraient] brisés », sans mesurer, peut-on imaginer, à quelle vitesse le squelette de la campagne d’Annan allait être broyé.

Manifestement ébranlé, Sissi a déclaré qu’il ne laisserait pas « des corrompus se rapprocher du siège de la présidence ». Ce mardi, Annan a été arrêté par le haut commandement de l’armée pour « incitation » à la discorde.

Un porte-parole de l’armée a affirmé qu’Annan avait falsifié des documents officiels indiquant que son service militaire avait pris fin et qu’il serait jugé par un tribunal militaire pour « une violation grave des lois du service militaire ».

Mahmoud Refaat, avocat et porte-parole de la campagne présidentielle d’Annan, a déclaré à MEE qu’il estimait que la vie d’Annan était menacée.

Une armée divisée

La campagne d’Annan n’a duré que trois jours. Mais quoi qu’il arrive à présent – et il est fort à parier que Sissi emploiera autant de force qu’il le faudra pour écraser la dissidence et être élu pour un second mandat de président –, les brèves apparitions de Chafik et Annan dans cette pièce de théâtre pourraient avoir un effet durable.

Annan et Chafik ont tous deux ramené la scission au sein de l’armée égyptienne sur le devant de la scène, de l’ombre à la lumière.

L’armée égyptienne, cet État à l’intérieur de l’État, ce léviathan dont les tentacules s’étendent à tous les domaines de l’économie et de la vie politique du pays, est ouvertement divisée. Fini l’équilibre des forces qui a soutenu le coup d’État de Sissi en 2013 et sa candidature un an plus tard.

Sami Annan (3e en partant de la gauche), alors chef d’état-major des forces armées égyptiennes, assiste à la messe de minuit du Noël copte dans la cathédrale d’Abbassia, au Caire, le 6 janvier 2012 (AFP)

Il ne reste désormais que Sissi, jouissant du pouvoir absolu conféré par les services de renseignement militaire et d’une liste croissante de victimes, dont font maintenant partie de puissants anciens généraux de l’armée. L’opposition originelle, les islamistes et les laïcs de la place Tahrir sont relégués au second plan en comparaison avec le pouvoir qu’exerçaient ces généraux à présent dépossédés.

Sissi devrait étudier l’histoire des Cinq familles – les clans mafieux qui ont gouverné New York – pour comprendre que ce qu’il vient de faire à des factions rivales au sein de l’armée n’annonce pas une vie longue et paisible, même lorsqu’il aura pris sa retraite. 

Des origines modestes

Pour comprendre cela, revenons quelques années en arrière, à l’époque où Sissi était un officier militaire inconnu qui désirait impressionner ses patrons. Après le coup d’État de 2013, Sissi a accordé une longue interview au journaliste égyptien Yasser Rizq, en présence de son directeur de cabinet Abbas Kamel. L’interview a été enregistrée et des extraits ont été divulgués depuis.

Lors de cet entretien, Sissi a raconté comment il avait été présenté au Don, l’homme le plus puissant de l’armée, commandant en chef des forces armées égyptiennes et président du Conseil suprême des forces armées (CSFA) : Mohammed Hussein Tantawi.

Sissi a indiqué au journaliste : « Lorsqu’Abbas m’a présenté [à lui], il a dit que j’étais son fils et que j’étais une partie de lui [...] Cette nuit-là, nous étions au Conseil suprême à al-Ittihadiya [le palais présidentiel]. Le maréchal Tantawi est un homme au caractère extrêmement discret. Tellement discret, je veux dire. J’ai vu le maréchal Tantawi me dire : "Montez avec moi dans la voiture, j’ai besoin de vous." C’était du jamais-vu. Je lui ai répondu : "Oui, Monsieur." Alors que nous partions, je lui ai demandé : "Où allons-nous, Monsieur ?" Il m’a répondu : "Nous allons au refuge." Ça aussi, c’était du jamais-vu. »

L’interview révèle le rôle de patron vis-à-vis de Sissi endossé par Kamel, qui corrigeait ses réponses et dirigeait le journaliste quant à la manière de mener l’entretien.

Ce dernier a demandé à Sissi qui était son modèle. « Quelle est la personnalité qui vous a influencé en tant que modèle militaire de premier plan, que ce soit dans le monde ou en Égypte ? » Sissi a hésité, mais Abbas a répondu à sa place : « Hitler. »

Sissi était-il impressionné par Tantawi ? Selon le présentateur de télévision Mustafa Bakri, un proche de Tantawi qui a écrit plusieurs livres sur l’armée et un autre sur Sissi, Sissi était le choix de Tantawi. Bakri affirme que Tantawi a adoubé Sissi comme son fils. 

Bakri a cependant changé sa version des événements à plusieurs reprises pour s’adapter à l’atmosphère dominante. 

À l’époque, les assistants de l’alors président Mohamed Morsi ont décrit une scène dans le palais présidentiel durant laquelle Tantawi, alors ministre de la Défense, a été limogé suite à une attaque contre les troupes égyptiennes dans le Sinaï. Sissi se trouvait dans une autre pièce, et lorsqu’il a été nommé à son tour, ses mains tremblaient.

Le retour de Tantawi ?

L’anecdote dépeint Morsi comme le faiseur de rois et Tantawi comme sa victime humiliée, mais nous connaissons à présent les énormes failles de ce témoignage.

Tantawi a certes soutenu la candidature de Sissi aux élections présidentielles de 2014, dans la mesure où il a interdit à Annan de se présenter. Nous savons aussi que Tantawi et Sissi se sont brouillés deux ans plus tard. 

En novembre 2016, à la surprise de tous, Tantawi est apparu sur la place Tahrir, berceau de la révolution égyptienne de 2011, se livrant à une conférence de presse impromptue devant un groupe de partisans. Il a déclaré que les Frères musulmans emprisonnés ne seraient pas exécutés.

Il a minimisé la probabilité d’une candidature d’Annan, laissant entendre dans le même temps que lui-même, Tantawi, parrain de l’armée et père de la nation, était là pour sauver l’Égypte. 

« Sami Annan est chez lui […] il a vieilli de toute façon », a déclaré Tantawi aux journalistes. Ne vous inquiétez pas. Dieu ne vous laissera pas seuls. » Suite à ces paroles, le fan club mobile de Tantawi s’est mis à scander des slogans tels que « La police, l’armée et le peuple sont unis », « Longue vie à l’Égypte » et « À bas les traîtres ».

Cette performance n’a pas été du goût du palais présidentiel ; Sissi a alors donné l’ordre au réseau de présentateurs de télévision de Kamel de passer à l’attaque.

C’était il y a un peu plus d’un an. Sissi a procédé à trois remaniements au sein de l’armée lorsqu’il était encore ministre de la Défense. Nasser al-Assai a été remplacé à la tête de la 2e armée, tout comme Askaar à la direction de la 3e armée.

L’actuel ministre de la Défense, Sedki Sobhi, est toujours en place, protégé par une Constitution instaurée pour empêcher toute contestation à l’encontre de Sissi lorsqu’il occupait le poste. Sissi devra de nouveau modifier la Constitution pour se débarrasser de Sobhi.

Selon des sources qui se sont adressées à Middle East Eye, Tantawi soutenait cette fois-ci Annan, l’homme dont il avait auparavant empêché la candidature.

Les questions cruciales qui doivent être posées aujourd’hui sont les suivantes : Sissi a-t-il purgé l’armée de suffisamment de généraux pour pouvoir compter sur sa loyauté inconditionnelle ? La déclaration de l’armée inculpant Annan semble donner cette impression.

Que reste-t-il de l’ancienne base de pouvoir de Tantawi ? Est-il toujours tapi dans l’ombre, telle une bête blessée mais incontestablement dangereuse ?

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (au centre), le ministre de la Défense Sedki Sobhi (à gauche) et le chef d’état-major Mahmoud Hegazy écoutent l’hymne national égyptien lors de leur visite sur la tombe de l’ancien président égyptien Sadate et au mémorial du Soldat inconnu, au Caire, à l’occasion des célébrations du 43e anniversaire de la victoire lors de la guerre israélo-arabe de 1973 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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