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Crise libyenne : la diplomatie algérienne grippée

Bien que séduisante, la démarche inclusive d’Alger, qui consiste à intégrer les islamistes, fait face à l’opposition des autres acteurs du conflit et demeure tributaire d’un président malade

À défaut d’une solution interne, la crise libyenne aurait pu trouver une issue parrainée par son voisin de l’est, l’Égypte, et ses deux voisins de l’ouest, l’Algérie et la Tunisie. À condition que ces partenaires puissent parvenir à une vision consensuelle, susceptible de convaincre les grandes puissances, dont l’influence reste primordiale, et d’entraîner les principales forces agissant sur le terrain.

La réunion qui a regroupé lundi 19 février à Tunis les ministres des affaires étrangères de Tunisie et d’Égypte, Khemaies Jhinaoui et Sameh Chokri, ainsi qu’Abdelkader Messahel, ministre algérien chargé des affaires maghrébines et de la Ligue arabe, aurait pu constituer un moment clé de cette démarche.

Après une guerre civile, des élections, un épisode Daech, une feuille de route qui piétine depuis les accords de Skhirat de décembre 2015 et une stabilisation du niveau de violence par le bas, la situation paraissait mûre pour amorcer un virage décisif. Mais c’était sans compter sur les agendas divergents, voire contradictoires, des uns et des autres, sur lesquels se greffe une vision irréconciliable du rôle que peuvent avoir les islamistes dans la future Libye.

Interférences à l’ouest

Les agendas d’abord. Pour la Tunisie, maillon le plus vulnérable de la région, la crise libyenne est non seulement une source réelle de déstabilisation, elle constitue également un manque à gagner important. En plus de la main d’œuvre tunisienne susceptible de trouver des débouchés sur le marché du travail libyen, la mobilisation des moyens de sécurité et la chute des échanges commerciaux avec la Libye constituent un handicap pour une économie tunisienne déjà sérieusement amoindrie par la baisse de l’activité touristique.

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Pour l’Algérie, la crise libyenne présente deux inconvénients majeurs. Elle la prive d’un allié traditionnel et ouvre un vaste terrain de déstabilisation qui va jusqu’au Sahel. Une balle tirée en Libye, une arme volée à Benghazi, une recrue djihadiste à Syrte, peuvent avoir des répercussions aussi bien au nord du Nigeria qu’au Tchad et en Mauritanie, sans parler du Mali. Ceci implique que l’Algérie doit mettre en place un dispositif sécuritaire lourd et coûteux, qui fait du pays le premier importateur d’armes d’Afrique, alors que les résultats ne sont jamais complètement assurés.

Un maréchal en cache un autre

Quant à l’Égypte, malgré le drame qu’a constitué l’assassinat de ses 21 ressortissants chrétiens par Daech en février 2015, elle a subi avec moins de dégâts la crise libyenne. Traditionnellement plutôt tourné vers l’est, ce pays subit le contrecoup économique de la débâcle libyenne mais reste concentré sur son propre agenda : une guerre totale contre les islamistes. L’organisation des Frères musulmans y a été classée « terroriste » et une guerre sans merci est déclarée à tout ce qui s’apparente à l’islamisme politique.

Les Occidentaux sont obligés de se tourner vers l’Algérie, qui prône une démarche « inclusive », avec une solution impliquant tous les partenaires, y compris les islamistes

Le maréchal Sissi a fini par exporter sa vision sur le théâtre libyen. Pour lui, il est hors de question d’inclure les islamistes libyens dans une solution. Sa préférence va à la restauration de l’ordre par la force brutale, grâce à un autre maréchal disponible sur le marché libyen, Khalifa Haftar.

Cantonné dans l’est, où siège le parlement de Tobrouk, Haftar bénéficie d’une certaine confusion pour se présenter à la fois comme le porte-parole de cette région et celui du parlement qui s’oppose au Premier ministre Fayez el-Sarraj. Il en a tiré profit pour réaliser trois opérations majeures : conquérir du terrain, pour améliorer ses atouts dans une négociation future ; éliminer Daech de la région de Syrte, ce qui lui donne une légitimité de combat ; et prendre le contrôle des installations d’exportation du pétrole, un atout décisif en période de crise.

Haftar, l’homme de la Russie, des Etats-Unis… et de l’Europe

La méthode Haftar, basée sur une approche purement militaire, peut paraître séduisante, en donnant des résultats immédiats sur le terrain. Elle bénéficie, en plus, de plusieurs facteurs externes qui en font le choix du moment.

Elle est en effet dans la ligne que préconisent les deux grandes puissances, États-Unis et Russie. Le nouveau président américain Donald Trump a affiché sa préférence pour des régimes qui peuvent contrôler leur territoire, y compris par la force brutale. Pendant sa campagne électorale, il a publiquement affirmé préférer le régime Kadhafi ou celui de Saddam Hussein au chaos actuel en Libye et en Irak.

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Vladimir Poutine a, lui aussi, montré qu’il préférait cette méthode, dans le Caucase comme en Syrie, quand il s’agit de faire face à un péril imminent. Ce n’est donc pas une surprise de voir le maréchal Haftar accueilli comme un invité prestigieux à bord du porte-avions russe Amiral Kouznetsov à la mi-janvier, lui qui a passé une longue période d’exil aux États-Unis et était, à ce titre, considéré comme l’homme des Américains.

L'appui, plus discret, de l’Europe, est également acquis au maréchal Haftar

Autre appui, plus discret, celui de l’Europe, également acquis au maréchal Haftar. Affolée par le flux d’immigrés, l’Europe s’est retrouvée face à une situation qui la déborde et qui provoque des remous politiques majeurs, dont une montée inquiétante des droites extrêmes. L’Europe veut endiguer ces flots de migrants en imposant deux verrous, l’un à l’est, en Turquie, l’autre au sud, en Libye. Elle est donc prête à faire avec celui qui sera en mesure de parer à ce qui lui apparaît comme une urgence, quitte à fermer les yeux sur la manière dont il va accéder au pouvoir et sur sa façon de diriger la Libye.

La force brutale ne suffira pas

Le maréchal Haftar s’est donc engagé dans une sorte de course de vitesse, prenant de court le gouvernement de Fayez el-Sarraj, mais court-circuitant aussi la démarche algérienne, plus élaborée, plus construite, mais lente à donner des résultats concrets.

Pour une Amérique qui veut s’occuper d’autres dossiers majeurs, pour une France confrontée au péril de l’extrême droite, pour une Russie qui peut se targuer d’avoir imposé sa vision en Syrie, le choix semble fait : on laisse faire le maréchal Haftar, on l’accompagne, on l’appuie si nécessaire, en attendant de voir les résultats. Ce qui débouche sur une situation apparemment inattendue : Haftar apparaît comme l’homme des Russes et des Américains à la fois.

S’il est facile de se débarrasser d’un régime en envoyant des troupes, il est par contre très difficile de trouver une alternative crédible

Ce choix ne condamne pas pour autant les efforts laborieux du duo algérien Lamamra-Messahel, soutenu par la Tunisie. Car l’expérience de l’Irak, de la Libye et, dans une certaine mesure, de la Syrie ont montré une évidence : s’il est facile de se débarrasser d’un régime en envoyant des troupes, il est par contre très difficile de trouver une alternative crédible. Le maréchal Haftar pourrait mener une grande campagne militaire victorieuse s’il recevait aide et appui de l’extérieur, mais il n’offre aucune garantie sur le long terme. Le cas Nouri al-Maliki en Irak est un modèle du genre. Établir un pouvoir légitime en mesure d’assurer la stabilité sur le long terme relève d’une démarche et d’une méthode autrement plus complexes.

Et c’est là que les Occidentaux sont obligés de se tourner vers l’Algérie, qui prône une démarche « inclusive », avec une solution impliquant tous les partenaires, y compris les islamistes, à l’exception de ceux considérés comme terroristes. Sur ce terrain, l’Algérie, tout comme l’Égypte, s’inspire de sa politique intérieure, mais pour faire un choix opposé à celui du Caire. Alors que le maréchal Sissi considère les Frères musulmans comme des terroristes, et les pourchasse, le président Bouteflika les a encouragés à participer à la vie politique. Intégrés dans le jeu politique et dans les institutions, ils deviennent un acteur visible, donc contrôlable.

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L’Algérie est allée plus loin. Le pouvoir a « conseillé » à des partis islamistes issus des Frères musulmans de se réunifier, de l’aveu même de l’islamiste Abdelmadjid Menasra, dont le Front du changement vient de réintégrer le Mouvement de la société pour la paix (MSP), avec lequel il fera liste commune lors des législatives de mai prochain. L’Algérie a aussi accordé au Tunisien Rached Ghannouchi, considéré comme un islamiste « responsable », un rôle de conciliateur dans la solution de la crise libyenne, ce qui agace fortement certains cercles diplomatiques et constitue une ligne de rupture pour les maréchaux Haftar et Sissi.

Paralysie au sommet de l’État algérien

Pourtant, en public, tous les acteurs externes de la crise libyenne affichent leur soutien à une démarche « inclusive », même quand ils agissent de manière totalement différente sur le terrain. Comment concilier les deux ?

Handicap majeur de la démarche algérienne : l’état de santé du président Bouteflika ne permet pas de mener des opérations complexes avec la souplesse, la diligence et l’efficacité requises

La « déclaration de Tunis », adoptée à l’issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères de Tunisie, d’Égypte et d’Algérie les 19 et 20 février, a tenté d’y répondre. Dans les termes comme dans l’esprit, la déclaration reprend largement la conception algérienne de la solution à la crise libyenne. Mais sur le fond, elle ne règle rien. Elle se contente d’un énoncé de principes, que les Égyptiens contournent sur le terrain. Ce n’est pas leur ministre des Affaires étrangères qui gère réellement le dossier, mais leur chef d’état-major de l’armée.

Comble de l’ironie, les trois ministres des Affaires étrangères ont indiqué que la déclaration de Tunis serait soumise à un sommet tripartite, programmé pour le 1er mars. Au même moment, la présidence de la République algérienne annonçait que la visite de la chancelière allemande Angela Merkel à Alger, prévue lundi 20 février, était annulée, le président Abdelaziz Bouteflika étant souffrant. Comment organiser un sommet, qui pourrait être décisif, quand l’un des acteurs est défaillant ?

Ce dernier point montre un handicap majeur de la démarche algérienne : l’état de santé du président Bouteflika ne permet pas de mener des opérations complexes avec la souplesse, la diligence et l’efficacité requises. On peut avoir un projet très séduisant, encore faut-il que le dispositif chargé de le mener ne soit pas paralysé au sommet, et que la solution préconisée ne soit pas tributaire d’une simple grippe.

- Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l'hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : la méthode purement militaire du général Haftar a le soutien des États-Unis et de la Russie (AFP).

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