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La « marche républicaine » : un rassemblement nationaliste aux accents sinistres

Le rassemblement tenu à Paris a rappelé qu’il n’y a rien d’aussi rassembleur dans la politique française que les préjugés antimusulmans

Le concept d’unité nationale – rassemblons nous autour d’un leader visionnaire – est attirant pour nos politiciens. C’est sûrement le cas pour François Hollande, l’un des présidents les plus impopulaires de l’histoire de France, à une époque de fortes divisions nationales sur tous les plans, de la politique économique au mariage homosexuel.

Dans le discours qu’il a donné durant la « marche républicaine » du dimanche 11 janvier, Hollande a déclaré : « Clarissa, Frank, Ahmed, ils sont morts pour que nous puissions vivre libres », en référence aux trois policiers abattus lors de l’attaque de Charlie Hebdo.

L’image de diversité – Noirs, Blancs, Arabes unis sous la République – capture l’idéal français : les différences sont englobées sous la bannière nationale, effacées dans l’unité des principes et des valeurs. Ahmed, le policier musulman, est mort en défendant le principe de laïcité, a déclaré Hollande à la foule. Un principe central de la République française et l’incarnation des moyens utilisés pour imposer encore davantage de restrictions contre les musulmans dans la France contemporaine.

Les moments d’unité nationale sont incroyablement rares et, dans de nombreux cas, plutôt sinistres. Parce que, en dépit de la rhétorique, l’unité nationale peut fournir une couverture glorieuse à l’étouffement des différences d’opinion, ainsi qu’une opportunité d’imposer un récit unique : le récit nationaliste du « qui nous sommes » qui peut seulement être contesté au risque d’être expulsé du corps national et, ce faisant, de devenir l’inquiétant « autre ». La marche de dimanche a rassemblé pour diverses raisons, pour se souvenir des disparus, pour s’opposer au terrorisme et pour soutenir la liberté d’expression.

Les veillées en hommage à des personnes décédées sont typiquement des événements solennels – la force de l’émotion est en permanence orientée vers ceux qui ont perdu leur vie dans des circonstances tragiques. Les veillées ne sont pas pour nous, elles sont pour eux. Et c’est pourquoi, en observant la plus grande manifestation publique de l’histoire de France, il m’est clairement apparu qu’il ne s’agissait pas d’une veillée. Nous n’étions pas tant rassemblés pour « eux », les victimes de la violence politique, que pour « nous », pour ce pour quoi nous, Français, nous mobilisons.

Ce pour quoi nous nous mobilisons, nous a-t-on dit, c’est la lutte contre le terrorisme. Mais cela amène la question suivante : qui, exactement, soutient le terrorisme ? Ou plus directement : qui est perçu comme soutenant le terrorisme ? Après tout, les événements protestataires émanent généralement d’une minorité qui estime que sa voix n’est pas entendue, de l’assiégé qui estime qu’il doit prendre position contre le statu quo. Mais quand la protestation devient le statu quo, la question se déplace assurément : qui, exactement, est ciblé par le message ?

Certains affirmeront que les banderoles étaient adressées aux terroristes, non pas ceux qui sont morts mais les réseaux internationaux auxquels ils ont déclaré allégeance. Pense-t-on vraiment que les terroristes sont sensibles aux manifestations ? Peut-être que le message s’adressait à d’autres. Si ce ne sont pas les terroristes, s’agissait-il de la perception d’un ennemi beaucoup plus proche, l’implicite ennemi de l’intérieur ?

Beaucoup ont juxtaposé « opposition au terrorisme » et « soutien à la liberté d’expression ». Dans le contexte de la marche, Charlie Hebdo a été pris comme symbole de la liberté d’expression. Cette publication, qui a délibérément publié des images incendiaires et parfois racistes à l’encontre des musulmans, est non seulement devenue ce qui définit la liberté d’expression en France, mais a également été incorporée aux éléments qui définissent les valeurs nationales.

En devenant la voix héroïque de la liberté d’expression française, Charlie Hebdo et ses calomnies contre les musulmans et les minorités, maintes fois contestées, ont été redéfinis dans l’imaginaire national comme la quintessence de l’expression de l’identité française.

Pour comprendre à quel point cela est problématique, il est utile de rappeler que ce prétendu modèle d’opposition au racisme publiait des images diabolisantes des musulmans dans un pays où, il y a à peine un mois, un présentateur de télévision populaire était licencié pour avoir dit que les musulmans « devaient être déportés pour empêcher une guerre civile » ; un pays où le dernier bestseller de l’écrivain le plus aimé de France, Michel Houellebecq, était décrit par un journaliste comme « le grand retour des idées d’extrême droite dans la littérature française digne de ce nom ».

Pour un magazine de gauche, il semblait étrangement aveugle à la lutte des classes ouvrières musulmanes, se rangeant du côté d’une opinion quasi consensuelle en France selon laquelle la présence des musulmans constitue un problème inhérent aux sociétés européennes. Dans un sondage de 2013, 74% des Français admettaient qu’ils percevaient l’islam comme étant incompatible avec la société française.

Repensé en ce sens, un rassemblement nationaliste de cette magnitude, qui a parmi ses thèmes centraux la liberté d’expression incarnée par un magazine qui a cherché à dénigrer une minorité déjà fortement décriée, dans un climat plus large d’hostilité et de discrimination, devrait peut-être soulever certaines inquiétudes. Parler d’unité nationale à un moment où la France a rarement été aussi divisée n’est possible qu’en raison de la perception d’un ennemi extérieur existentiel. Une menace commune, contre laquelle tous les citoyens doivent s’unir.

Les minorités ethniques, et les musulmans en particulier, sont confrontés à une importante discrimination à tous les niveaux, de l’éducation au logement en passant par les opportunités d’emploi. En France, un citoyen chrétien a deux fois plus de chance d’être convoqué pour une interview que n’importe quel candidat musulman aussi qualifié. Les abus verbaux et physiques à l’encontre de musulmans étaient en augmentation de 47% l’année dernière.

Cette marche fait en réalité partie de la construction d’un « soi » national en opposition avec un « autre » musulman diabolisé, du malfaisant terroriste anhistorique à une menace musulmane plus large – l’iceberg dont les terroristes ne sont ni plus ni moins que la violente partie émergée. Tant et si bien que les musulmans présents à la marche ont souvent ressenti le besoin de clarifier leur position au sein de ce prisme potentiellement excluant, brandissant des affiches clamant leur innocence afin de répondre à la présomption de culpabilité déduisant de leur condition de musulman une possible sympathie pour le meurtre.

Cette République, construite historiquement en opposition aux colonies dont sont originaires beaucoup de jeunes musulmans, continue jusqu’à ce jour à les exclure, dans leur grande majorité, des centres du pouvoir, et à leur nier cette mobilité sociale susceptible d’assurer leur participation dans une identité nationale en évolution constante. Historiquement, la République « civilisée » s’est construite sur le dos de ses colonies « barbares », son sentiment de construction autonome s’est fait en opposition aux musulmans « non éclairés », que la France considérait comme son fardeau de civilisation.

Ce magazine soi-disant contestataire qui a publié des illustrations déplaisantes des musulmans a, depuis, vu sont financement garanti par l’Etat français, sapant ainsi son indépendance journalistique et ses références anarchiques, et estampillant sa production discriminatoire du sceau de l’Etat.

J’ai déclaré précédemment que le fait de viser Charlie Hebdo semblait une décision stratégique d’al-Qaïda, dans la mesure où l’organisation est connue pour choisir des cibles qui ont une portée symbolique, en l’occurrence une cible qui avait déjà polarisé la société française par le passé. Cibler Charlie Hebdo leur permettait de se poser comme agissant au nom de tous les musulmans lésés, en dépit du fait que même ceux qui ont été tourmentés par les images du magazine ont condamné haut et fort l’usage de la violence comme réponse. Hélas, la perception qu’ils agissaient pour le compte d’un sentiment plus large semble prévaloir.

Au lendemain de l’attaque, l’ancien Premier ministre Alain Juppé, tout en affirmant le droit des musulmans à vivre en sécurité, les appelait à « prendre leurs responsabilités » en réaffirmant les valeurs de la République, dont l’égalité entre hommes et femmes. A moins de considérer que l’attaque était d’une manière ou d’une autre liée à la communauté musulmane au sens large – et à un conflit perçu comme opposant les valeurs républicaines aux valeurs musulmanes – cet appel semble quelque peu déplacé. Je suggère qu’il l’est en effet, quoi qu’il en soit.

L’écrivain français Yann Moix a continué dans cette voie, déclarant qu’il fallait désormais appeler musulmans « uniquement ceux qui ont marché avec nous », suggérant que la marche républicaine servait un idéal politique plus large consistant non seulement à réduire l’espace de la contestation – ironiquement – mais aussi à cimenter une idée des musulmans comme des citoyens suspects dont l’allégeance devait être prouvée et non pas considérée comme acquise. Les manifestations de ce nouveau climat ont été immédiates, comme lorsque Rokhaya Diallo, une journaliste française musulmane, s’est effondrée en pleurs dans une émission de radio lorsqu’un écrivain connu l’a harcelée pour qu’elle prenne ses distances par rapport aux actes des terroristes, un appel qu’elle a ressenti comme la plaçant, elle et tous les musulmans, sur « le banc des accusés ».

Même si la cible de cette horrible attaque était la liberté d’expression, la réponse globale, qui a notamment inclus la réimpression des images en question ainsi que la poursuite de la publication de Charlie Hebdo, suggère que la liberté d’expression n’a heureusement pas été mise à mal par les terroristes. Elle est néanmoins sous la menace d’un vote immédiat de lois de surveillance encore plus intrusives. Avant même que les bannières vantant la liberté d’expression n’aient été rangées, l’état d’exception sert à justifier encore davantage de restrictions ainsi qu’une présence massive de la police et des militaires qui présage que les libertés seront garanties uniquement à ceux qui n’ont pas été systématiquement victimes de leurs abus.

La marche républicaine a revêtu des significations différentes pour des personnes différentes. Mais elle a été indubitablement instrumentalisée pour favoriser un sens de la République profondément en désaccord avec l’islam et demandant à tous ses citoyens musulmans de prendre garde à leur présence en son sein.

La manifestation de dimanche a rappelé qu’il n’y a rien d’aussi rassembleur dans la politique française que les préjugés antimusulmans.

Myriam Francois-Cerrah est une écrivaine et journaliste de presse et de télévision franco-britannique spécialisée sur l’actualité en France et au Proche-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : manifestations contre l’attaque de Charlie Hebdo, Marseille, le 10 janvier 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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