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Sissi doit partir avant qu’il ne soit trop tard

Si le président égyptien restait au pouvoir, l’Égypte s’acheminerait vers une catastrophe qui pourrait entraîner la désintégration du pays et une émigration de masse vers l’Europe

Avec chaque avion évacuant les touristes russes et britanniques, Charm el-Cheikh se retrouve un peu plus exsangue.

Arthur, qui touche un salaire fixe  de 237 euros (58 euros de plus que le salaire minimum égyptien) déclare : « Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans cet avion. J’ai l’impression d’être manipulé alors je préfère ne pas y penser. Moi je pense que l’Occident veut forcer l’Égypte à faire les choses comme lui l’entend, cet accident est la parfaite occasion pour lui mettre la pression, c’est la pression par l’argent, c’est tout. »

Ahmed, un instructeur de plongée reconverti en chauffeur de taxi, renchérit : « Ils veulent nous tuer, je ne vois pas d’autre explication. Ici, il n’y a plus que des touristes russes et anglais, et ce sont eux qu’on rapatrie ! »

Ce plan ourdi par l’Occident pour détruire Charm el-Cheikh est richement orchestré par la créativité linguistique des médias pro-gouvernementaux.  Quand une touriste britannique oubliée à l’aéroport a harangué l’ambassadeur de son pays, John Casson, le quotidien pro-gouvernemental Al-Ahram lui a fait dire : « Nous voulons continuer nos vacances, et nous ne voulons pas partir maintenant. »

Ses propos étaient en fait (comme un clip de YouTube l’a mis en évidence) : « Quel est le problème ? Quel est le vrai problème ? Pourquoi sommes-nous ici ?… Il y a eu un problème de sécurité ce matin et vous êtes là pour le résoudre. Alors pourquoi sommes-nous ici, quand le reste des gens sont repartis chez eux ? »

Il apparaîtrait que la main de l’étranger est aussi à l’œuvre à Alexandrie. Quand des tempêtes et des pluies violentes ont provoqué d’importantes inondations dans la seconde plus grande ville égyptienne, faisant 17 morts et 28  blessés – ce qui arrive régulièrement parce que le système d’évacuation des eaux de la ville n’est pas au niveau– la réponse du gouvernement a été d’arrêter 17 personnes appartenant aux Frères musulmans, accusés de bloquer des canalisations d’égouts et de saboter des transformateurs électriques et des bennes à ordures.  

D’autres boucs émissaires servent à masquer les lacunes de l’État. Le 11 novembre, le parquet de Gizeh a relâché Salah Diab, l’un des hommes d’affaires les plus influents d’Égypte, et son fils Tawfik, moyennant une caution de 5 930 euros, après trois nuits de détention. Un tribunal correctionnel avait auparavant annulé la décision de geler les avoirs de Diab, Mahmoud El-Gammal et 16 autres personnes. Seuls les avoirs en relation avec le quartier résidentiel du Nouveau Gizeh sont encore gelés, Diab ayant été accusé d’avoir acquis illégalement  des terrains appartenant à l’État. Il s’agit là des hommes les plus riches d’Égypte, qui avaient appuyé le coup d’État de 2013. Diab est le cofondateur d’Al-Masry Al-Youm, l’un des plus grands quotidiens privés égyptiens. L’autre cofondateur, Hisham Kassem, pense que l’arrestation de Diab pourrait être liée aux opinions exprimées dans ce journal.

En arrêtant 16 hommes d’affaires de l’ère Moubarak, le gouvernement a voulu faire passer un message. Wael al-Ibrashi, le présentateur pro-Sissi de Dream TV, l’a clairement énoncé.  

Il a cité une « source au sommet » – signifiant par là un membre très haut placé du gouvernement ou des services de sécurité – qui lui avait parlé d’activités suspectes de la part de certains hommes d’affaires, visant à provoquer un désarroi et une crise économique dans le pays en transférant leurs capitaux à l’étranger. Des sources ennemies les auraient convaincus qu’un événement majeur allait bientôt se produire en Égypte.

Les marchés financiers ne se laissent pas impressionner par le spectacle. Ils s’accordent toutefois à penser que les finances de l’État vont mal. La livre égyptienne n’a pas connu de déclin aussi dramatique depuis le règne du roi Farouk. Le remplacement du gouverneur de la banque centrale, qui tente maintenant de consolider la livre en augmentant les taux d’intérêt et en injectant des dollars dans les banques, ne pourra pas empêcher une autre dévaluation, inévitable selon les analystes. La livre a déjà perdu 14 % de sa valeur en dix mois à peine.

Mohammad Ayesh, dans un article d'Al-Quds Al-Arabi, propose trois explications à cette chute de la devise nationale : le coût du maintien de l’armée dans les rues ; l’effondrement du tourisme qui représente près de 11 % du PIB et génère un cinquième des revenus en devises du pays ; et enfin la corruption. Donner de l’argent à une Égypte où 40 % de l’économie est contrôlée par l’armée équivaut à verser de l’argent dans un trou noir. Par conséquent, les avoirs en devises de la banque centrale diminuent actuellement  de plus de 900 millions d’euros par mois.

La crise monétaire égyptienne est un cas unique dans les annales de mauvaise gestion financière. Il y a à peine plus de deux ans, quand Abdel Fattah al-Sissi a pris le pouvoir, son portefeuille était bien garni : il avait le support de deux des pays les plus riches du Golfe, des États-Unis, de l’Union européenne, et des multinationales pétrolières et gazières. Si l’on se fie uniquement aux enregistrements divulgués – et authentifiés – de conversations entre Sissi et ses conseillers les plus proches, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et le Koweït ont donné à l’Égypte près de 37 milliards d’euros  en liquide, en prêts et en produits dérivés du pétrole entre juillet 2013, au moment du coup d’État, et une date située en janvier ou février 2014. D’après certains calculs, la somme actuelle se rapprocherait de 46 milliards d’euros. Qu’est devenu tout cet argent ? Une chose est certaine : l’Égypte ne recevra pas d’autres largesses des pays du Golfe.

Dans le chaos qu’est l’Égypte aujourd’hui, tous les regards se tournent vers un homme – Sissi – et une institution – l’armée. C’est lui et c’est elle, et non pas « la main de l’étranger », qui se trouvent à l’épicentre de l’instabilité du pays.  

Les dictateurs n’hésitent pas à verser le sang. Rien ne les fait reculer – ni les jeunes fauchés par les balles, ni la douleur de leur parents. Les comparaisons entre Rabia al-Adaouïa et d’autres massacres comme Tian anmen, ou Andijan ne signifient rien pour eux. De même que la véritable petite bibliothèque de rapports concernant les droits de l’homme et de dépositions de témoins qui  existent désormais pour documenter leurs crimes – morts en détention, torture en garde à vue, parodies de tribunaux, condamnations à mort en masse. Tout cela, Sissi l’a digéré.

Mais les rottweilers doivent monter la garde. Ils doivent remplir leur devoir.  Sissi ne le fait pas. Il est plus affaibli qu’il ne l’a jamais été depuis qu’il a pris le pouvoir. Il doit faire face à la possibilité bien réelle et imminente d’une perte de contrôle – sur l’économie, la politique et la sécurité. L’État lui-même est en situation d’échec.

Bizarrement, cette visite à Londres dans laquelle il avait investi tant d’espoirs et d’efforts pourrait bien s’avérer être un tournant décisif pour sa présidence. Et plus bizarrement encore, c’est son hôte David Cameron – un Premier ministre qui a lui-même détourné une politique étrangère ostensiblement fondée sur la promotion de la démocratie pour en faire une recherche frénétique d’accords commerciaux et de contrats d’armement – qui s’est avéré être son principal bourreau.

Sissi a passé la semaine à affirmer qu’il contrôlait parfaitement le Sinaï et Daech. Un avion russe abattu par une bombe placée dans la soute à bagages ?  Simplement  un coup de « propagande ». Il avait deux buts : se positionner comme le chien de garde dans la guerre contre Daech, et intensifier les liens commerciaux. Ces deux ambitions furent anéanties par la décision de David Cameron de suspendre les vols pour Charm el-Cheikh, une décision imitée par les compagnies aériennes néerlandaises, allemandes, irlandaises, et même par la Russie.  

Sissi s’est retrouvé exclu du réseau de partage de renseignement auquel il s’était donné tellement de mal pour s’intégrer – pas seulement concernant le Sinaï, mais aussi la Libye et la Syrie. Les Américains, les Anglais et les Russes ont échangé des informations entre eux, mais pas avec lui. Une visite planifiée pour intensifier la coopération anglo-égyptienne en matière de sécurité, une visite conçue pour cimenter les liens commerciaux  avec l’un des principaux investisseurs étrangers de l’Égypte s’est transformée en désastre du point de vue du renseignement, et en veillée funèbre pour l’industrie du tourisme en Égypte.  

Sissi perd la bataille sur de multiples fronts. Concrètement, il s’agit avant tout du Sinaï : les insurgés de Daech connus sous le nom de « Wilayat Sinaï » – la Province du Sinaï – montent en puissance. Eux et leurs prédécesseurs ont été responsables de plus de 400 attentats entre 2012 et 2015, faisant plus de 700 victimes parmi les officiers et soldats : presque deux fois plus de victimes militaires dans une seule province d’Égypte que  lors du soulèvement qui avait touché l’ensemble du pays entre 1992 et 1997.

L’attaque la plus audacieuse du Wilayat Sinaï  a eu lieu en juillet dernier, quand il prit pour cible 15 postes militaires et en détruisit deux.  Plus de 300 hommes participèrent à l’assaut.  Ils eurent recours à des missiles anti-aériens Igla pour éloigner les Apaches de l’armée égyptienne fournis par les États-Unis. Ils posèrent des mines en se retirant. L’opération dura 20 heures.

L’insurrection dans le Sinaï a précédé le coup d’État militaire. Mais le coup d’État a modifié son caractère et sa nature. Des chiffres fournis par le Tahrir Institute for Middle East Policy (Institut Tahrir pour la politique du Moyen-Orient) montrent que durant les 23 mois précédant juin 2013, il y a eu 78 attentats – en moyenne 3,4 attentats par mois. Pendant la même période après le coup d’État, il y eu 1 223 attentats, soit 53,2 attentats par mois. Cela correspond à une augmentation de 1 464 %.

Sissi a vraiment mis le paquet avec les habitants du nord du Sinaï : 1 347 personnes ont été sommairement exécutées, 11 906 ont été détenues, 22 992 ont été déportées, et au moins 3 255 bâtiments ont été détruits. Comme ses sponsors israéliens le reconnaissent désormais, Sissi commet toutes les erreurs possibles par rapport aux règles de la contre-insurrection. Il est en train de transformer le Sinaï en équivalent du Soudan du Sud, ce qui est exactement ce qu’il avait recommandé aux officiers de l’armée de ne pas faire quand il travaillait pour Morsi.

La bataille politique est encore plus cruciale que les combats proprement dits. Sissi a été aussi désinvolte avec ses supporters qu’il l’a été avec l’Égypte en général. Il a vidé les bureaux de vote, avec des taux de participation dramatiquement bas. Le taux de participation pour la dernière élection parlementaire fut tellement bas – moins de 3 % le premier jour – que Abdullah Fathi, le président du Club des juges égyptiens déclara alors :  « Il n’y a pas eu de fraudes, pas d’irrégularités, pas d’éclats de voix, et même pas d’électeurs… » avant d’éclater de rire.  

Les supporters du coup d’État militaire du 3 juillet se sont embarqués dans un voyage de découverte aussi lent que brutal. Il leur a fallu quelques temps pour l’admettre. C’est notamment le cas de la famille Soueif.

Laila Soueif et son fils, le blogueur et héros de la gauche laïque Alaa Abd El-Fattah, avaient tous deux encouragé l’armée à disperser les camps de manifestants de Rabia al-Adaouïa et al-Nahda. Laila avait déclaré : «  La manifestation d’al-Nahda, en particulier, doit être dispersée immédiatement par la police. Chaque jour on peut les voir tirer en l’air à Gizeh, et ensuite ils portent des banderoles qui parlent de manifestations pacifistes. Pacifistes, vraiment ? Chaque jour ils assassinent des gens et ils disent que c’est l’œuvre des baltagia (des voyous à la solde du ministère de l’Intérieur). Je n’ai pas vu de baltagia. »

Pour sa part, Alaa affirmait : « Il s’agit d’une manifestation armée, et pendant plus d’une journée il y a eu des affrontements. Ils se sont battus dans quatre quartiers résidentiels. Il n’y a pas de solution politique possible ; il faut une solution sécuritaire. Maîtrisez-les au moins ; ma mère et moi avons été attaqués alors que nous traversions la foule. Je ne demande pas qu’on les brutalise. Je demande qu’on les maîtrise. »

Aujourd’hui Alaa est l’un des 41 000 prisonniers politiques emprisonnés, et Laila a fait une grève de la faim. Laila déclare : « Sissi est à la tête du régime le plus oppressif et criminel que j’ai connu de toute ma vie en Égypte, et j’ai presque 60 ans. »

Elle a raison, bien qu’un peu tard. Sissi dirige le régime le plus oppressif et criminel que l’Égypte a connu au cours de son histoire moderne, et il faut qu’il s’en aille. Sinon, l’Égypte s’achemine vers une catastrophe, une catastrophe qui pourrait entraîner la désintégration du pays et une émigration de masse vers l’Europe. Il faut absolument que quelqu’un d’autre intervienne avant que cela se produise, même si, comme cela semble de plus en plus probable, il s’agira d’un autre officier de l’armée.

- David Hearst est rédacteur en chef du Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Internationale du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo: le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi arrive au 10 Downing Street à Londres le 5 novembre 2015, pour rencontrer le Premier ministre britannique David Cameron (AA)

Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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