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L’État islamique a fait sa première vidéo en farsi : qu’en déduire sur ses objectifs en Iran ?

Conformément à son ethos djihadiste salafiste, l’État islamique aspire à attiser les conflits religieux en Iran, pays majoritairement chiite

Dans une vidéo récemment publiée, le groupe État islamique s’adresse pour la première fois directement aux dirigeants iraniens et à la minorité sunnite du pays. La vidéo de 36 minutes, qui met en scène des hommes d’origine iranienne, a suscité de nombreuses spéculations sur l’importance de son timing et son message réel.

Malgré la contribution importante de l’Iran aux opérations militaires contre l’État islamique depuis 2014 en Irak et, dans une moindre mesure, en Syrie, la vidéo n’est manifestement pas destinée principalement à dissuader la République islamique d’aider les pays de la région à combattre le groupe djihadiste.

La présentation tendancieuse de l’Iran comme un allié secret des États-Unis et d’Israël rejoint parfaitement un discours nationaliste arabe plus large qui cherche à présenter l’Iran comme « l’autre »

Au lieu de cela, conformément à son ethos djihadiste salafiste, l’État islamique aspire à attiser les conflits religieux en Iran, pays majoritairement chiite. En lançant directement un appel à la minorité sunnite du pays, qui s’élève à huit à dix millions d’habitants, l’État islamique espère influencer la réaction aux griefs locaux et encadrer le récit global dans un ton distinctement sectaire.

D’une manière plus générale, le timing de la vidéo est significatif, non pas pour des raisons spécifiques à l’Iran, mais plutôt parce qu’il souligne que, malgré les pertes de territoires que l’État islamique a encaissées dans ses fiefs irakiens et levantins, le groupe est plus déterminé que jamais à semer le chaos et à provoquer des conflits à travers le Moyen-Orient et l’Asie de l’Ouest.

L’Iran, l’« autre » salafiste

Intitulée « La terre de Perse : entre hier et aujourd’hui », la vidéo de l’État islamique puise dans un métarécit historique à l’emporte-pièce pour créer une dichotomie religieuse et politique persuasive, en parvenant à dépeindre l’État iranien, voire la nation iranienne, comme l’ennemi perpétuel des musulmans.

Cette rhétorique n’a rien d’original. Elle est entièrement conforme à la vision du monde historique djihadiste salafiste qui établit une équivalence culturelle et idéologique entre le passé préislamique de l’Iran et son identité chiite contemporaine.

L’héritage « sassano-safavide » est souvent cité par les djihadistes salafistes – en réalité par les salafistes de tous horizons – non seulement pour présenter l’État iranien millénaire comme étant perpétuellement impérial, mais aussi – et surtout – pour exclure l’essentiel de la civilisation iranienne du monde islamique.

Le farsi employé dans la vidéo est de mauvaise qualité et rempli d’erreurs de syntaxe, de grammaire et même de prononciation

Au-delà de l’idéologie djihadiste salafiste, la vidéo comporte des allusions à la rhétorique du vieux parti irakien Baas, en particulier la référence répétée au « Mage » (un terme péjoratif pour désigner le zoroastrisme, la religion ancienne de l’Iran) et la caractérisation de la minorité sunnite d’Iran comme une anomalie géographique et socio-économique opprimée par une majorité chiite persanophone. Cette rhétorique a été déployée sans succès pendant la guerre Iran-Irak pour attiser la division en Iran.

En outre, la présentation tendancieuse de l’Iran comme un allié secret des États-Unis et d’Israël rejoint parfaitement un discours nationaliste arabe plus large qui cherche à présenter l’Iran comme « l’autre » et comme une puissance-caméléon décidée à saboter la civilisation islamique de l’intérieur.

Ce métarécit historique est évidemment faux à de nombreux niveaux. Mais l’État islamique commet un faux pas de propagande particulièrement flagrant en dépeignant les Safavides (qui ont conquis l’Iran au début du XVIe siècle) comme des champions de la langue et de la culture perses.

En fait, les Safavides étaient une dynastie turcique dont les nombreux succès ont compris l’intégration de turcophones dans le cœur de l’État iranien. L’effet de cet héritage se perpétue encore aujourd’hui ; par exemple, l’actuel guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Seyyed Ali Khamenei, est turcophone.

Les erreurs factuelles sont aggravées par une production de mauvaise qualité. Alors que l’État islamique est réputé pour ses vidéos de propagande soignées, celle-ci se distingue par sa qualité moindre. Surtout, le farsi employé dans la vidéo est de mauvaise qualité et rempli d’erreurs de syntaxe, de grammaire et même de prononciation.

Bien que la vidéo mette en scène quatre hommes d’origine iranienne, aucun ne semble être un locuteur natif du farsi. Un des hommes parle en baloutche, tandis qu’un autre est un arabophone originaire de la province du Khouzistan, dans le sud-ouest du pays ; de même, un combattant masqué qui apparaît à la fin parle en farsi avec un accent distinctement kurde, alors que l’interlocuteur principal, également narrateur, est lui aussi probablement un Arabe originaire de la province du Khouzistan. Il est toutefois également possible qu’il soit originaire de la province du Sistan-et-Balouchistan, dans le sud-est du pays.

Des menaces creuses ?

Le contenu terroriste de la vidéo peut être analysé sur deux niveaux. Premièrement, l’État islamique adresse une menace directe aux dirigeants iraniens et à l’État iranien. Deuxièmement, le groupe incite les sunnites iraniens à engager une révolte armée contre l’État en vue de restaurer l’islam sunnite comme religion dominante dans le pays.

Les agents de l’État islamique vont se confronter à des services de renseignement qui ont déjà prouvé leur capacité à détecter et à déjouer des complots à la source

Dans cette vidéo, l’État islamique ajoute une dimension professionnelle à la menace terroriste qu’il laisse planer sur l’État iranien, en particulier ses dirigeants et les forces de sécurité, en présentant son bataillon « Salman al-Farisi ». Vers la fin de la vidéo, on voit seize combattants masqués s’entraîner dans une zone de tir improvisée, où des portraits de dirigeants et de commandants militaires iraniens (notamment le major général Qasem Soleimani, commandant de la Force al-Qods) servent de cibles.

Le nom de ce bataillon est important dans la mesure où il vise à prêter à la section militaire iranienne de l’État islamique un degré de légitimité historique et nationale. Salman al-Farisi (« Salman le Perse ») était un compagnon du prophète Mohammed et le premier Iranien converti à l’islam. Les Iraniens, chiites comme sunnites, le considèrent comme une icône religieuse nationale.

L’État islamique n’est pas le premier groupe djihadiste salafiste à menacer de perpétrer des attaques terroristes en Iran. En juin 2015, Abou Mohammed al-Joulani, le chef du Front al-Nosra (l’ancienne filiale d’al-Qaïda en Syrie), a menacé de mener des attaques en Iran en représailles contre l’intervention décisive de l’Iran dans le conflit syrien.

Un défi considérable

À ce jour, aucune attaque terroriste ne s’est concrétisée. Cela témoigne des défis opérationnels que représente le fait d’attaquer la République islamique en son sein. Les forces iraniennes de renseignement et de lutte contre le terrorisme sont largement considérées comme faisant partie des meilleures au monde, ayant acquis une expérience vitale et des compétences supérieures pendant plus de trois décennies de passes d’armes contre un large éventail de groupes terroristes indigènes et contre les services de renseignement occidentaux et israéliens.

Bien que des informations crédibles fassent état d’un recrutement opéré par l’État islamique dans les zones frontalières entre l’Iran et l’Irak, le groupe sera confronté à des défis opérationnels considérables pour mener des attaques terroristes majeures dans la capitale iranienne et dans les autres grandes villes. Les agents de l’État islamique vont se confronter à des services de renseignement qui ont déjà prouvé leur capacité à détecter et à déjouer des complots à la source.

L’État islamique a minimisé par inadvertance son potentiel de recrutement en représentant la guerre comme une guerre engagée non seulement contre l’État iranien, mais aussi contre la grande majorité des Iraniens

Le deuxième aspect de la menace, à savoir l’incitation des sunnites iraniens au terrorisme, est un scénario plus crédible. Cette menace est amplifiée par le rejet violent par l’État islamique des représentants de la communauté sunnite iranienne – notamment Molavi Abdul Hamid –, qui sont représentés comme des collaborateurs de l’État « rafidite ».

La crédibilité de la menace est davantage accentuée et vivement mise en relief par la propension de plus en plus forte de l’État islamique à inciter des prétendus « loups solitaires » à perpétrer des attentats dans les capitales de ses adversaires.

Toutefois, ces tactiques peuvent-elles vraiment fonctionner dans l’environnement prohibitif de lutte contre le terrorisme qui règne en l’Iran, dans sa gouvernance locale hautement idiosyncrasique et son milieu interreligieux ?

Alors que certaines communautés sunnites iraniennes, en particulier dans la province sous-développée du Sistan-et-Balouchistan, ont une série de revendications légitimes, l’État islamique aura du mal à y attirer un nombre critique d’éléments désabusés.

L’État islamique a minimisé par inadvertance son potentiel de recrutement en représentant la guerre comme une guerre engagée non seulement contre l’État iranien, mais aussi contre la grande majorité des Iraniens, qui peuvent être considérés comme des « rafidites » selon les critères de l’État islamique. Cette incitation au génocide est destinée à déstabiliser même les plus endurcis et les plus impitoyables des salafistes iraniens.

En fin de compte, il y a un domaine que cette vidéo de propagande aborde avec succès. D’un point de vue stratégique global, l’État islamique désire relier ses fiefs levantins et irakiens à sa présence croissante en Asie du Sud, notamment au Pakistan et en Afghanistan. À travers sa première vidéo en farsi et en se concentrant sur l’Iran, l’État islamique a fait un premier pas timide vers cet objectif – du moins au niveau de la rhétorique et de la propagande.

- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique iranienne. Il dirige le groupe de recherche Dysart Consulting. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : capture d’écran tirée d’une vidéo publiée sur YouTube en septembre 2014 par le site officiel Al-Raqqa du groupe État islamique (AFP/État islamique).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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