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Le « plan d’aide humanitaire » de l’Arabie saoudite au Yémen, une manipulation

Magnifié comme un formidable effort humanitaire, le nouveau plan d’aide de la coalition dirigée par les Saoudiens au Yémen vise essentiellement à resserrer le blocus et à monopoliser l’accès à l’aide entre les mains des agresseurs

Le 22 janvier, la coalition saoudienne au Yémen a dévoilé un nouveau plan visant à apporter « une aide d’urgence sans précédent au peuple yéménite ».

Les « opérations humanitaires globales au Yémen » (YCHO) sont un nouveau programme d’« aide » dont l’objectif officiel est de « remédier aux insuffisances immédiates de l’aide tout en renforçant simultanément les capacités d’amélioration à long terme de l’aide humanitaire et des importations commerciales de marchandises au Yémen ».

Pour ce faire, il s’agira essentiellement d’accroître « les capacités des ports yéménites à recevoir des importations, tant humanitaires que commerciales », le tout scellé par de colossales contributions d’aide d’1,5 milliard de dollars. Quel mal à ça ?

Politique de la faim

Le problème ici n’est pas seulement que le financement nécessaire pour répondre aux besoins créés par la coalition dirigée par les Saoudiens est estimé par l’ONU à deux fois ce montant. Le vrai problème, c’est que le plan n’augmentera pas, en fait, les importations dont le Yémen est totalement dépendant, mais qu’il les réduira encore davantage.

En effet, les « améliorations de la capacité portuaire » tant vantées ne s’appliqueront qu’aux « ports contrôlés par la coalition », à l’exclusion des ports échappant à leur contrôle, comme le port de Hodeida, qui, ensemble, traitent environ 80 % des importations du Yémen.

Pour ces ports absolument essentiels, le plan indique explicitement qu’il souhaite une réduction du flux de marchandises qu’ils manutentionnent, d’environ 200 tonnes par mois par rapport aux niveaux de la mi-2017. Oui, vous avez bien entendu : le plan considère que les niveaux de cargaison à la mi-2017 – alors que cette année-là 130 enfants mouraient chaque jour de malnutrition et d’autres maladies évitables, causées en grande partie par les limitations sur les importations déjà en place – doivent maintenant faire l’objet de nouvelles réductions importantes.

Le vrai problème c’est que le plan n’augmentera pas, en réalité, les importations dont le Yémen est totalement dépendant, mais qu'il les réduira encore davantage

Ce plan n’est rien de moins qu’une systématisation de la politique de famine dont les Saoudiens ont été accusés par le groupe d'experts des Nations unies sur le Yémen, suite à la fermeture du port de Hodeida en novembre.

À l’époque, selon le rapport final du groupe d’experts, tous les ports du Yémen avaient été fermés après une attaque de missiles houthis contre l’aéroport de Riyad. Mais, alors que les ports contrôlés par la coalition ont rapidement été rouverts, celui de Hodeida est resté fermé pendant des semaines.

« Cela a eu pour effet », selon le panel, « d’utiliser la menace de la famine comme instrument de guerre. Aujourd’hui, le plan « opérations globales » prévoit de rendre permanente la juxtaposition de la famine délibérée du territoire contrôlé par les Houthis (dans lequel vit la grande majorité des Yéménites) et de « généreuses » livraisons d’aide dans les territoires contrôlés par la coalition.

Maîtres de la manipulation

Ce sont les mêmes « méthodes de barbarie » que celles employées par les Britanniques pendant la guerre des Boers – lorsque les territoires contrôlés par les Boers étaient soumis à des politiques de terre brûlée consistant à incendier les fermes et à détruire du bétail – et qui ont ensuite été reprises pour les guerres coloniales de la Grande-Bretagne en Malaisie, au Kenya et même au Yémen dans les années 1950-1960. Pas étonnant que la Grande-Bretagne soit si profondément impliquée aujourd’hui.

Mais une telle stratégie sera certainement difficile à « vendre » de nos jours. Certes, les Saoudiens semblent le penser, ce qui explique sans doute pourquoi ils ont fait appel à une pléthore d’agences de relations publiques pour les y aider.

Une enquête exceptionnelle menée par l’agence de presse IRIN a rapporté que « le communiqué de presse reçu par les journalistes annonçant le plan [YCHO] ne provenait ni de la coalition elle-même, ni des responsables de l’aide saoudienne ».

Il a été directement émis à leur intention, accompagné d’une invitation à visiter le Yémen, par une agence britannique de relations publiques. L’enquête a également révélé que la présentation PowerPoint utilisée pour présenter le YCHO à de hauts fonctionnaires de l’ONU avait été rédigée par Nicholas Nahas, de Booz Allen Hamilton, société américaine de conseil en gestion ayant des liens de longue date avec le gouvernement américain (dont une participation aux programmes illégaux de surveillance de masse – SWIFT et PRISM). Ce cabinet de conseil propose actuellement, selon IRIN, « 35 offres d’emploi à Riyad sur son site web, y compris celle de ‘’planificateur militaire’’ ».

Ce poste exige du candidat de « fournir conseils et expertise en matière militaire et de planification, pour appuyer la coordination d’opérations conjointes de lutte contre la menace, exécutées par les pays membres de la coalition, ainsi que de faciliter l’affectation des ressources ».

Autre société de relations publiques impliquée pour « vendre » les YCHO, qui émarge depuis longtemps au budget des Saoudiens : le Qorvis MSLGroup, basé à Washington, DC. Selon le rapport d’IRIN, cette société « a réalisé un chiffre d’affaires américain de plus de six millions de dollars, tirés sur l’ambassade d’Arabie saoudite [aux États-Unis] sur une période de douze mois, jusqu’en septembre 2017 ».

Des femmes protestent à Sanaa contre les attaques aériennes de la coalition saoudienne (Reuters)

Ces maîtres de la communication ont certainement eu beaucoup de travail : leur travail sur le plan a été livré aux « bureaux des principales ONG du Royaume-Uni ainsi qu’aux parlementaires britanniques », et des comptes YCHO ont été mis en place sur Facebook, Twitter, Instagram, Youtube et Gmail.

Le compte Twitter des YCHO compte environ 10 000 abonnés. Mais, selon l’enquête IRIN, « près de la moitié des adeptes du YCHO ont chacun moins de dix abonnés, alors que quelque 1 000 comptes d’abonnés étaient créés le même jour en 2016 – indices trahissant qu’un nombre considérable de robots ou de faux abonnés font gonfler la popularité des YCHO ».

« Tout cela », conclut IRIN, « a alimenté les soupçons que, loin de représenter une véritable tentative d’aider le peuple yéménite, le plan vise plutôt à occulter le problème de Hodeida et à améliorer l’image de l’Arabie saoudite, ou du moins un peu des deux ».

On pourrait penser qu’une stratégie visant à affamer encore davantage la population la plus affamée du monde serait difficile à vendre. N’oublions pas cependant que non seulement l’argent parle mais il fait taire, aussi. Et qu’1,5 milliard de dollars, c’est beaucoup d’argent.

Réponse de l’ONU

Le propre Plan d’intervention humanitaire pour le Yémen de l’ONU, publié le 20 janvier, deux jours seulement avant les YCHO, avait noté que : « Le port de Hodeida, qui représente 70 à 80 % des importations commerciales du Yémen, reste vital pour sa survie, bien qu’il fonctionne en sous régime après avoir été touché par une frappe aérienne en août 2015 ».

La déclaration de l’ONU a ajouté que « le blocus étendu imposé aux ports de Hodeida et de Salif le 6 novembre 2017 menaçait considérablement cette bouée de sauvetage vitale pour les Yéménites » et que « seul un flux soutenu d’importations de biens de première nécessité évitera une nouvelle catastrophe ».

Il s’agit d’un plan visant à resserrer le blocus tout en confiant aux agresseurs le monopole de l’accès à l’aide, mais présenté comme un remarquable effort humanitaire et dévoilé par ailleurs au moment même où la coalition a lancé son attaque contre la « bouée de sauvetage vitale » du pays

Pourtant, l’ONU – aux prises avec des difficultés de trésorerie et confrontée à de spectaculaires compressions budgétaires de la part de l’administration Trump, et probablement nerveuse à l’idée de dire quoi que ce soit qui risquerait de mettre également en péril l’argent reçu par les financeurs saoudiens-émiratis – s’est officiellement félicitée de cette annonce, en dépit de son engagement très clair à resserrer précisément le blocus des ports de Hodeida et de Salif, qu’elle avait dénoncé quelques jours plus tôt.

Politisation de l’aide humanitaire

Heureusement, les organismes chargés de l’aide humanitaire ne donnent pas l’impression d’avoir été dupes. C’est ce qu’indique une déclaration conjointe sur les YCHO, faite par un certain nombre d’ONG internationales, dont Oxfam et Save the Children :

« Nous demeurons préoccupés par le fait que le blocus des ports de la mer Rouge n’a pas encore été totalement levé et par l’insuffisance du volume de carburant qui y est acheminé, car cela a provoqué une augmentation du prix des produits de base dans tout le pays.

Par conséquent, les familles sont frappées par des maladies évitables et par la famine parce qu’elles n’ont pas les moyens d’acheter nourriture et eau potable. Le port de Hodeida reçoit la majorité des importations du pays et ne peut être remplacé. Il est vital que les belligérants s’engagent à garder le port de Hodeida entièrement ouvert et opérationnel, y compris avec accès sans entrave aux fournitures humanitaires et commerciales. »

Caroline Anning, de Save the Children, a expliqué que le plan véhiocule « une idée fausse ». « Dans la publicité autour de ce nouveau plan, il est dit que le blocus autour du port de Hodeida a été complètement levé, mais ce que nous constatons en fait, c’est que le carburant est toujours bloqué à l’entrée du port, ce qui a un effet d’entraînement terrible dans tout le pays ».

Un enfant yéménite soupçonné d’être infecté par le choléra reçoit un traitement dans un hôpital de Sanaa, le 15 mai 2017 (AFP)

Et la réponse cinglante du Comité international de sauvetage (IRC) – publiée sous le titre « Yémen : le plan d’’’aide’’ saoudien n’est qu’une tactique de guerre » – mérite pleinement d’être citée dans son intégralité :

« Les opérations humanitaires globales au Yémen (YCHO), annoncées le 22 janvier 2018, ne sont ni exhaustives, ni le reflet de priorités humanitaires claires et partagées... Les YCHO politisent l’aide en essayant de consolider son contrôle sur les points d’accès et de transit. Plutôt que d’approuver un plan parallèle, créé sans une large contribution des acteurs humanitaires, la coalition dirigée par les Saoudiens et ses partisans, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, devraient s’employer à assurer la mise en œuvre intégrale du plan d’intervention humanitaire existant des Nations unies.

Pour apporter une réponse significative à la plus grande crise humanitaire du monde, il est urgent d’élargir l’accès – surtout pas le restreindre. Au mieux, ce plan réduirait l’accès et introduirait de nouvelles inefficacités, qui ralentiraient la réponse et empêcheraient l’aide de bénéficier aux Yéménites les plus nécessiteux, dont plus de huit millions d’entre eux sont au bord de la famine », a déclaré Catanzano.

« Au pire, il politiserait dangereusement l’aide humanitaire en confiant trop de contrôle sur l’intervention à une partie active au conflit ».

Il s’agit d’un plan visant à resserrer le blocus tout en confiant aux agresseurs le monopole de l’accès à l’aide, mais présenté comme un remarquable effort humanitaire et dévoilé par ailleurs au moment même où la coalition a lancé son attaque contre la « bouée de sauvetage vitale » du pays, qui conduira à un « spectacle d’une horreur absolue » et à une « famine quasi-certaine ».

Resserrer le blocus

Le 9 février, l’ONU a annoncé que 85 000 personnes avaient été déplacées en dix semaines en raison de la « flambée de violence », en particulier sur la côte de la mer Rouge, où la coalition a orchestré une nouvelle campagne pour reprendre le port de Hodeida, port stratégique du pays.

La campagne de Hodeida vient d’entrer dans une nouvelle phase et cette guerre contre la population yéménite va encore s'intensifier. Depuis son lancement début décembre, la coalition et ses ressources yéménites ont pris plusieurs villes et villages dans la province de Hodeida, et sont maintenant prêtes à livrer la bataille à la ville elle-même.

À LIRE : Au Yémen, la corruption prive des familles désespérées de l’aide alimentaire

Le 20 février, le journal émirati The National a rapporté que, dans les prochains jours, « d’autres forces seront engagées à Hodeida car un nouveau front sera ouvert par le général de division Tariq Mohammed Abdullah », neveu du défunt ancien président Ali Abdallah Saleh.

Cette attaque mettrait hors service pendant des mois le port le plus important du pays, presque entièrement dépendant des importations, laissant des millions de personnes dans l’incapacité de survivre. « Si cette attaque se poursuit » – a déclaré à la presse Mark Goldring, directeur général d’Oxfam lorsqu’une attaque similaire a été proposée au début de l'année dernière – « ce sera un acte délibéré qui perturbera les approvisionnements vitaux, et la coalition dirigée par l’Arabie saoudite non seulement enfreindra le droit international humanitaire, mais se rendra complice d’une famine presque certaine ».

Sa collègue Suze Vanmeegan a ajouté : « Toute attaque contre Hodeida risque potentiellement de faire passer une crise déjà alarmante en un spectacle d’une horreur absolue – sans exagération ».

Le « quartet » sur le Yémen

Il ne fait aucun doute que cette escalade a reçu la bénédiction des superviseurs britanniques et américains de la guerre. Fin 2016, États-Unis, Royaume-Uni, Arabie saoudite et Émirats arabes unis ont formé le « quartet » sur le Yémen afin de coordonner la stratégie entre les quatre principaux agresseurs de la guerre.

Tout au long de l’année 2017, ils se sont rencontrés sporadiquement mais, depuis la fin de l’année, leurs réunions sont devenues plus fréquentes et de plus haut niveau.

Fin novembre, juste avant le lancement des opérations dans la province de Hodeida, le ministre britannique des Affaires étrangères Boris Johnson a accueilli à Londres une réunion du quartet, alors que la Première ministre britannique Theresa May rencontrait simultanément le roi Salmane à Riyad, sans doute pour donner le feu vert à ce nouveau cycle de dévastation contre la population assiégée du Yémen.

À LIRE : Le blocus du Yémen par l’Arabie saoudite aggrave la flambée des prix, les pénuries et la famine

Ils se sont de nouveau réunis deux semaines plus tard, puis le 23 janvier, également à l’initiative de Boris Johnson. Le secrétaire d’État américain Rex Tillerson a participé pour la première fois à la réunion. Le « quartet économique » – auquel ont également participé des responsables du FMI et de la Banque mondiale – s’est réuni le 2 février en Arabie saoudite, tandis que le 15 février Johnson et Tillerson rencontraient de nouveau leurs homologues saoudiens et émiratis à Bonn, pour évoquer le Yémen.

Évidemment, ces réunions ne s’intéressent pas aux détails de la planification stratégique de la guerre – c’est le rôle des fonctionnaires de l’armée et des services du renseignement. Voici plutôt l’objectif de ces forums de haut niveau : chaque partie démontre à l’autre que tout développement stratégique a reçu la bénédiction du plus haut niveau de leurs gouvernements respectifs.

Le quartet s’est réuni quelques jours seulement avant l’annonce de l’imminence d’une attaque planifiée de longue date contre le port de Hodeida – ce qui en dit long sur la complicité américano-britannique dans ce nouveau crime de guerre prémédité.

Dans les esprits tordus de personnages comme le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, Rex Tillerson et Boris Johnson – pour qui, visiblement, même la liquidation d’un peuple entier est une noble cause contribuant à la poursuite du contrôle de l’Iran – c’est cela qui passe aujourd'hui pour de l’humanitaire.

- Dan Glazebrook est rédacteur politique spécialisé en politique étrangère occidentale. Il est l’auteur de Divide and Ruin: The West’s Imperial Strategy in an Age of Crisis (Diviser pour détruire et régner : la stratégie de l’impérialisme occidental en temps de crise).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : Un garçon, blessé, s’enfuit en pleurant d’une zone où des frappes aériennes ont touché sa maison à Saada, au Yémen, le 27 février 2018 (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.fr.

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