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Derrière le battage électoral, le clivage ethnique d’Israël

Certains propos formulés lors du rassemblement contre Netanyahou mettent en évidence une scission douloureuse entre ashkénazes et mizrahim, susceptible, plus que toute autre question, d'influencer les électeurs

Parmi les événements phares de la campagne électorale, le rassemblement contre Netanyahou à Tel Aviv ce samedi soir, qui devait être un point d'orgue de la campagne pour écarter le Premier ministre d'Israël aux élections législatives prévues la semaine prochaine, a laissé beaucoup à désirer. La participation n'a pas été exceptionnelle, ceux qui ont parlé n'ont fait preuve d'aucun charisme, et l'ambiance était étonnamment léthargique, d'après des personnes présentes au rassemblement.

Si les Israéliens parlent encore de ce rassemblement plusieurs jours plus tard, ce n'est pas en raison d'un discours passionné prononcé par l'ancien chef du Mossad, Meir Dagan, mais plutôt en raison d'un discours très embarrassant (et potentiellement dommageable sur le plan électoral) de Yair Garboz, un artiste qui collabore régulièrement au journal Haaretz.

Garboz a ouvert le meeting en décrivant comment il voyait Israël avec Netanyahou à sa tête, et s'est livré à une habitude bien ancrée dans les mœurs, consistant à attribuer les aberrations et les abus de pouvoir les plus extrêmes à une petite minorité non représentative.

« Ils nous ont dit que l'homme qui a tué [l'ancien] Premier ministre [Yitzhak Rabin] faisait partie d'une petite poignée d'individus délirants, a-t-il déclaré. Ils nous ont dit qu'il était sous l'influence de rabbins détachés de la réalité, de marginaux en proie à la folie. Ils ont dit que ceux qui portent une chemise jaune et un insigne noir et qui crient "Mort aux Arabes" sont une petite poignée d'individus. Ils nous ont dit que ceux qui volent et qui acceptent les pots-de-vin ne sont qu'une poignée d'individus. Que les corrompus ne sont pas plus qu'une poignée d'individus... Ceux qui embrassent les talismans, ceux qui adorent les idoles, ceux qui s'inclinent et se prosternent sur les tombes des saints... Seulement une poignée d'individus... Alors comment se fait-il que cette poignée d'individus nous gouverne ? Comment cette poignée d'individus a-t-elle pu devenir une majorité ? »

Dans la discussion animée qui a suivi, Garboz a insisté sur le fait qu'il ne visait aucune origine ethnique en particulier. Mais pour la plupart des Israéliens, la référence à « ceux qui embrassent le talisman » et à « ceux qui adorent les tombes » relevait autant de la politique subliminale que les remarques de l'avocat américain Rudy Giuliani quelques semaines plus tôt au sujet d'Obama, qui selon lui « n'a pas été élevé comme nous », des propos dirigés à l’encontre des Afro-Américains. De même, certains juifs ashkénazes font tout ce qui a été énuméré, généralement pour vénérer le rabbin du XIXe siècle Nahman de Bratslav, dont la tombe se trouve à Ouman, en Ukraine. Mais les talismans et les pèlerinages sont un élément incontournable bien connu de la vie des juifs des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, également appelés mizrahim.

Bien que de nombreux Israéliens (généralement des juifs ashkénazes d'Europe, descendants des élites fondatrices de l'Etat) présentent volontiers Israël comme un « melting pot », l'histoire des juifs mizrahim en Israël est celle d'une discrimination acharnée et incessante. A leur arrivée, généralement en tant que réfugiés quittant les pays arabes suite aux répercussions de la guerre de 1948, les gouvernements travaillistes sionistes de l'époque ont fait en sorte que les mizrahim soient logés dans des camps et colonies frontalières reculées, se voient refuser l'accès à l'emploi et soient privés de leur immense patrimoine culturel.

Violemment, ils ont même été poussés à avoir honte de parler en arabe, leur langue natale. L'indignation et le mécontentement vis-à-vis de ce traitement ont trouvé une issue plus de vingt ans plus tard, lorsque les électeurs mizrahim ont évincé un gouvernement travailliste pour le remplacer pour la première fois par le Likoud, parti sioniste libéral.

L'approche capitaliste libérale du Likoud a ouvert la voie à de nombreux mizrahim au sein d'une économie népotiste mise en place par les sionistes travaillistes et jusqu'ici étroitement contrôlée. Aujourd'hui, ces mêmes sionistes travaillistes ont tendance à froncer les sourcils à l'idée d'un clivage entre ashkénazes et mizrahim, insistant sur le fait que cette division appartient au passé et que l’évoquer aujourd'hui serait inapproprié et source de discorde.

Toutefois, le Likoud a insisté sur les possibilités individuelles plutôt que sur les droits collectifs et, ce faisant, n'a jamais pris la peine de mettre en place des mesures de « discrimination positive » ou des réformes systémiques profondes. Si cela a permis à des individus ambitieux de surmonter plus facilement la discrimination, c’était bien trop peu pour y mettre fin.

A ce jour, un enfant mizrahi a beaucoup plus de chances qu'un enfant ashkénaze d'être envoyé dans une école « professionnelle » et d'être ainsi condamné à une carrière de subalterne qualifié. Malgré d'énormes progrès ces dernières années (sûrement pas grâce aux partis de gauche), les mizrahim pâtissent encore d'une sous-représentation aux postes professionnels supérieurs et dans les universités.

Les réflexions de Garboz, qui a classé une expérience aussi inoffensive (et pour beaucoup, précieuse) que le pèlerinage dans la même catégorie que la corruption, le racisme génocidaire et le meurtre, n'étaient pas seulement condescendantes et préconçues. Ces propos ont également mis en évidence un clivage politique extrêmement important et douloureux, généralement invisible aux yeux des observateurs étrangers : les électeurs israéliens accordent une importance considérable à l'appartenance ethnique souvent implicite d'un parti, presque autant qu'à son rôle politique.

Une semaine avant le rassemblement, cette réalité massivement ignorée a été confirmée par une enquête rare diffusée par Channel 10, à l’occasion de laquelle ashkénazes et mizrahim ont été interrogés quant à leurs intentions de vote. Le clivage qui en a résulté ne pouvait être plus clair : 51 % des électeurs potentiels qui soutiennent l'Union sioniste, porte-étendard actuel du sionisme travailliste, sont ashkénazes, et seulement 29 % sont mizrahim.

Parmi les électeurs du cousin plus libéral de l'Union sioniste, le Meretz, dont le bastion se trouve auprès des universitaires, des kibboutzim et des professionnels de Tel Aviv, 69 % sont ashkénazes et 12 % sont mizrahim. Habayit Hayehudi, produit du mouvement historique sioniste religieux ashkénaze, réunit 46 % d'électeurs ashkénazes et 31 % d'électeurs mizrahim. Yesh Atid, un parti centriste « apolitique » et capitaliste qui attire les jeunes professionnels des zones urbaines d'Israël, rassemble 51 % d'électeurs ashkénazes et 29 % d'électeurs mizrahim.

Pendant ce temps, le Likoud, moteur originel du réveil électoral des mizrahim, affiche la répartition la plus égale entre les deux communautés, avec 41 % d'électeurs ashkénazes et 39 % d'électeurs mizrahim. Kulanu, un parti centriste dirigé par Moshe Kahlon, un célèbre Mizrahi ancien membre du Likoud, est proche de l'équilibre que montre ce dernier, avec 36 % d'électeurs ashkénazes et 42 % d'électeurs mizrahim. Shas, le seul parti qui jusqu’à présent est allé jusqu’à se présenter comme un parti fait par les mizrahim pour les Mizrahim (plus spécifiquement, des juifs séfarades ultra-orthodoxes), compte 75 % de mizrahim parmi ses électeurs contre seulement 5 % d'ashkénazes.

Ces résultats sont en outre corroborés par les données portant sur les élections de 2013, présentées sous forme de carte par le portail immobilier Madlan. Survolez Tel Aviv, sa banlieue nord ou n’importe lequel des kibboutzim qui parsèment la carte, et vous verrez une majorité écrasante de votes pour le Parti travailliste, le Meretz et Yesh Atid. Regardez les banlieues plus défavorisées du sud de Tel Aviv, comme Bat Yam et Rishon LeZion, ou les « villes en développement » reculées dans lesquelles les premiers immigrés mizrahim ont été remisés, et vous verrez que la couleur vire au bleu, avec une large majorité de votes en faveur des partis de droite et de Shas.

Les Israéliens de gauche qui soutiennent volontiers que la discrimination entre juifs appartient au passé aiment également se demander haut et fort (et souvent en ricanant) pourquoi les Israéliens les plus pauvres continuent de voter pour Netanyahou, alors qu'ils sont les premiers touchés par ses politiques économiques ultra-capitalistes. Ils devraient plutôt se demander contre quoi ils votent, et comment les partis de gauche peuvent répondre à ces revendications passées et actuelles.
 

- Dimi Reider, journaliste et blogueur israélien, est le cofondateur de +972 Magazine. Ses travaux ont été publiés par The New York Review of Books, The New York Times, The Guardian, Foreign Policy, Haaretz, The Daily Beast, Al-Jazeera et The Jerusalem Post. Il est également chercheur associé au Conseil européen des relations étrangères (ECFR).

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : plus de 40 000 Israéliens se sont réunis ce samedi sur la place Rabin de Tel Aviv (MEE/Oren Ziv).

Traduction de l’anglais (original).

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