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Le document israélien qui forme l’épine dorsale d’un État d’apartheid

Le rapport Koenig semble avoir jeté les bases d’un système d’apartheid en Israël

Quarante ans après la publication du rapport Koenig (ou mémorandum Koenig), un nouveau regard sur ce document historique est nécessaire pour répondre à une question clé : constitue-t-il la base pour désigner Israël comme un régime d’apartheid conformément au droit international ?

Mais qu’est-ce que le rapport Koenig ?

En septembre 1976, le journal israélien Al HaMishmar a publié un mémorandum qui formulait des recommandations sur la manière de traiter les Palestiniens vivant dans l’État d’Israël, considérés comme des citoyens en vertu de la loi israélienne.

Qu’est-ce que l’apartheid ?

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L’apartheid est un crime contre l’humanité en vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale entré en vigueur en 2002. Trois conditions doivent être remplies pour qu’une pratique soit qualifiée d’« apartheid » :

- deux groupes raciaux ou plus doivent exister ;

- le groupe racial dominant doit mener des pratiques inhumaines contre les autres groupes ou groupes raciaux ;

- les pratiques inhumaines doivent être mises en œuvre de manière méthodologique et institutionnelle par le groupe racial dominant, dont l’objectif est de perpétuer cette situation.

On ne savait pas à l’époque pourquoi ce document secret avait été publié, ni qui l’avait écrit. Dans les années qui ont suivi sa divulgation, aucun gouvernement israélien n’a répudié ses recommandations, bien que le gouvernement israélien ait été quelque peu embarrassé par la publication de ce contenu. Son caractère anonyme et secret est ouvert aux spéculations.

Comme le donne à entendre le contenu du document, sa publication semblait faire partie d’un plan visant à provoquer un climat d’intimidation et d’hostilité à l’égard des Palestiniens.

Des voix ont par la suite demandé à ce qu’Israël soit poursuivi devant les tribunaux internationaux pour crimes contre l’humanité, définis comme des crimes qu’il a commis et continue de commettre à l’encontre des Palestiniens. Ces victimes comprennent les citoyens palestiniens arabes d’Israël, qui ont subi les foudres de la politique de discrimination raciale de l’État.

Comment le rapport Koenig s’inscrit-il dans cela ?

Dissimuler la vérité

Les documents clairs et explicites émis par le gouvernement israélien ne sont pas facilement accessibles, ce qui amplifie davantage le sentiment qu’Israël gère un système d’apartheid. L’État tient à dissimuler la politique de discrimination raciale en la masquant : découvrir la vérité peut être très difficile. Le rapport Koenig a peut-être été le premier document à exprimer explicitement et clairement des vérités cachées.

Le document a été nommé d’après Yisrael Koenig, à qui l’on attribue sa préparation, bien que des sources suggèrent que d’autres personnes ont contribué à sa production. Koenig a officié en tant que directeur général du District nord au ministère de l’Intérieur pendant 26 ans à partir de 1967. Il était alors directement responsable de la plus grande proportion des Palestiniens de 1948 qui vivaient dans le nord du pays.

Tout au long du document, une seule hypothèse prévaut : les citoyens arabes doivent être considérés comme des ennemis et des arriérés

Parmi les autres personnes qui auraient contribué au document figure Tsavi Aldaroti, qui était considéré comme un spécialiste des affaires arabes et occupait plusieurs postes officiels, dont le plus important était celui de directeur général du bureau du Premier ministre.

Le document en lui-même a été produit en deux étapes. La première partie a été préparée avant les manifestations de la Journée de la Terre du 30 mars 1976, lors desquelles des milliers de Palestiniens se sont mis en grève et ont défilé contre la confiscation de terres par le gouvernement, soit leur premier acte de désobéissance civile collective contre le régime sioniste. La deuxième partie (l’annexe) a été préparée après. Il ressort clairement de cet ajout ultérieur que le gouvernement israélien souhaitait recommander des préparatifs pour établir une stratégie afin de traiter avec les citoyens arabes.

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Tout au long du document, une seule hypothèse prévaut : les citoyens arabes, qui constituent un cinquième des citoyens de l’État, doivent être considérés comme des ennemis et des arriérés qui manquent de compréhension de la modernité ou de la démocratie. Il s’agit là, selon le document, de la base selon laquelle ils devraient être traités.

 

Le contenu du document

Le document s’ouvre avec un prélude qui examine « le problème » – comme les citoyens palestiniens d’Israël y sont qualifiés – et critique les responsables israéliens et les moyens et outils peu sophistiqués qu’ils ont utilisés pour y faire face.

Dès le début, indique le document, il n’y a pas eu de traitement objectif ni ciblé de la part des responsables israéliens visant à garantir les intérêts juifs nationaux sur le long terme, ni suffisamment de préparation pour mettre en place des outils efficaces garantissant un lien effectif avec la communauté juive.

Selon le document, cinq sujets doivent être abordés : le « problème » démographique et ses ramifications nationalistes arabes, les dirigeants arabes et leur impact, l’économie et le travail, l’éducation et, enfin, la mise en œuvre de la loi. Le document propose également des recommandations pour résoudre ces problèmes dans le cadre d’une stratégie visant à apprivoiser les Arabes et à garantir la suprématie juive.

1. Écraser la défiance arabe

Le citoyen arabe moyen n’est plus inférieur, ni vaincu, malgré toute la bonne volonté de l’État, indique le rapport Koenig. Au contraire, la communication entre les citoyens arabes en Israël et les Palestiniens en Cisjordanie a encouragé les citoyens arabes à « se tenir debout » et les a motivés à exprimer leurs opinions nationalistes.

Manifestation commémorant la Journée de la Terre à Deir Hanna, dans le nord de la Galilée, en mars 2009 (AFP)

Cette nouvelle posture de défi des Arabes, selon le document, est liée à la croissance de la population arabe dans le nord d’Israël. Pour remédier à cela, l’auteur (ou les auteurs) recommande(nt) d’étendre le processus de judaïsation en Galilée et de déplacer potentiellement la population arabe. Cela devait se faire avec la coordination complète et entière des institutions gouvernementales afin que ces mesures soient mises en œuvre de manière stricte et ferme.

2. Affaiblir les dirigeants arabes

La population arabe en Israël est ensuite décrite comme un groupe de personnes au « caractère arabe levantiniste » et dont « l’imagination tend à sortir du cadre du rationnel ». Plus tard, le document fait référence à « l’Oriental arabe, à la personnalité superficielle et inconsistante, qui est plus enclin à la fiction qu’à la réalité ».

Le rôle des dirigeants et des partis politiques arabes à la Knesset israélienne a été marginalisé (AFP)

Le document comporte également des appels à l’unité, de sorte que « tous les efforts possibles [soient faits] pour unifier les partis sionistes et les amener à s’entendre de manière unanime sur la question des Arabes d’Israël, afin de les sortir des différends politiques internes ». Résultat : il s’agit de refuser aux représentants arabes au parlement – qui sont membres de la Knesset depuis les premières élections législatives de 1949 – toute influence significative.

Dans sa seconde partie, le rapport Koenig affirme que « les juifs qui ont été mandatés pour aborder cette population » et la rendre « loyale » envers Israël ont échoué.

Le document recommande de nommer « une équipe de travail spéciale (des renseignements internes) pour surveiller la conduite personnelle des dirigeants de l’organisation communiste israélienne Rakah ainsi que d’autres personnalités faibles et [de] mettre les informations à la disposition du public qui les a élus en premier lieu », ainsi que de poursuivre toutes les personnalités « passives ». Le document appelle également à élargir les poursuites contre les dirigeants arabes, y compris les membres arabes de la Knesset.

3. Refuser aux Arabes l’accès à l’emploi

Trop de secteurs de l’emploi en Israël dépendent des travailleurs arabes, note le document. Usant d’un langage raciste et fasciste explicite, il prétend que les Arabes ont réussi à amasser « beaucoup d’argent » et que « la sécurité sociale et économique, qui libère l’individu et sa famille des angoisses, des anticipations et des pressions quotidiennes, offre volontairement ou non aux travailleurs la possibilité d’avoir plus de temps pour délibérer sur des idées sociales et nationales ».

Des ouvriers palestiniens en provenance de la ville cisjordanienne de Qalqilya font la queue au check-point d’Eyal tenu par l’armée israélienne, le 1er mai 2016 (AFP)

Le document recommande ainsi de restreindre le nombre d’ouvriers arabes dans les usines et d’accorder une préférence à l’emploi d’ouvriers juifs. Il recommande également des stratégies visant à faire en sorte que les citoyens arabes rencontrent des difficultés économiques et ne soient pas trop préoccupés par leurs intérêts nationaux.

Le document ajoute : « Le gouvernement devrait trouver un moyen de refuser les prestations sociales aux familles arabes avec beaucoup d’enfants, soit en liant les avantages à la situation économique, soit en transférant ces avantages de la sécurité sociale nationale à l’Agence juive ou à l’Agence sioniste afin de les rendre disponibles uniquement pour les juifs. »

4. Refuser les opportunités d’éducation

En ce qui concerne la question de la jeunesse arabe, le document estime qu’il est dangereux d’améliorer l’éducation reçue et soutient que cette menace doit être affrontée.

Des enfants palestiniens se trouvent à l’intérieur d’un véhicule blindé israélien après avoir été arrêtés à Hébron, en février 2003 (AFP)

Le document recommande d’introduire des mesures qui restreignent le nombre d’Arabes instruits et encouragent « les étudiants arabes à étudier des matières professionnelles sophistiquées ainsi que les sciences naturelles, puisque ces matières leur laissent peu de temps libre pour s’engager dans des activités nationalistes ».

Il préconise également de « faciliter les voyages à l’étranger à des fins éducatives, puis [de] rendre difficile leur retour et leur accès à l’emploi. Une telle politique pourrait les encourager à émigrer. »

5. Instaurer un contrôle plus rigoureux

En ce qui concerne la « mise en œuvre de la loi », le rapport Koenig prétend que les Arabes sont connus pour leur propension à enfreindre les lois, en particulier lorsqu’il s’agit de la question litigieuse de la construction de maisons. Il recommande d’instaurer un contrôle plus rigoureux et un suivi strict de leurs activités, en se servant du harcèlement et de poursuites judiciaires pour les dissuader.

Les forces de sécurité israéliennes affrontent des Palestiniens qui se sont vu refuser l’entrée dans la mosquée al-Aqsa en octobre 2015 (AFP)

Dans la foulée de la première Journée de la Terre, le 30 mars 1976, avec le succès de la grève générale en Palestine et l’énorme soutien public apporté aux dirigeants arabes, la seconde partie du rapport Koenig – l’annexe – a été publiée. Les responsables qui l’ont préparée considéraient la Journée de la Terre comme un mouvement de désobéissance civile qui donnait une légitimité aux recommandations racistes qu’ils proposaient, en soutenant la nécessité de resserrer les mesures de contrôle et de surveillance de la population arabe.

Ils ont également préconisé de nommer des commissions gouvernementales chargées de mettre en œuvre les recommandations du document.

Le gouvernement israélien a-t-il adopté le document ?

Sans aucun doute, le contenu de ce document qui préconise une discrimination raciale contre les citoyens arabes représente une Constitution idéale pour un régime d’apartheid. Il perçoit les Arabes comme une communauté superficielle et arriérée qui a besoin d’un traitement spécial et d’une observation constante.

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Ahmad H. Saadi, maître de conférences au département Politique et gouvernement de l’Université Ben Gourion du Néguev en Israël, affirme que « le langage raciste du rapport et ses suggestions draconiennes ont suscité une vaste indignation des Palestiniens. Cependant, les responsables de l’État ont rejeté cette réaction, la jugeant injustifiée. »

Le rapport Koenig cherche à créer une nouvelle réalité fasciste qui hanterait les Arabes dans tous les aspects de leur vie. Il encourage les Arabes à émigrer et leur refuse les droits légitimes dont ils jouissent en tant que citoyens de l’État. Parallèlement, il rehausse encore plus les privilèges dont jouissent les juifs tout en recherchant des stratagèmes indirects et trompeurs pour mettre en œuvre ce projet, dont le transfert de pouvoirs à des institutions semi-officielles telles que l’Agence juive et l’Agence sioniste, afin que celles-ci servent uniquement les juifs.

« Le langage raciste du rapport et ses suggestions draconiennes ont suscité une vaste indignation des Palestiniens »

- Ahmad H. Saadi, de l’Université Ben Gourion du Néguev

Il recommande en outre d’unifier tous les partis juifs afin d’atténuer toute influence que les partis arabes pourraient avoir au sein du parlement.

Nous ne disposons d’aucun document ou papier officiel qui permette de prouver que le gouvernement israélien a adopté ce document. Néanmoins, il est bien connu dans les cercles politiques et juridiques israéliens que les décisions prises par un comité d’enquête spécifique sont contraignantes pour le gouvernement israélien. Nous n’avons toutefois pas connaissance du statut juridique de la commission qui a rédigé ce document.

Le Conseil de sécurité des Nations unies a rapporté certaines des réponses à la publication du rapport. Un journal israélien, Yediot Aharonot, a déclaré peu de temps après sa divulgation que des hauts responsables proches du bureau du Premier ministre y attachaient de l’importance. Dans le même temps, la radio israélienne a rapporté que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Yosef Burg, avait réagi à la publication du document en affirmant qu’il avait totalement confiance en Koenig.

Les postes gouvernementaux occupés par Koenig et Aldaroti confèrent à ce document une autorité officielle. Il est donc du devoir du gouvernement israélien de prouver qu’il a rejeté ce document et qu’il ne l’a jamais adopté.

Faire de Koenig une réalité

Le gouvernement israélien a-t-il donc adopté ce document comme politique ? Des signes clairs indiquent qu’il est devenu une stratégie, voire presque une Constitution, adoptée par les gouvernements israéliens successifs.

Après la publication du rapport Koenig, un vaste processus de judaïsation a eu lieu en Galilée sous le prétexte du « plan de développement de la Galilée ». Des dizaines de colonies « exclusivement juives » ont été construites et des centaines de milliers de juifs ont été transférés pour y vivre.

Grues et excavateurs dans la colonie juive de Neve Yaakov en mars 2016 (AFP)

Parallèlement, les gouvernements israéliens successifs se sont efforcés d’encourager l’émigration arabe du pays. Les citoyens arabes ont continué d’être harcelés et d’être victimes de la confiscation de leurs terres et de la spoliation menées par les autorités afin de leur infliger une défaite morale.

La preuve la plus évidente de cette approche est peut-être apparue en octobre 2000, lorsque l’armée et la police israéliennes ont tué treize Arabes palestiniens, dont douze citoyens israéliens, sans qu’il y ait eu de provocation, au cours d’une manifestation, pour dissuader les Arabes de lever la tête et de revendiquer leurs droits.

Une exclusion politique

Malgré la participation de partis arabes aux élections législatives israéliennes, les parlementaires arabes n’ont pratiquement pas d’influence, ce qui fait écho aux recommandations du rapport, qui préconise d’exclure les représentants arabes des différends internes. Cela a été rendu possible par l’unification des partis sionistes contre toute participation effective des partis arabes à la prise de décisions.

Quant aux prestations de sécurité sociale nationale allouées aux enfants, pour lesquelles les Arabes faisaient l’objet d’un traitement égal, celles-ci ont été considérablement réduites. De nouveaux canaux ont été inventés pour indemniser exclusivement les enfants juifs, à travers par exemple des avantages et des récompenses accordés à ceux qui servent dans l’armée.

Le système éducatif arabe en Israël a été placé sous le contrôle de l’appareil des renseignements généraux. Cela signifie qu’aucun directeur d’école ou professeur ne peut être nommé sans l’approbation des services de renseignement. Des appels répétés ont été lancés devant les tribunaux pour réduire le rôle joué par les services de renseignement dans ces nominations, sans succès (en fait, il a été confirmé qu’un représentant des renseignements devait superviser ces nominations).

Même le programme scolaire a été placé sous la supervision de « spécialistes » dans le but d’apprivoiser la population arabe et de la transformer en une population loyale, comme cela a été préconisé il y a quatre décennies.

Et qu’en est-il de la « mise en œuvre la loi » pour assurer l’appauvrissement de la population arabe ? Les autorités israéliennes ont émis des ordres de démolition pour environ 50 000 logements et infligé de lourdes amendes à des citoyens arabes. L’impact net de ces mesures a été l’épuisement et l’appauvrissement des Arabes, en application des recommandations formulées dans le document.

Le rapport Koenig a été adopté et mis en œuvre en tant que point de référence et source essentielle pour les gouvernements israéliens successifs, et en tant que stratégie convenue contre la population arabe.

C’est une Constitution pour un système d’apartheid qui a été établi à l’intérieur des territoires occupés de l’Israël moderne.

- Jihad Abu Raya est un avocat et activiste palestinien vivant dans le nord d’Israël. Il fait partie des fondateurs du mouvement Falastenyat.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : manifestant palestinien près de la colonie de Beit El, au nord de Ramallah, le 8 octobre 2015 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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