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Le cas Kamel Daoud, contre-enquête

L’ascension de Kamel Daoud comme écrivain ne se fait pas sans douleur : prise au piège des polémiques en France et en Algérie, elle révèle combien, dans un contexte de tensions et de malentendus autour de l’islam, il est difficile de tenir un discours libre

La jeune juge n’utilise pas le micro, malgré le vacarme qui règne dans la salle d’audience numéro 1 du tribunal d’Oran. Elle fait défiler les dossiers de sa gauche vers sa droite au rythme des énoncés de jugement en une rafale de mots portée par sa voix fluette. L’ambiance et la voix monotone de la magistrate n’augurent en rien de l’importance d’un jugement que beaucoup attendent.

Glissée entre une affaire d’escroquerie et une rixe entre voisins, la sentence qui condamne Abdelfatah Hamadache, prédicateur salafiste, pour avoir demandé aux autorités algériennes de condamner publiquement à mort l’écrivain et journaliste Kamel Daoud, passe presque inaperçue. Trois mois de prison ferme, trois autres avec sursis, 50 000 dinars (soit 460 dollars) d’amende et un dinar symbolique pour le préjudice moral. Il y a une semaine, le procureur avait réclamé six mois de prison avec sursis seulement.

C’est une première dans le monde arabo-musulman. C’est la première fois qu’on condamne à de la prison un intégriste qui a menacé de mort un intellectuel. C’est très symbolique. Une manière d’affirmer que la violence, même verbale, devrait être une ligne rouge dans les débats.

Pour l’écrivain, c’est déjà un soulagement. Un répit après les derniers mois. Même si, selon ses avocats, ce répit sera de courte durée. Les salafistes vont tenter de médiatiser encore davantage ce procès, joueront aux martyrs afin de renverser la vapeur. Dans les couloirs du tribunal, les quelques journalistes oranais commentent la sentence. Ils ne s’attendaient pas à de la prison ferme, trouvent le jugement très « audacieux ».

Ni Hamadache ni Kamel Daoud n’ont assisté au procès. L’écrivain, lui, veut s’isoler dans son domicile à Oran, « capitale » de l’ouest algérien, ville joyeuse et décrépie qu’il aime plus que de raison. Il a subi trop de pression, il veut se consacrer à la littérature, « se guérir avec l’écriture », comme il le dit lui-même.

Choc immense

Flashback. Décembre 2014, Abdelfatah Hamadache, à la tête du « Front de l’éveil islamique des mosquées d’Alger », qualifie Kamel Daoud de « sioniste » et de « criminel » pour avoir insulté Dieu et le Coran, et considère qu’il mérite la mort pour faire la guerre à l’islam, à la langue arabe et aux « gens de l’islam ». Pourquoi ? Daoud, invité du talk-show français « On n’est pas couché », à l’occasion de la parution de son best-seller, avait critiqué la religion musulmane et la fossilisation de la langue arabe.

Dans un pays qui a connu dans les années 90 les assassinats ciblés d’intellectuels, imputés aux groupes armés islamistes, le choc est immense après cette fatwa. Sur les réseaux sociaux, la solidarité s’organise, mais certaines voix continuent à critiquer le fait que le journaliste vedette du Quotidien d’Oran ait fait le jeu du bashing médiatique de l’islam, de l’Algérie et du monde arabo-musulman en général. Le grand écrivain algérien Rachid Boudjedra, par exemple, n’a pas de mots assez durs pour attaquer Daoud : « Kamel Daoud doit bien se rendre au hammam. Qui l’a créé ? Ce sont les Arabes et les musulmans. Comment peut-il dire qu’il n’y a pas d’identité arabe. C’est juste un complexe. Son livre est médiocre, sans construction ni philosophie. Ce livre a été écrit en français et publié en France ».

Meursault : contre-enquête, traduit en 28 langues dans une trentaine de pays, écrit et édité en Algérie d’abord, contrairement à ce que prétend Boudjedra, a connu un large succès mondial, du Vietnam aux Etats-Unis.

Daoud y revisite l’œuvre d’Albert Camus, L’Étranger, et donne un prénom à « l’Arabe » assassiné par son héros, Meursault, en faisant parler le frère de la victime. Ce dernier développe une longue diatribe dans une langue française magnifique, avec un souffle littéraire qui n’a rien à voir avec le français dominant du centralisme parisien ou des fantasmes post-coloniaux.

« Une œuvre sur l’Autre, sur nous »

Les détracteurs de Daoud, en Algérie, ont justement orienté leur fusil sur le « choix délibéré » de l’auteur : s’il a écrit une œuvre relative à Camus, un Français d’Algérie aux positions ambigües sur l’Indépendance algérienne, c’est pour faire plaisir à ses maîtres français.

« Je ne parle pas de Camus, ce n’est pas un livre sur Camus, c’est une œuvre sur l’Autre, sur nous, sur ce qui est advenu depuis l’Indépendance, Camus n’est que le prétexte d’un travail littéraire », nous expliquait Kamel Daoud il y a quelques mois. « Aujourd’hui, tout acte littéraire est sur-politisé. La littérature devrait être un acte d’amusement et de sens. J’ai peur, j’ai un regard au-delà de l’épaule, je n’arrive plus à écrire librement », a-t-il encore déclaré lors d’une conférence à Alger.

Toute une partie de l’élite algéroise gauchisante, ombrageuse, obsédée par le « néocolonialisme » français, « l’impérialisme », les interventions militaires de l’OTAN, etc., fait front contre l’auteur. « Ils oublient que la première traduction du roman a été faite au Vietnam », rappelle son éditeur algérien Sofiane Hadjadj, des éditions Barzakh. On ne peut pas dire que ce pays, où Kamel et son œuvre ont été très bien accueillis, soit un suppôt de l’Occident impérialiste et colonialiste ! ».

Est-ce que ces mêmes détracteurs ont écouté Daoud quand il a critiqué les élites françaises ? Sur France Inter, en mai 2015, l’écrivain algérien déclarait : « En France, j’ai été frappé du fait que vous n’arrivez pas à redéfinir facilement les choses : qu’est-ce que la liberté, qu’est-ce que dessiner, qu’est-ce que la laïcité ? Vous avez une élite qui jacasse beaucoup mais qui est incapable de définir la liberté pour un écolier de 15 ans. Je pense que vous avez besoin d’un dictionnaire. Vous avez une collection de tabous extraordinaires. Je me sens beaucoup plus libre paradoxalement quand j’exerce mon droit d’intellectuel en Algérie qu’ici ».

« Mini guerres civiles entre intellos »

N’empêche, Daoud se retrouve donc entre deux feux, les intégristes qui le condamnent à mort pour avoir critiqué l’islam et les gauchistes souverainistes qui l’accusent de vouloir tout faire pour plaire à l’Occident dominant. 

Quand Daoud critiquait le régime et le bigotisme de la société dans les colonnes du Quotidien d’Oran, il avait gagné une estime immense auprès de cette même élite qui le critique aujourd’hui parce qu’il parle sur un plateau télé en France ou qu’il signe des tribunes dans Le Point.

En Algérie on peut tout critiquer, y compris la religion ou certaines grandes figures de l’histoire nationale, mais cela doit rester entre nous sous peine d’être soupçonnés d’être à la solde de la « main de l’étranger », un vendu qui échange son algérianité contre une carte de résidence française.

Ce qui est dramatique, me confiait un ami universitaire oranais, c’est qu’on n’est pas nombreux, on est faible devant ce pouvoir politique, devant une société qui est tentée par le conservatisme, mais nous passons notre temps à nous chamailler, à créer des mini guerres civiles entre intellos.

Kamel n’est pas un chercheur mais un chroniqueur

Kamel Daoud n’est pas au bout de ses peines. En février dernier, le journal français Le Monde publie une tribune, signée par une vingtaine d’universitaires, intitulée « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés ». Les chercheurs reprochent au journaliste-écrivain une chronique parue dans ce même quotidien où, sous le titre « Cologne, lieu du fantasme », il revient sur les agressions sexuelles de la Saint-Sylvestre attribuées à des migrants dans cette ville allemande – même si l’enquête en cours a plus épinglé des Maghrébins installés depuis quelques années en Allemagne.

« Le sexe est la plus grande misère dans le “monde d’Allah” », écrit-il dans ce texte où il dissèque les fantasmes aussi bien occidentaux sur les migrants que ceux des musulmans sur la sexualité. Pour les chercheurs qui ont signé la tribune, « Kamel Daoud intervient en tant qu’intellectuel laïque minoritaire dans son pays, en lutte quotidienne contre un puritanisme parfois violent. Dans le contexte européen, il épouse toutefois une islamophobie devenue majoritaire ».

Le mot est lâché : islamophobie. « Je ne m’attaque pas aux islamistes mais je me défends. Je ne suis pas un militant. J’ai une vie et je la défends. Je le répète toujours, celui qui ne peut pas mourir à ma place, ne peut pas vivre à ma place », déclarait Daoud à un journal algérien quelque temps après la tribune des chercheurs. La vérité, c’est que si on devait faire attention à tous les contextes, dans un monde où l’écrit est mondialisé alors que la situation est vécue intimement, alors on ne pourrait plus rien dire. Ensuite, Kamel n’est pas un chercheur mais un chroniqueur qui exprime des opinions.

Choqué par la charge violente de la tribune qui l’accuse d’avoir essentialisé les musulmans en général et d’avoir joué le jeu du populisme droitier en Europe, le journaliste décide de se retirer du débat public, d’arrêter le journalisme. Kamel Daoud répond, dans une lettre publiée par son journal oranais :

« Nous vivons désormais une époque de sommations. Si on n'est pas d'un côté, on est de l'autre ; le texte sur ‘’Cologne’’, j’en avais écrit une partie, celle sur la femme, il y a des années. À l'époque, cela n’a fait réagir personne ou si peu. Aujourd’hui, l’époque a changé : des crispations poussent à interpréter et l’interprétation pousse au procès. »

Son indépendance fait sa force mais induit sa solitude

L’enchaînement des malentendus se déclenche : certains signataires de la tribune démentent avoir attaqué l’auteur comme personne, mais pointent les dérives d’un discours essentialisant. En France, les défenseurs de Daoud s’acharnent maladroitement sur les « islamo-gauchistes », évoquent la censure imposée par le groupe de chercheurs et, dernier rebondissement, une lettre de soutien à Daoud signée… Manuel Valls, le Premier ministre français.

C’est le coup de grâce pour Kamel, qui n’avait pas besoin de ce soutien incongru. Pourquoi un responsable français intervient-il dans une polémique dont il est loin de saisir tous les enjeux, notamment en Algérie ? Les détracteurs de Kamel pavoisent. « On vous l’avait bien dit, c’est un obligé de la France, un petit colonisé. »

Dans la cité où habite Kamel, à la périphérie d’Oran, sorte de petite ville intelligente pilote, on croise peu de monde. C’est un peu retiré de la ville foisonnante qu’est Oran, avec son port dynamique, ses nombreux chantiers et son vieux centre ville où de magnifiques immeubles Art déco tombent en ruine. Cet isolement est à l’image de celui que vit l’écrivain ici : son indépendance fait sa force mais induit sa solitude, pour paraphraser Pasolini.

Ces gens de l’autre côté de la mer, qu’ils l’attaquent ou le soutiennent, sont dans le confort de leurs propres institutions et espaces de débats, de leur tradition des polémiques intellectuelles apaisées. Ici, Kamel reçoit tout cela seul, isolé dans un pays où le débat est un pugilat, un procès d’intention.

À la sortie du tribunal, ce mardi 8 mars, les journalistes continuent à commenter le verdict contre le salafiste Hamadache. L’essentiel, ce n’est pas la polémique sur l’islamophobie avérée ou fantasmée de Daoud. C’est ce qui se passe ici, avec ce jugement et le combat de Kamel dans son pays, contre un régime vieux et des intégristes dangereux. C’est ici le centre. Eux, là-bas, avec leurs polémiques, sont à la périphérie.

- Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Il est actuellement rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, et a signé deux thrillers politiques sur l’Algérie. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : l’écrivain et journaliste Kamel Daoud, photographié à son domicile d’Oran le 8 mars 2016 (MEE/Adlène Meddi).

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