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Comment ne pas écrire sur Beyrouth

Alors que chaque nouveau lot d’articles positifs sur Beyrouth prétend détruire des notions préconçues sur la capitale libanaise, de nombreuses autres notions devant être détruites sont créées dans le même temps

Pour les journalistes, les auteurs de guides touristiques et tous ceux qui cherchent à se faire de l’argent sur le dos du cliché orientaliste, la capitale libanaise Beyrouth – excusez-moi, le « Paris du Moyen-Orient » de jadis –, est le lieu idéal.

Il y a beaucoup d’observations socioculturelles plus raffinées à faire au-delà des éloges habituellement réservés à Beyrouth, que l’on décrit comme un point de rencontre magique entre l’Orient et l’Occident, un phénix qui renaît de ses cendres ou encore une oasis progressiste de cosmopolitisme dans une région oppressive et conflictuelle.

Le but de ces programmes promotionnels exubérants est de vendre un service : l’opportunité de se sentir cool et avant-gardiste tout en s’engageant dans une démesure matérialiste et une consommation exagérée vendue sous le nom de « joie de vivre » libanaise

Le New York Post nous informe que Beyrouth est « une ville où des femmes en talons se trémoussent sur les tables ». Pour le Telegraph, c’est un endroit où « des filles maigres en mini-short et tops courts tournoient [...] au son de rythmes sourds, versant des bouteilles de vodka dans la bouche d’hommes torse-nu qui dansent à côté d’elles ».

VICE, dans sa quête typiquement obsessive de non-perspicacité sensationnelle, rend compte de l’existence époustouflante de bars beyrouthins qui « proposent des beuveries approvisionnées en coke à quelques pas du quartier général du Hezbollah », tandis que le New York Times soulève une fois de plus la question des chaussures féminines : « Des femmes en sac à main Louis Vuitton doivent sans cesse retirer leurs talons aiguilles des interstices entre les planches » de la promenade de la baie de Zaitunay, le « terrain de jeu de luxe » de la ville.

Peu importe que le fait de se trémousser sur les tables et les autres activités de ce genre ne soient pas une option pour de nombreux Libanais de diverses confessions religieuses, en plus d’être financièrement prohibitif dans un pays où le taux de pauvreté dans certaines régions dépasse les 60 %.

D’une bulle à l’autre

Mais l’objectif du déluge continu d’articles occidentaux extatiques au sujet de Beyrouth n’est pas de tenter de véhiculer la réalité humaine. Cela apparaît très clairement, entre autres, à travers les conseils éhontés du Telegraph aux voyageurs en visite au Liban, leur suggérant d’« adhérer temporairement à un des clubs de plage – qui seront beaucoup plus propres que la plage publique et beaucoup mieux surveillés ».

Ajoutez à ce panorama le problème persistant de la discrimination et de la persécution des réfugiés, et Beyrouth commence à s’éloigner légèrement de l’image de lieu le plus hype de toute la planète

Après tout, on ne peut pas vivre un vrai safari oriental enchanteur si on nous fait voir ceux qui n’appartiennent pas aux élites.

Le but de ces programmes promotionnels exubérants est plutôt de vendre un service : l’opportunité de se sentir cool et avant-gardiste tout en s’engageant dans une démesure matérialiste et une consommation exagérée vendue sous le nom de « joie de vivre » libanaise.

En effet, même les bars et les autres institutions qui composent la « scène bohème » tant vantée de Beyrouth sont souvent aussi gourmands pour le porte-monnaie que les institutions de la scène éhontément capitaliste.

Dans un reportage de mai 2017 pour GQ Magazine intitulé « Comment faire la fête à Beyrouth comme si c’était votre dernière nuit sur Terre », l’auteur, Nick Marino, conseille de fréquenter la boite de nuit souterraine B018 – où le prix d’un simple demi de bière s’avère être l’équivalent de plusieurs jours de salaire pour les nombreux réfugiés syriens employés dans le secteur agricole libanais.

Des travailleurs syriens préparent des travaux de palissage dans une ferme du village de Sardah, dans le sud du Liban, en décembre 2013 (AFP)

Cela ne veut pas dire, évidemment, que l’on doit toujours calculer et défendre l’idée de dépenser en fonction des revenus des réfugiés syriens ; il s’agit plutôt de suggérer que, dans un pays où les réfugiés syriens et palestiniens constituent plus d’un tiers de la population et où de nombreux Libanais sont pauvres, il est quelque peu désagréable de composer des odes aux dépenses inutiles.

Pendant ce temps, le thème de la fête et du consumérisme libanais que tant d’observateurs occidentaux infligent consciencieusement à leurs publics respectifs joue un rôle orientaliste important : Beyrouth est peut-être « exotique » et différente à sa façon, mais elle est aussi suffisamment « comme nous » pour en faire un espace sûr pour ceux qui souhaitent voyager sans risquer de connaître une altération fondamentale de leur vision du monde.

De façon prévisible, beaucoup de ces articles consacrent au moins quelques lignes à l’objectif de détromper les lecteurs qui effectuent traditionnellement des associations entre Beyrouth et la guerre, les bombardements et les otages enchaînés à des radiateurs.

Aujourd’hui, on nous explique que les véritables dangers d’un voyage au Liban sont de l’ordre d’« une taille enrobée et [d’]une sale gueule de bois » ou d’une mésaventure vécue par Nick Marino, dont « le chauffeur d’Uber n’arrivait pas à comprendre son GPS ».

Ce qui n’est pas au programme

L’assainissement du paysage libanais, présenté comme un paradis cosmopolite, occulte néanmoins de nombreux aspects malsains. Parmi les aspects les plus évidents, on peut citer la crise des ordures continue qui, en raison de la corruption et de l’inertie politiques, inonde des zones du pays de déchets et des risques sanitaires associés.

Et ce n’est qu’un des moyens par lesquels la vie de l’habitant libanais moyen a été rendue physiquement et émotionnellement difficile par l’élite dirigeante, qui exploite le sectarisme comme un moyen de maintenir sa propre emprise lucrative sur le pouvoir.

Une manifestante libanaise bloque la police antiémeute lors d’une manifestation contre la décision du gouvernement d’augmenter les impôts pour couvrir une augmentation du salaire des enseignants et d’autres fonctionnaires, à Beyrouth, en mars 2017 (AFP)

Les services sont rares et on sait que certaines zones du pays ne reçoivent que deux heures d’électricité par jour de la part du gouvernement. À Beyrouth, les besoins en capital privé ont constamment la priorité sur l’environnement et la préservation de l’espace, alors que le rythme effréné des constructions a entraîné une pénurie quasi totale d’espace public.

À LIRE : À Beyrouth, comment se réapproprier la ville ?

La destruction de la dernière plage publique de la ville est actuellement en cours. Mais bon, de toute façon, les gens qui y allaient ne valaient pas la peine d’être vus.

Ajoutez à ce panorama le problème persistant de la discrimination et de la persécution des réfugiés – sans oublier le système d’esclavage révisé auquel de nombreux travailleurs domestiques sont soumis – et Beyrouth commence à s’éloigner légèrement de l’image de lieu le plus hype de toute la planète.

Un conte de deux villes

En plus d’applaudir une structure d’oppression économique et d’inégalité, les pèlerins occidentaux venant à Beyrouth peuvent aussi contribuer à perpétuer un conte de deux villes : la vraie Beyrouth et la banlieue sud de Beyrouth – Dahieh – décrite affectueusement dans la presse traditionnelle comme un « bastion du Hezbollah ».

Chez VICE, nous avons droit à la juxtaposition susmentionnée entre un « quartier général du Hezbollah » (pas bien) et des bars à beuverie alimentés en coke (bien).

Les habitants qui ont perdu leur foyer ou des membres de leur famille avaient des préoccupations un peu plus pressantes qu’une gueule de bois ou des talons hauts coincés dans les planches d’une promenade de luxe

Dans une article publié en 2016 dans le T Magazine du New York Times, intitulé « La magie éternelle de Beyrouth », Michael Specter se vante de n’avoir respecté aucune des précautions de sécurité prescrites par le département d’État américain pour le Liban, parce que « la ville que j’ai visitée était paisible, même sereine [...] Le bruit le plus fort provenait habituellement des boîtes de nuit les plus dynamiques ».

Il déclare cependant que « certaines parties de Beyrouth sont clairement dangereuses ; mais les touristes ne traînent généralement pas en territoire contrôlé par le Hezbollah ».

J’ai moi-même « traîné » à Dahieh plusieurs fois au fil des années – la première fois peu de temps après la guerre de 2006, lorsque la « sécurité » du territoire avait été compromise par la décision prise par Israël de pulvériser un large éventail d’immeubles résidentiels et d’autres édifices (le tout, bien évidemment, avec le soutien de mon propre pays, les États-Unis).

Un couple libanais court dans la rue devant un pont bombardé suite à des frappes aériennes lancées à l’aube par Israël à Dahieh, en juillet 2006 (AFP)

Sans surprise, les habitants de la zone qui avaient perdu leur foyer ou des membres de leur famille avaient des préoccupations un peu plus pressantes qu’une gueule de bois ou des talons hauts coincés dans les planches d’une promenade de luxe.

Aujourd’hui, alors que chaque nouveau lot d’articles positifs sur Beyrouth prétend détruire des notions préconçues sur la capitale libanaise, de nombreuses autres notions devant être détruites sont créées dans le même temps.

Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une mannequin danse dans une boîte de nuit après un défilé de mode à Beyrouth, en mai 2010 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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