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Comment les ventes d’armes russes entretiennent les divisions dans le Golfe

La vente de missiles aux Qataris n’est pas seulement une bonne affaire pour les Russes : elle leur permet aussi de s’immiscer dans les politiques conflictuelles et fragmentées des États du Golfe

Le système russe S-400 SAM (missile surface-air) a été qualifié d’« incomparable » par les experts militaires, l’un d’entre eux allant même jusqu’à le consacrer« système de missiles de défense aérienne de longue portée le plus performant et le plus meurtrier de la planète ». 

Surnommé le Growler, ce système d’armes mobile, dont la portée peut atteindre jusqu’à 400 kilomètres, peut engager pratiquement n’importe quelle cible aérienne – des missiles balistiques aux avions de chasse furtifs en passant par les drones (véhicules aériens sans pilote). C'est tout simplement le meilleur. Le système Patriot américain, dont on fait si grand cas, ne lui arrive pas à la cheville.

La Turquie est un membre clé de l’OTAN et l’idée qu’elle tende la main aux Russes fait enrager les politiques américains

Pas étonnant, par conséquent, que les Russes trouvent facilement des acheteurs, dont la Turquie. Les Turcs viennent de signer un accord de 2,5 milliards de dollars, au grand dam des États-Unis. La Turquie est un membre clé de l’OTAN et l’idée qu’elle tende la main aux Russes fait enrager les politiques américains, à tel point que le Sénat envisage de faire capoter cet accord pour vendre 100 avions de combat F-35 aux Turcs – proposition assortie d’une menace de sanctions.

Les menaces américaines laissent les Turcs de marbre : « La méthode ‘’Je vous imposerai des sanctions si vous achetez aux Russes’’ n’impressionne pas la Turquie. Jamais la Turquie n’entrera dans ce jeu », a rétorqué le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu. Et il a balayé les insistances du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, en faisant brusquement remarquer : « Les négociations sur le S-400 sont terminées. C’est marché conclu ».

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Parmi les clients moyen-orientaux amateurs du S-400 : l’Égypte, l’Irak et la Syrie, où la guerre civile en cours s’avère être un théâtre de combat idéal pour faire valoir les capacités et nombreuses vertus du Growler. Les Saoudiens comptent parmi les clients les plus intéressés par ce qu’ils ont vu. On les comprend, vu les tensions croissantes entre Téhéran et Riyad, en concurrence pour obtenir l’hégémonie sur la région.

En octobre l’année dernière, lors d’une visite du roi Salmane à Moscou, fut signé un protocole d’accord pour l’achat d’un bon nombre de systèmes d’armement, dont le S-400 – assorti d’un transfert de technologies permettant le futur développement d’une industrie saoudienne de défense. 

Le secrétaire américain à la Défense James Mattis et le vice-prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed ben Salmane après leur rencontre à Riyad le 19 avril 2017 (AFP)

C’est un élément essentiel de la refonte de l’économie saoudienne, Vision 2030, pilotée par le fils du roi, le prince héritier Mohammed ben Salmane.

Les Américains s’étaient abstenus de tout commentaire officiel à l’époque, peut-être parce qu’ils avaient déjà succombé au charme de l’énorme contrat annoncé lors de la visite du président Donald Trump à Riyad, en mai 2017. Cet accord – Trump en souriait d’aise – se chiffrerait à 350 milliards de dollars sur dix ans, pour le plus grand bien de l’industrie de défense américaine.

Querelle qatari-saoudienne

Pendant ce temps-là, les Russes n’en avaient pas fini de vendre des S-400 au Moyen-Orient. Suivaient les Qataris, qui annoncèrent fin janvier, par l’intermédiaire de leur ambassadeur à Moscou, être en passe de finaliser un accord pour l’achat de ce même système. S’adressant à Tass (l’agence russe) l’ambassadeur Fahad ben Mohammed al-Attiyah a déclaré : « Les négociations sur le sujet en sont à un stade avancé ».

Il n’en fallait pas plus pour exaspérer les Saoudiens, qui s’enferrent depuis plus d’un an dans une concurrence acharnée avec le Qatar. En juin l’an dernier, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn et Égypte lui ont imposé un blocus terrestre, aérien et maritime, exigeant que le Qatar réaffirme son soutien aux Frères musulmans, ferme la chaîne Al Jazeera et renonce à faire cavalier seul en politique étrangère.

Le président russe a, l’an dernier signé, un protocole d’accord pour la vente du S-400 à l’Arabie saoudite – mais le Qatar est également prêt à se porter acquéreur (Reuters)
Les Qataris se sont montrés à la fois provocateurs et tenaces. Leur économie a totalement contourné le blocus, et dans les guerres de propagande qui font rage entre les deux camps, ils surclassent presque toujours Saoudiens et Émiratis, principaux protagonistes du quartet autoproclamé.

Le 1er juin, le quotidien français Le Monde a rapporté avoir eu connaissance d’une lettre envoyée par le roi Salmane au président Emmanuel Macron, où il sollicitait son soutien et lui suggérait de faire pression sur la Russie pour l’empêcher de conclure la vente du S-400 au Qatar. Selon Le Monde, le roi y exprimait sa « profonde inquiétude ». Cette lettre était assortie d’une menace d’engager, en cas de vente, une action militaire contre le Qatar.

« Le Qatar va prendre cette affaire-là comme nous avons traité ce blocus illégal, nous solliciterons tous les forums internationaux pour faire en sorte qu’un tel comportement ne se reproduise plus »

- Mohammed ben Abdulrahman al-Thani, ministre qatari des Affaires étrangères

Pendant la poursuite du blocus, les Qataris se sont pour leur part livrés à une débauche de dépenses d’armement, dont un accord avec les États-Unis, annoncé en mars, aux termes duquel ils investiront près de 200 millions de dollars dans la modernisation de leur système de défense antimissile existant. On voit donc mal pourquoi cet accord sur le S-400 leur attire particulièrement les foudres saoudiennes.

Silence diplomatique

Le ministre qatari des affaires étrangères, Mohammed ben Abdulrahman al-Thani, a déclaré que les tentatives saoudiennes de bloquer l’accord constituaient une atteinte à la souveraineté de son pays et fait observer que l’Arabie saoudite ne se sentait en rien menacée par le Qatar. Lors d’un entretien sur Al Jazeera, al-Thani a fait ce commentaire : « Le Qatar va prendre cette affaire-là comme nous avons traité ce blocus illégal, nous solliciterons tous les forums internationaux pour faire en sorte qu’un tel comportement ne se reproduise plus ».

Quoi qu’il en soit, Macron tient visiblement à se démarquer de toute implication. D’autres suppliques adressées à Washington et à Londres se sont heurtées à un silence diplomatique similaire. Les Saoudiens ont adopté une étrange tactique : ils cherchent à amener d’autres pays à faire pression sur les Russes. Pourquoi ne pas aller les voir et s’en charger eux-mêmes directement ?

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Peut-être est-ce précisément ce qu’ont fait les Saoudiens et qu’ils ont menacé de « tuer » l’accord. Si tel est le cas, les Russes n’ont guère été effrayés, visiblement. Ils savent que les Saoudiens ont besoin du S-400 pour parer la menace iranienne. C’est d’autant plus vrai maintenant que Trump a saboté l’accord qui empêchait l’Iran d’acquérir des armes nucléaires. 

Vendre aux Qataris revient à introduire le loup dans la bergerie. Ce n’est pas seulement une bonne affaire pour les Russes ; cela leur permet aussi de s'immiscer dans la politique conflictuelle et fragmentée des États du Golfe. 

Des soldats russes montent la garde dans une rue de Deir ez-Zzor, dans l'est de la Syrie, en septembre 2017 (AFP)

En contribuant à maintenir la guerre du Golfe à un niveau élevé, le président russe Vladimir Poutine accroît encore plus son influence sur l’Iran. Jusqu’à présent, les Iraniens sont les seuls gagnants de cette confrontation. Sans même avoir eu à lever le petit doigt, ils ont suivi avec intérêt la scission du Conseil de coopération du Golfe (CCG), alors que cet organe devrait, entre autres, faire office d’alliance militaire contre les menaces extérieures. Avantage à Poutine, une fois de plus.

On oublierait presque que les armes les plus sophistiquées, et les plus coûteuses, actuellement sur le marché, se déversent à un rythme sans précédent dans une région qui donne tous les signes de se diriger vers une guerre majeure

Poutine a sauvé le président syrien Bachar al-Assad d’une défaite certaine, tout en soutenant l’intervention et les ambitions de l’Iran en Syrie. Parallèlement, il a réussi à vendre pour des milliards de dollars d’armes à ses ennemis du Golfe. Ce faisant, il a considérablement renforcé la présence russe dans la région. La vente du S-400 au Qatar est la cerise sur le gâteau, un coup de génie, car il conserve ainsi son pouvoir de diviser pour régner.

Au milieu de ces subtiles tractations et marchandages pesant plusieurs milliards de dollars, on oublierait presque que les armes les plus sophistiquées, et les plus coûteuses, actuellement sur le marché, se déversent à un rythme sans précédent dans une région qui donne tous les signes de se diriger vers une guerre majeure, aux conséquences mondiales.

- Bill Law est un analyste du Moyen-Orient et un spécialiste des pays du Golfe. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @billaw49.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : sur cette photo d’archives, prise près de Moscou le 22 août 2017, est exposé le S-400, système russe de lancement de missiles antiaériens (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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