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Le féminisme laïc étouffe les voix du féminisme islamique

Le temps est venu d’accueillir la diversité de la pensée féministe et de faire résonner au niveau international les voix du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord

MADRID – Le mois dernier, l’ambassade de Suède à Madrid et le think tank espagnol Real Instituto Elcano ont organisé une conférence sur la Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui reconnaît l’impact des conflits armés sur les femmes et les filles et traite du rôle crucial des femmes dans la prévention des conflits, leur résolution et les processus de construction de la paix.

Bien qu’il y ait plus de 25 conflits actifs à travers le monde et que la plupart d’entre eux se déroulent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – dont la guerre civile en Syrie et la guerre contre l’auto-proclamé État islamique en Irak –, toutes les intervenantes mentionnées au programme de la conférence étaient d’origine européenne.

En signe de protestation, j’ai décidé de ne pas y participer.

Aujourd’hui, la participation de femmes originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dans de nombreux forums internationaux demeure faible, voire inexistante. Plus inquiétant, leurs voix sont souvent réduites au silence par les voix des féministes occidentales, en particulier celles qui défendent – et parfois cherchent à imposer – un type universel de féminisme : le féminisme laïc.

Le féminisme occidental est-il islamophobe ?

Dans le sillage de ce que l’on a surnommé le Printemps arabe, les femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord se sont mises à affirmer leur pouvoir d’action en masse via les plateformes des réseaux sociaux à travers le monde, appelant à la mise en œuvre de réformes politiques et au respect de l’égalité des sexes dans leurs pays respectifs. Elles ont suivi l’exemple d’Asmaa Mahfouz, l’activiste égyptienne musulmane qui a contribué à déclencher la révolution égyptienne en 2011 grâce à un blog vidéo publié sur Facebook le 18 janvier 2011.

Parmi ces femmes se trouvait une Tunisienne de 19 ans, Amina Sbui, également connue sous le nom d’Amina Tyler, qui est la fondatrice de la branche tunisienne du groupe féministe FEMEN basé en Ukraine.

En mars 2013, Amina a publié deux photographies d’elle-même sur sa page Facebook. Dans l’une, elle se montre avec les mots « F*** your morals » (« Allez vous faire voir avec votre morale ») peints sur sa poitrine dénudée. Sur l’autre, elle se représente avec le message suivant écrit en arabe sur son buste nu : « Mon corps m’appartient et il n’est l’honneur de personne ».

Peu après la publication de ces photos, Iman Almi Adel, alors président du Comité tunisien pour la promotion de la vertu et la prévention du vice, a publié une fatwa, ou opinion légale, dans laquelle il a affirmé qu’Amina avait commis un crime et qu’elle devait être condamnée conformément à la charia, un système juridique basé sur les enseignements et la jurisprudence islamiques.

En soutien à Amina, FEMEN a fait du 4 avril 2013 la « journée internationale du jihad topless », durant laquelle des femmes occidentales âgées d’une vingtaine d’années ont protesté sains nus contre l’islamisme – ou ainsi prétendent-elles – à l’entrée des mosquées et des ambassades tunisiennes à travers l’Europe.

Trois activistes des FEMEN aux seins nus ont ainsi brulé un drapeau du tawhid en face de la Grande Mosquée de Paris, en France. Le principe du tawhid constitue un élément fondamental de la profession de foi musulmane : l’unicité de Dieu.

De nombreuses féministes occidentales, moi y compris, ont remis en question les tactiques des FEMEN. Pourquoi les activistes des FEMEN transforment-elles leur corps en arme plutôt que leur intellect ? Pourquoi les activistes des FEMEN associent-elles leur propre libération sexuelle à l’émancipation des femmes musulmanes ? Les activistes des FEMEN supposent-elles que les musulmanes ne disposent pas de leur propre voix pour protester en soutien à Amina ? Et, plus important encore, les activistes des FEMEN sont-elles islamophobes ?

De l’avis même d’Amina, brûler le drapeau du tawhid était insultant, car ce drapeau représente la foi d’1,6 milliard de personnes à travers le monde : « Je suis contre ça », a-t-elle déclaré sur la chaîne de télévision française Canal+. « Elles [les activistes des FEMEN] n’ont pas insulté un certain type de musulmans, les extrémistes, mais tous les musulmans. »

Comme de nombreux Occidentaux, les activistes des FEMEN supposent que la communauté musulmane est monolithique. Pourquoi, nous les Occidentaux, continuons-nous à penser de la sorte ?

En réponse aux protestations des FEMEN, des activistes musulmanes ont créé une page Facebook intitulée Muslim Women Against FEMEN (« Les femmes musulmanes contre FEMEN) », qui compte plus de 16 000 followers. La photographie de couverture de cette page Facebook indique : « La nudité NE me libère PAS, et JE N’AI PAS besoin d’être sauvée #MuslimahPride #FEMEN ».

Certaines femmes musulmanes se servent de cette plateforme pour défendre l’argument selon lequel le hijab n’est pas un symbole d’oppression mais un symbole d’identité. D’autres l’utilisent pour retrouver leur voix. Par exemple, l’une d’entre elles a publié une photographie d’elle-même avec le message suivant : « Mon hijab est ma fierté. L’islam est ma liberté. C’est mon choix. Je n’ai pas besoin de vous [activistes des FEMEN] pour être ma voix. J’ai la mienne ».

Leurs messages ont provoqué un débat international. Pourquoi nous, les féministes occidentales laïques, continuons-nous de parler au nom des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique ? Avons-nous peur, nous les féministes occidentales laïques, d’accepter la diversité de la pensée féministe, y compris le féminisme islamique ? Et sommes-nous, nous les féministes occidentales, en train d’opprimer les femmes musulmanes ?

Trois ans après la frénésie médiatique qui a suivi, la participation des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord dans les enceintes internationales demeure rare, voire nulle. Heureusement, celles-ci lancent leurs propres forums : des plateformes online où elles promeuvent leurs idées sur l’égalité homme/femme, les droits humains et la paix. L’une de ces plateformes est le magazine digital Sister-hood.

Quand allons-nous, nous les féministes occidentales, inclure leurs voix dans nos propres plateformes ?

Le féminisme est compatible avec l’islam

La vaste majorité des féministes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ne sont pas contre l’islam. Elles sont plutôt contre certaines interprétations de la doctrine religieuse et les lois répressives, et visent à articuler un système sociétal qui inclue l’égalité des sexes dans le cadre de leur système de croyance.

Contrairement à la croyance populaire occidentale, l’islam et le féminisme ne sont pas mutuellement exclusifs. Il est possible de construire un système sociétal dans lequel les femmes peuvent se battre pour l’égalité dans le cadre de la tradition islamique en revendiquant leur droit de discuter de la loi islamique et de participer à l’interprétation de la jurisprudence.

Par exemple, en 2004, le Parlement marocain a adopté un projet de loi qui définit le mariage en tant que partenariat égal entre époux. Ce projet de loi donnait aux femmes le droit de divorcer et les protégeait du talaq, une pratique islamique qui permet au mari de dissoudre un mariage à sa guise.

Cette réforme illustre le type de changement auquel il est possible de parvenir à travers l’implication des femmes dans la jurisprudence islamique. Il a été possible d’incorporer l’égalité des sexes à l’intérieur d’un cadre islamique.

Il est désormais temps d’incorporer l’égalité au sein même de la définition occidentale du féminisme. Tout comme l’islam, le féminisme n’est pas monolithique, il est varié, et le temps est venu d’accueillir la diversité de la pensée féministe et de faire résonner au niveau international les voix du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

- Tania Ildefonso Ocampos est une analyste politique espagnole spécialisée dans les stratégies de l’UE au Moyen-Orient. Elle a effectué par le passé un stage Robert Schuman (à l’Unité euro-méditerranéenne et moyen-orientale de la Direction générale des politiques extérieures du Parlement européen) et elle a obtenu un master en Histoire du Moyen-Orient à l’université de Tel Aviv, en Israël.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteure et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des musulmanes bosniaques participent à la cérémonie de réouverture de la bibliothèque Gazi Husrev-beg à Sarajevo, le 15 janvier 2014 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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