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L’État islamique est-il sur le point de se saborder ?

L’occupation de villes sunnites par des milices kurdes et chiites gérées par les Gardiens de la révolution islamique donnera à l’EI la possibilité de revenir peu de temps après y avoir été délogé

Dimanche, Associated Press a rapporté qu’une frappe de la coalition internationale contre un haut commandant de l’État islamique (EI) en mars a déclenché une chasse aux sorcières au sein de l’organisation, laquelle a conduit à l’assassinat de 38 djihadistes de l’EI par leurs propres dirigeants. Selon le récit de l’AP, les suspicions internes consument désormais l’EI. Ce récit comporte néanmoins quelques incohérences.

Ayant parlé à des « militants syriens de l’opposition, des commandants des milices kurdes, plusieurs responsables des renseignements irakiens et un informateur du gouvernement irakien qui a travaillé dans les rangs de l’EI », l’AP rapporte que la frappe de drone du 30 mars, qui a tué un commandant de l’EI, Abu Hayjaa al-Tunsi, dans le nord de Raqqa, fut l’élément déclencheur de la chasse aux espions dans l’organisation. Il n’est pas inconcevable qu’il y ait des espions au sein de l’EI – en effet, depuis que Fadel al-Hiyali (Abu Muslim al-Turkmeni, Haji Mutazz) et Junaid Hussain ont été tués en août 2015, il semble assez probable que l’EI ait été infiltré par la coalition.

Abu Hayjaa a été tué alors qu’il se rendait de Raqqa à Alep, probablement sur instructions d’Abou Bakr al-Baghdadi, pour occuper les fonctions d’émir militaire du nord et de l’est d’Alep – couvrant Azaz et les bastions de l’EI à al-Bab et Manbij, qui est maintenant attaqué par les Forces démocratiques syriennes (FDS) – le groupe de façade pour le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Lorsque Tarkhan Batirashvili (Abu Umar al-Shishani), le Tchétchène photogénique dont le rôle central au sein de l’EI avait été très exagéré, a été touché par une frappe aérienne américaine le 4 mars, qui l’a tué dix jours plus tard, il se rendait à Shadadi pour renforcer l’EI contre les FDS dans cette zone. Étant donné que les FDS sont le premier allié des États-Unis dans la guerre contre l’EI, c’est évocateur.

Les autres pertes récentes de l’EI – l’adjoint du calife Abd al-Rahman al-Qaduli (Abu Ali al-Anbari, Abu Alaa al-Afri), Abu Sarah al-Ansari, Shaker al-Fahdawi (Abu Waheeb) et Amr al-Absi (Abu al-Athir), inexplicablement passé sous silence – suggèrent également qu’il y a des traîtres dans ses rangs.

En revanche, cela ne suggère pas ce qu’affirme le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, Rami Abdel Rahman, à savoir que « certains combattants de l’EI ont commencé à donner des informations à la coalition sur les cibles et les mouvements des responsables du groupe parce qu’ils avaient besoin d’argent après que le groupe extrémiste a fortement réduit les salaires au lendemain des frappes aériennes de la coalition et des Russes sur les installations pétrolières contrôlées par l’EI plus tôt cette année. » Il est peu probable que les combattants de l’EI aient décidé de compléter leurs revenus en les aidant à tuer certains de leurs camarades ; ils doivent savoir que l’appareil de sécurité interne de l’EI détecterait une telle chose.

De même, il y a peu de chances que « après la mort [d’al-Fahdawi], l’EI ait tué plusieurs dizaines de ses membres à Anbar, notamment certains responsables intermédiaires, parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir donné des informations sur sa position, et [que] d’autres membres aient fui vers la Turquie, selon les deux responsables des renseignements. […] Certains des suspects ont été abattus en exemple devant les autres combattants de l’EI, selon les responsables irakiens ». On sait aujourd’hui que le gouvernement irakien diffuse de fausses informations sur l’EI et cela y correspond parfaitement. Un massacre aveugle de ses membres n’est pas la manière dont l’EI va réagir au problème réel de l’infiltration.

Abdel Rahman comme le militant de l’opposition syrienne, Bebars al-Talawy, affirment – de manière plus plausible – que, après la mort d’Abu Hayjaa, l’EI a envoyé des agents de sécurité tchétchènes et irakiens pour enquêter, ce qui a conduit dans les jours suivants à l’arrestation et au meurtre de 21 membres de l’EI, notamment un haut commandant d’Afrique du Nord, ainsi qu’à l’arrestation et au transfert de davantage de combattants en Irak, où 17 d’entre eux ont été tués et 32 expulsés de l’organisation. Cela ressemble beaucoup plus à une purge ciblée et pourrait bien être liée au contre-espionnage, réel ou potentiel, ou bien ce pourrait être une question politico-religieuse.

Selon AP, des personnes qui n’étaient pas membres de l’EI ont également été prises dans cette vague d’assassinats, notamment Abdul-Hadi Issa. Issa a été emmené sur la place principale de Tabqa le 8 mai, accusé d’espionnage, poignardé en plein cœur, puis achevé d’une balle dans la tête tandis que le couteau était encore dans son corps.

La paranoïa conduisant à une cannibalisation interne est exactement la façon dont un groupe comme l’EI pourrait mourir. Un précédent historique serait Sabri al-Banna (Abou Nidal), qui a torpillé sa propre organisation dans une panique frénétique concernant les espions. Selon les propos attribués par AP à Sherfan Darwish, ce processus a commencé avec l’EI : « C’est le chaos [dans les zones contrôlées par l’EI]. Certains membres et commandants tentent de fuir. » Darwish était le porte-parole de Burkan al-Firat, qui a été intégré dans les FDS et dit donc ce que l’on attend de lui. Il n’y a aucune preuve que l’EI se rapproche de l’effondrement à cause de ces soupçons internes, et certainement pas à cause des décapitations.

Le discours prononcé par Taha Falaha (Abu Muhammad al-Adnani) le 21 mai demandait :

« Étiez-vous victorieux lorsque vous avez tué Abou Moussab [Al-Zarkaoui], Abou Hamza [al-Muhajer], Abou Omar [al-Baghdadi] ou Oussama [Ben Laden] ? … Non. … Ou est-ce que vous, ô Amérique, considérez que la défaite soit la perte d’une ville ou la perte de terres ? Étions-nous vaincus quand nous avons perdu des villes en Irak et que nous étions dans le désert, sans aucune ville ou terre ? Et serions-nous vaincus et vous victorieux si vous deviez prendre Mossoul ou Syrte ou Raqqa ou même prendre toutes les villes et si nous devions revenir à notre état initial ? Certainement pas ! »

Falaha avait raison. La profondeur stratégique de l’EI réside dans les déserts, où il a survécu et planifié sa renaissance après la poussée des États-Unis et des Sahwa (Réveil). De sa base hors de portée du gouvernement, l’EI a réussi à mener une campagne d’assassinats contre les Sahwa. Cette « guerre des silencieux », tout comme le changement politique à Bagdad vers l’autoritarisme sectaire, a donné à l’EI une cause qu’il pourrait utiliser pour revenir dans les centres de population sunnite et devenir, en l’espace de cinq ans après sa défaite en 2008, plus fort que jamais.

L’occupation de villes sunnites par des milices kurdes et chiites gérées par les Gardiens de la révolution islamique donnera à l’EI la possibilité de revenir peu de temps après y avoir été délogé.

- Kyle Orton est un analyste spécialiste du Moyen-Orient, chargé de recherche associé à la Henry Jackson Society. Cet article a initialement été publié sur son blog. Vous pouvez le suivre sur Twitter @KyleWOrton.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le drapeau du groupe État islamique (EI) dans la ville de Heet, dans la province d’Anbar en Irak, où les troupes irakiennes se battent pour reprendre du terrain aux militants, le 7 avril 2016 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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