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L'incendie criminel qui a embrasé Israël

Le meurtre d'un bébé palestinien a choqué une société israélienne qui ignore la souffrance palestinienne, mais l'indignation morale n'est que la partie visible de l'iceberg

Le 31 juillet dernier, le meurtre d'Ali Dawabsha, âgé de 18 mois et originaire du village de Duma en Cisjordanie, fut un événement très choquant. Deux pyromanes masqués, probablement des colons juifs, ont incendié une maison familiale pendant le sommeil de ses occupants. Selon des témoins oculaires, les agresseurs ne se sont pas enfuis mais sont restés sur place afin d'empêcher les parents d'Ali d'échapper aux flammes. Ali a été brûlé vif, son père Saad est décédé plus tard de ses blessures, et sa mère et son frère, âgé de 4 ans, sont toujours dans un état critique dans les hôpitaux israéliens.

Cet acte barbare a évidemment suscité une grande colère chez la population palestinienne en Cisjordanie et ailleurs, qui l’a considéré comme une nouvelle manifestation macabre de la violence des colons qui continue en toute impunité. L’indignation a peut-être été attisée par le fait que cette attaque constitue un douloureux rappel de l'histoire du jeune Mohammad Abou Khdeir, originaire de la province palestinienne de Shu'fat à Jérusalem, qui a été brûlé vif par des juifs israéliens il y a tout juste un an. Ali Dawabsha est devenu un autre symbole de la souffrance palestinienne sous l'occupation israélienne.

Cette fois, le meurtre de ce bébé palestinien a créé une onde de choc telle que la société juive israélienne n'en avait pas connu depuis des années, probablement depuis le meurtre du Premier ministre Yitzhak Rabin en novembre 1995. Cette semaine dans le journal Haaretz, Nehemia Strassler, un chroniqueur israélien d'ordinaire libéral modéré, a employé des références bibliques pour décrire « la guerre de Gog et Magog et la fin du Troisième Temple » vers laquelle les extrémistes de droite poussent Israël, avec l'assentiment du gouvernement du Premier ministre Benyamin Netanyahou.

Le meurtre d'Ali Dawabsha, qui était cruel en soi, n'est pas la seule raison de l'expansion du sentiment de désespoir empreint de peur et de rage au sein de larges pans de la gauche et même du centre israéliens. L'incendie criminel est survenu quelques heures après l'agression au couteau, par un juif ultra-orthodoxe, de six adolescents juifs israéliens lors de la Gay Pride à Jérusalem. Parmi les adolescents blessés, Shira Banki, âgée de seize ans, a par la suite succombé à ses blessures.

Une brève explication s'impose. Les juifs pratiquants sont très différents les uns des autres, mais il existe deux groupes principaux en Israël. Les ultra-orthodoxes (ou haredim, en hébreu) sont très conservateurs dans leur interprétation du judaïsme. Cependant, ils ne reconnaissent pas l’État d’Israël en tant que phénomène religieux, c'est pourquoi ils s'y opposent.

Les juifs nationalistes religieux ont des pratiques beaucoup plus libérales, mais ils considèrent majoritairement l'État d'Israël comme le signe annonciateur de la venue du Messie. Étant donné que le mouvement des colons a jailli des rangs des juifs nationalistes religieux, on les a parfois qualifiés de « colons », mais la plupart d'entre eux ne vivent pas dans les colonies.

Malgré l'importance des différences existant entre les ultra-orthodoxes et les juifs nationalistes religieux, bon nombre de juifs laïques ne les remarquent pas. Le fait que l'éclat de violence de la semaine dernière ait été perpétré par des juifs pratiquants, l'un par un ultra-orthodoxe motivé par sa haine envers les homosexuels, et l'autre (probablement) par des juifs nationalistes religieux, motivés par leur haine envers les Arabes, a été perçu par de nombreux juifs laïques comme le signe d'une anomalie au sein de la pensée religieuse juive actuelle en Israël.

Ils ont été rejoints sur ce point par des observateurs au sein de la communauté des colons. En référence directe à l'accusation selon laquelle « tous les musulmans ne sont pas des terroristes, mais la plupart des terroristes sont musulmans », Ran Baratz, qui est lui-même colon, a écrit sur le site d'information de droite Mida qu'« alors que tous les juifs pratiquants ne commettent pas de crimes de haine, il faut admettre que la proportion de juifs pratiquants parmi les auteurs de crimes de haine est redoutablement élevée ».

La liste des attaques perpétrées par des juifs pratiquants, qu'il s'agisse d'ultra-orthodoxes ou de nationalistes religieux, est affreusement longue. Mentionnons brièvement le mouvement clandestin juif (Jewish Underground), expression euphémique qui désigne un groupe terroriste ayant tué et blessé des dizaines de dirigeants et d'étudiants palestiniens au début des années 1980. Il y eut ensuite le massacre en 1994 de 29 fidèles musulmans à la mosquée d'Ibrahim (ou tombeau des Patriarches) à Hébron par un médecin et colon juif. Nous avons aussi maintenant les activistes du Prix à payer (Tag Me'hir), un autre euphémisme qui correspond quant à lui à des dizaines d'incendies criminels visant des mosquées, des églises et des maisons palestiniennes, comme celui qui a touché la famille Dawabsha.

Ces attaques ne visaient pas uniquement des Palestiniens. En 1982, un juif orthodoxe a jeté une grenade lors d'une manifestation d’Israéliens contre la guerre au Liban, tuant l'un des manifestants. Et en novembre 1995, Yigal Amir, un juif nationaliste religieux actif au sein du mouvement des colons, a assassiné le Premier ministre Yitzhak Rabin dans une tentative d'interruption du processus de paix avec l'OLP entamé à Oslo.

Ce meurtre a créé une division sans précédent au sein de la société juive israélienne. Il était par la suite fréquent d'évoquer la division d'Israël en deux peuples : le « camp de la paix », laïque et ancré à gauche, à Tel Aviv, et celui de Jérusalem, orthodoxe, ancré à droite et opposé à tout compromis avec les Palestiniens. Il s'agissait bien évidemment de généralisations grossières, mais qui comportaient un soupçon de vérité.

L'effondrement du processus de paix suite à l'échec du sommet de Camp David II en juillet 2000 et le début de la seconde Intifada cinq mois plus tard ont par la suite contribué à créer un pont entre ces deux pans de la société israélienne. Les blessures ne sont pas guéries et se rouvrent de temps en temps, notamment en période d'élections, mais le cœur du débat, c'est-à-dire le processus de paix avec les Palestiniens, a profondément changé.

Face à la montée de la violence d'une part et à la conviction qu'il n'existe pas de partenaire palestinien de l'autre, la question palestinienne dans son ensemble a été dépolitisée aux yeux de la majorité des juifs israéliens. Le fait est que les deux dernières campagnes électorales étaient centrées sur des questions sociales et économiques, tandis que les sujets tels que la paix n'ont pour ainsi dire pas été évoqués. Tout s'est passé comme si la société juive israélienne pensait pouvoir poursuivre le cours de ses affaires sans avoir à se préoccuper de l'occupation.

Les événements de la semaine dernière ont dissipé cette illusion. Tout a commencé mercredi à Beit-El, l'une des colonies les plus anciennes et les plus influentes située en périphérie de Ramallah. Une foule en colère, soutenue par le maire de la colonie et même certains membres du cabinet tels que le ministre de l'Éducation Naftali Bennet, a lancé des pierres et affronté la police qui tentait de sécuriser la démolition d'un bâtiment construit par les colons sans autorisation sur un terrain palestinien privé. Pour de nombreux membres de la gauche libérale, cet acte fut perçu comme une provocation directe envers l'État de droit.

Le jour suivant, l'attaque lors de la Gay Pride à Jérusalem n'avait rien à voir avec le conflit israélo-palestinien. L'agresseur appartient à la communauté ultra-orthodoxe, qui s'oppose généralement au mouvement des colons et le considère même comme blasphématoire, et il semble qu'il ait agi seul, sans le soutien de chefs de la communauté et de rabbins.

Toutefois, cette agression au couteau était une nouvelle manifestation menaçante de l'intolérance croissante au sein de la société israélienne, d'autant plus que, ces dernières années, Israël s'est donné beaucoup de mal pour donner l'image d'un pays ouvert aux homosexuels, par opposition soi-disant aux pays musulmans de la région. Cette « ouverture envers les homosexuels » a aidé Israël à asseoir son image de « villa dans la jungle ». Le meurtre d'une adolescente de 16 ans lors de la parade lui a davantage donné l'image d'une jungle que d’une villa.

Ali Dawabsha a été brûlé vif quelques heures après l'attaque au couteau à Jérusalem. En Israël, des observateurs d'extrême-gauche ont affirmé que l'indignation morale engendrée par le meurtre d'Ali Dawabsha était empreinte d'hypocrisie. Ils ont fait remarquer que l'été dernier, pendant la guerre de Gaza, plus de 500 enfants palestiniens avaient été tués lors des opérations de l'armée israélienne, mais que très peu de voix s'étaient élevées dans la société juive israélienne pour le condamner. Mais lorsque deux colons ont assassiné un bébé palestinien, tout le monde s'est empressé de condamner leur acte.

Il y a peut-être du vrai dans cette affirmation, mais le fait est que ce meurtre marque un tournant décisif.

L'indignation morale s'est étendue non seulement aux « suspects habituels » à gauche, mais a même touché des personnalités centristes telles que l'ancien ministre des Finances, Yaïr Lapid, ainsi que certains chefs de la communauté des colons elle-même, comme en témoigne une prière publique organisée par les colons à Goush Etzion pour les blessés de l'incendie criminel de Duma.

Il est difficile d'identifier précisément la cause de la vague d'émotion qui a touché le public juif d'Israël, qui était jusqu’alors totalement indifférent à la souffrance palestinienne. Toutefois, il est assez évident que la brutalité de l'attaque subie par la famille Dawabsha a ouvert les yeux de nombreux Israéliens, qui avant préféraient ne pas voir à quoi ressemble l'occupation en Cisjordanie et, pire encore, les dangers que sa prolongation pourrait présenter pour le tissu social même de la démocratie israélienne.

La gauche modérée, parfois qualifiée de gauche sioniste, est outrée. Elle se sent attaquée et ses valeurs sont en voie d'extinction, comme ce fut le cas après le meurtre d'Yitzhak Rabin. Mais cette fois, ses chances d'influencer la société israélienne sont plus minces. En 1992, le Parti travailliste et le Merezt, un parti de gauche, détenaient 56 sièges au Parlement. Ils en ont désormais 29. Et, plus important encore, le processus de paix qui servait de moteur à la gauche modérée à l'époque d'Yitzhak Rabin s'est tout simplement effondré. Le « camp de la paix » n'a aucune paix à offrir.

Paradoxalement, le camp de droite est également en plein désarroi. Il n'a aucune proposition pour remplacer le processus de paix moribond. Suite aux événements sanglants à Duma et Jérusalem, la prolongation du statu quo ne constitue pas une option très attrayante, mais aucun des partis au gouvernement n'est prêt pour des actes plus « hardis », comme l'annexion complète de la Cisjordanie et de ses 2,5 millions de résidents palestiniens.

Il semble que l'objectif des pyromanes de Duma était surtout de créer le chaos. Cela va bien évidemment à l'encontre des intérêts du gouvernement israélien, et l'on comprend donc pourquoi des mandats de placement en détention administrative, c'est-à-dire de mise en détention sans jugement, ont été délivrés pour deux violents activistes de droite. Aucun mandat de ce genre n'avait été délivré à l'encontre d'un juif depuis des années.

Les meurtres de Jérusalem et de Duma n'auront probablement pas d'influence sur la politique israélienne à court terme. Mais ils ont donné l'impression à un trop grand nombre d’Israéliens que le sol tremblait sous leurs pieds pour ne pas avoir de répercussions importantes à l'avenir.
 

Meron Rapoport est un journaliste et écrivain israélien. Il a remporté le prix de journalisme international de Naples pour son enquête sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des femmes palestiniennes visitent la maison de la famille Dawabsha dans le village de Duma en Cisjordanie, le 4 août 2015, après que celle-ci a été incendiée probablement par des extrémistes juifs le 31 juillet, entraînant la mort d'Ali Saad Dawabsha, âgé de 18 mois, et de son père Saad, et causé de graves blessures à sa mère et son frère de 4 ans (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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