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Décroissance ou naufrage : le cyclone FMI frappe l’Égypte

Le président égyptien sera maudit s’il suit les recommandations économiques du Fonds monétaire international (FMI). Mais s’il ne le fait pas, il sera fini

On garde rarement un souvenir approximatif des événements de grande importance. Les émeutes du pain de janvier 1977 font partie de ceux qui marquent la mémoire.

Dans la tête d’un enfant de 10 ans, le ciel enfumé du Caire après les violents affrontements n’était pas synonyme de danger. Pour cet enfant, les émeutes du pain, comme on les appelle désormais, n’ont été qu’un épisode de sa vie, où son père disparut trois jours de suite pour faire son travail de journaliste chez MENA, l’agence d’informations gouvernementale.

Pour le reste du monde, ces « émeutes » ont incarné un « non » retentissant de la rue égyptienne – signé dans le sang de 80 morts – adressé aux politiques économiques dictées par le Fonds monétaire international (FMI) et approuvées par Sadate (le président égyptien de 1970 à 1981). Ce fut un manque fatal de discernement et certains pensent que cela a probablement mené à l’assassinat du président, quatre ans plus tard.

Avançons trente-neuf ans plus tard : cet enfant a grandi, Sissi a remplacé Sadate et son administration est confrontée à des choix dont dépendra sa survie, car de nouvelles incertitudes se profilent entre le régime, le peuple et le FMI.

Tout comme Sadate avant lui, le président égyptien est condamné s’il prend une direction – et fini s’il ne la prend pas. Lorsque décroissance et naufrage sont les seules options qui s’offrent à vous, une chose est sûre : vous ne faites pas ce qu’il faut.

Des tueurs silencieux

Pourquoi l’économie est-elle au bord du gouffre ? Commençons par le chômage des jeunes : parti de 29,2 % en 1991, il a atteint 42 % et plus en 2014 (chiffres de la Banque mondiale) et est encore à la hausse. Voici l’image que ces chiffres suggèrent, sans exagération aucune : on est assis sur une bombe sociale.

La croissance économique a été inégale et les chiffres officiels pointent un fait stupéfiant : un quart des Égyptiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté – en clair, avec 1,90 dollar, voire moins, par jour.

Ajoutez à cela une grave crise monétaire qui a vu le dollar creuser l’écart avec la livre égyptienne – il en faut désormais treize pour avoir un dollar sur les marchés parallèles. L’inflation, pendant ce temps, a atteint un sommet de 14%, son plus haut niveau en sept ans – rien de moins qu’un tueur silencieux.

La dette extérieure, qui continue à rogner les réserves en devises étrangères de l’Égypte (elles ont tellement diminué qu’elles frôlent dangereusement les 15 milliards de dollars depuis juillet) a augmenté sous le règne de Sissi de 44,8 milliards de dollars en juillet 2014 à 53,4 milliards de dollars en janvier 2016.

À la barre, Sissi reconnaît qu’il y a péril en la demeure : « L’avenir du pays est en jeu », a-t-il récemment déclaré. Pour une fois, le plus haut dirigeant de l’Égypte n’a pas tort.

En octobre 2015, les alarmes ont retenti avec une force assourdissante, mais peu de gens en ont tenu compte.

« Le gouvernement actuel laissera le pays dans le pire désastre économique de son histoire », prévient Fatema al-Asyouty, chercheure et analyste économique égyptienne.

« Dollar en hausse, dette extérieure en augmentation, chômage et prix insupportablement élevés : les gens ne supporteront pas une telle situation », explique-t-elle.

Effectivement. Ce que l’Égypte connaît depuis correspond exactement aux prévisions d’al-Asyouty et la popularité du régime est en chute libre. Accepter le prêt du FMI prend les airs d’une indispensable correction de trajectoire mais cela trahit en même temps un désespoir qui va à l’encontre d’un tandem FMI-Égypte, historiquement controversé.

Seule l’implosion de l’économie égyptienne pourrait faire tomber Sissi dans les bras du FMI. Après tout, le Fonds est une entité économique et politique complexe qui, tout en évitant une régulation indépendante de ses activités, a coûté à beaucoup de gouvernants leur capital de soutien électoral et, parfois même, leur survie politique.

Or, une histoire a toujours deux versions et il nous incombe donc d’analyser tant les avantages que les inconvénients du rôle du FMI.

Remède efficace ?

Naturellement, le FMI se décrit comme une main tendue par la communauté internationale. « Coopération et reconstruction », voilà la contribution principale du Fonds, à l’en croire, en tout cas.

L’action de l’organisation a couvert cinq époques : celle post-Seconde Guerre mondiale, l’ère de Bretton Woods et des taux de change fixes ; les réformes de la dette des années 1980 ; la restructuration des marchés de l’Europe de l’est suite à l’effondrement de l’Union soviétique ; et, enfin, la mondialisation actuelle.

Même s’il s’en défend, le FMI a souvent fait miroiter un rêve qui a tourné au cauchemar. À plusieurs reprises, les hommes vêtus de tailleurs sur mesure sont venus frapper aux portes des pays en développement en leur offrant de porter la cravate des politiques néolibérales.

Seulement voilà, à force de serrer la ceinture et de remodeler le paysage économique des pays qu’elle est censée sauver, le FMI les étranglent plus qu’il ne flatte leur mise. Néanmoins, faute de pouvoir rembourser leur dette autrement, les États-nations entrent dans son jeu mortel, qui les plonge fréquemment dans une dette encore plus abyssale.

Le plus tragique, c’est que ces politiques néolibérales enrichissent souvent l’élite de la nation débitrice tout en resserrant l’étau sur le reste de la population. « On constate bien souvent que les pays bénéficiaires se retrouvent beaucoup moins bien lotis aujourd'hui... qu’avant la vague déferlante des prêts du FMI », fait remarquer Ana Eiras, politologue au Centre du commerce et de l’économie.

Typiquement, les politiques d’ajustement structurel du FMI (PAS) s’efforcent souvent de faire chuter la valeur de la monnaie du pays concerné. Cet instrument déjà été utilisé en Égypte. Ces politiques visent à attirer les investisseurs étrangers tout en diminuant le prix des produits exportés, tout en renforçant la privatisation des actifs nationaux.

Certains avancent que des tactiques similaires, menées sous les politiques économiques de Sadate dans les années 1970, lors de son Intifah (porte ouverte), ont surtout contribué à déclencher les émeutes du pain, et que les Égyptiens n’ont toujours pas fini de régler la facture.

En fait, comme l’explique Khaled Ali, avocat et homme politique bien connu, « la privatisation a provoqué le démantèlement de la structure industrielle de l’Égypte ». La plupart des dégâts ont été causés pendant l’ère Moubarak. Cependant, Moubarak était un acteur politique hautement stratégique, capable de démarches subtiles. Au contraire, le régime de Sissi, entouré de conseillers économiques néophytes qui ont visiblement eux-mêmes besoin de conseillers personnels, a déjà causé des dégâts énormes à l’intérieur du schéma néolibéral du FMI, et ce n’est qu’un début.

Dissidence populaire

Ces programmes, que certains estiment certes nécessaires, sont loin d’être aussi fatals au régime que la suppression politiquement explosive des subventions déterminantes pour un pays dont le taux de pauvreté officiel est de 27,8%.

Quand une nation a plus de 24 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, les subventions ne sont pas un luxe économique, mais s’avèrent absolument indispensables pour éviter les révolutions. Comme cela était prévisible, des manifestations ont éclaté jeudi dernier, menées la plupart du temps par des mères en colère exigeant pour leur bébé du lait maternisé. Elles en trouvent maintenant rarement dans les magasins et si par chance il en reste, le prix a doublé puisque les subventions ont été supprimées, aux termes du contrat signé avec le FMI.

En plus d’une pénurie de devises fortes, la roue industrielle s’est réduite à celle d’un tricycle, suite à la faiblesse des investissements étrangers. Pendant ce temps, la croissance économique égyptienne, relancée en 2015 jusqu’à atteindre 4,2%, devrait retomber à 3,3% cette année. Avec une économie chancelante et après avoir englouti, pour financer son rêve, toute l’aide des pays du Golfe (plus de 20 milliards de dollars), Sissi et la nation qu’il dirige se retrouvent pris dans l’étau tant redouté du FMI.

Un programme d’ajustement structurel, inclus dans l’enveloppe de prêt du FMI de  12 milliards de dollars, exigera de Sissi ce que les analystes décrivent comme « la dégradation du niveau de vie de leur peuple par les nations déshéritées ». Sans la bouée de sauvetage du FMI, Sissi risque vraiment la noyade.

Et avec ça, les Égyptiens risquent de pâtir d’une double peine : la montée en flèche de l’inflation et de fortes hausses des prix si la dévaluation programmée de la monnaie égyptienne se produit effectivement. La plupart des gens ne comprennent pas que les milliards injectés par le FMI ne serviront probablement qu’à tenter de stabiliser le désastreux marché monétaire, à grand renfort de mesures exclusivement destinées à ramener la confiance des investisseurs.

Mais qui va faire confiance à une Banque centrale d’Égypte (BCE) qui, depuis plusieurs mois, accumule gaffe sur gaffe sous la direction hésitante de Tareq Amer ? Si les parlementaires égyptiens pro-gouvernementaux ont récemment fait porter le chapeau de la crise du dollar à Amer, comment pourrait-on avoir confiance en lui pour gérer correctement la dévaluation de la livre égyptienne prescrite par le FMI ?

Certains affirment que Sissi ne prête l’oreille qu’à « un cercle restreint de magnats ». Il y a peu d’espoir, dans un tel climat, de voir les mesures du FMI obtenir d’autres résultats qu’une pauvreté et une dette extérieure accrues, ce qui risque fort de précipiter l’Égypte dans les griffes d’un colonialisme économique voilé.

Un partenariat explosif

D’autres, pourtant, s’accrochent à l’espoir que le tango que dansent FMI et Égypte ne fera pas couler le navire. Tout en reconnaissant les risques de l’association de tels partenaires, Mohamed El Arian, éminent économiste et président du Conseil de développement mondial d’Obama, estime que le programme du FMI offre des garanties potentiellement crédibles.

L’accord, soutient-il, « promeut des mesures fiscales, monétaires, et d’autres qui agissent sur les taux de change ; elles visent à contenir les déséquilibres financiers et favorisent le renforcement des programmes de protection sociale ».

Cependant, même une analyse optimiste du potentiel de l’accord ne peut que reconnaître la légitimité des accusations portées par ses détracteurs : le principe structurel même du programme d’aide du FMI favorise la pauvreté plutôt que la santé économique.

Par ailleurs, même si les thèses d’Arian sont rationnelles, il oublie de mentionner que, s’il ne néglige pas les filets de protection sociale, le FMI ne tient aucun compte de la corruption rampante qui sape régulièrement l’efficacité des programmes sociaux les mieux intentionnés.

Avec un dictateur réputé dépenser des milliards sur des projets favorisant sa promotion personnelle ; et un colosse économique occidental qui applique à toutes les économies un programme « taille unique » qui ne parvient qu’à les dégrader, on a la recette imparable d’une nouvelle explosion.

- Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah etDaily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter @Cairo67Unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : bateau à moteur, amarré sur le Nil, au Caire, placardé d’affiches du candidat à la présidence d’alors, Abdel Fattah al-Sissi, une semaine avant que la nation se rende aux urnes en mai 2014 (AFP). 

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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