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Trois motifs potentiels qui expliquent la dispute entre le Qatar et ses voisins du Golfe

Il est clair que le piratage de l’agence de presse qatarie le mois dernier était une attaque préméditée. Voici pourquoi elle s’est déroulée maintenant et pour quelles raisons

Note de l’auteur : Les événements se sont déroulés plus vite que ce que j’avais imaginé lorsque j’ai écrit cet article la semaine dernière. Six États arabes ont désormais mis fin à leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Ses frontières terrestres avec l’Arabie saoudite sont désormais fermées et 85 % de ses imports sont coupés. Un siège total est en place. Il ne s’agit plus d’une « dispute ». On dirait que l’objectif de cette campagne pré planifiée est un changement de régime.

Peu de temps après l’attaque à l’artillerie lourde contre le Qatar par les médias contrôlés par les Émiratis et les Saoudiens, leur voisin se retrouve dans un état de ruine incandescente, incapable de recevoir qui que ce soit, ou quoi que ce soit, sans parler d’une Coupe du monde. C’est au moins ainsi qu’ils se l’imaginaient.

Les affirmations étaient exagérées de façon hystérique : le Qatar finance tous les terroristes, le Qatar ne pouvait pas être autorisé à « saboter la région », le Qatar doit choisir son camp face à l’Iran. Enfin, on a rappelé à l’émir du Qatar le sort de Mohamed Morsi.

La menace de remplacer le chef d’État d’un collègue du Conseil de coopération du Golfe (CCG) n’a même pas été faite de manière anonyme. Elle a été faite par un homme dont le travail est de représenter les intérêts saoudiens aux États-Unis. Salman al-Ansari, le président du Comité des affaires de relations publiques américano-saoudiennes, a tweeté : « À l’émir du Qatar, quant à votre alignement avec le gouvernement extrémiste d’Iran et votre abus de droit de garde des deux mosquées sacrées, j’aimerais vous rappeler que Mohammed Morsi a fait exactement la même chose puis a été renversé et emprisonné. »

Cela a fait la une de la presse saoudienne.

Un rédacteur en chef mérite une augmentation

C’est une chose intéressante à déclarer à un allié qui fournit des troupes pour protéger la frontière sud saoudienne avec le Yémen. L’Égypte par exemple ne le fait pas. Où à un gouvernement qui a extradé un dissident politique en Arabie saoudite le même jour où il a été accusé d’être pro-Iran. Intéressant aussi, après que le roi Salmane s’est rendu au Qatar et a dansé avec l’émir.

https://www.youtube.com/watch?v=Ek_nlueKB5M

Le roi est n’est peut-être plus conscient de ce que son fils de 31 ans fait en son nom.

Le piratage de l’agence de presse qatarie le 24 mai n’était que le coup de feu. Quelques minutes après le piratage à 00 h 14, Al Arabiya TV et Sky News Arabia ont cité le texte du faux contenu. En vingt minutes, les chaînes ont publié des analyses, des tweets et des citations.

Selon les autorités qataries, entre 00 h 21 et 03 h 28, les chaînes ont réussi à trouver onze hommes politiques et analystes à interviewer à l’antenne. Un travail rapide pour un rédacteur en chef « réagissant » à une nouvelle au milieu de la nuit. Il mérite une augmentation.

Autre coïncidence bizarre : tout cela a été précédé par quatorze différents éditos publiés dans la presse américaine sur le danger représenté par le Qatar pour la stabilité régionale. Ceci est assez déroutant, compte tenu du fait que cela fait des années que personne ne s’est embêté à écrire des articles d’opinion sur le Qatar dans les médias américains.

Ce qui s’est passé est assez clair. C’était une attaque préméditée. Ce qui est moins clair est : pourquoi et pourquoi maintenant ?

Le soutien du Qatar aux exilés politiques égyptiens, laïcs et islamistes, dure depuis longtemps. Le Qatar a accueilli l’ancien leader politique du Hamas depuis son départ de Damas. Al Jazeera est également connu, bien que le média soit devenu, sous une telle pression, une pale ombre du réseau qui a couvert le Printemps arabe.

La couverture médiatique d’Al Jazeera de la visite de Donald Trump à Riyad était embarrassante. Il en est de même pour la couverture de la guerre au Yémen. C’est soigneusement vérifié pour éviter d’agacer les Saoudiens. Qu’est-ce qui a donc agité ce nid de guêpes ?

Il y a plusieurs motifs possibles.

Premier mobile : finir le boulot

Le premier mobile est que Mohammed ben Salmane, le vice-prince héritier d’Arabie saoudite, et Mohammed Ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dabi, voient tous deux Trump comme une opportunité pour terminer le travail commencé en juin 2013 lorsque Morsi a été renversé. La contre-révolution menée contre les gouvernements librement élus n’a pas très bien fonctionné. L’Égypte ne s’est toujours pas stabilisée malgré les milliards de dollars dépensés pour ce pays. Trois gouvernements différents se disputent le pouvoir en Libye. L’homme des Égyptiens et des Émiratis, Khalifa Haftar, prend son temps pour avancer sur Tripoli. Et les Houthis contrôlent toujours la capitale du Yémen, Sanaa.

L’alliance entre Ben Salmane, Ben Zayed et Sissi n’est pas non plus très stable. Ces hommes pourraient facilement se brouiller à nouveau, comme ils l’ont fait lorsqu’une furie nasserienne a éclaté en Égypte suite à la cession à Riyad d’îles inhabitées. Ben Zayed et Ben Salmane soutiennent également des groupes yéménites rivaux pour le contrôle d’Aden.

Mais cette alliance est suffisamment stable pour unir les trois hommes dans une mission commune visant à écraser tous les États arabes dissidents.

Deuxième mobile : s’acheter une assurance

Le deuxième mobile est personnel. En lançant une attaque contre le Qatar, ils visent non seulement à faire taire l’opposition extérieure, mais également les forces internes. Dans le cas de ben Salmane : réduire l’opposition au silence au sein de la famille royale est une étape cruciale avant de pouvoir supplanter son cousin plus âgé, Mohammed ben Nayef, en tant que prince héritier.

En s’attelant si fermement au wagon de Trump, ben Salmane et ben Zayed pensent qu’ils se sont achetés une police d’assurance. Ceci, cependant, est conditionné au fait que Trump aille jusqu’à la fin de son mandat en tant que président. Or peu de ceux qui, à Washington, attendent le témoignage de l’ancien directeur du FBI, James Comey, devant le Comité du renseignement du Sénat cette semaine, ou se demandent combien de temps des républicains ambitieux tels que le sénateur Paul Ryan resteront fidèles à Trump, en sont aussi certains.

La Turquie, elle aussi, s’affiche toujours comme un centre de pouvoir rival dans la région, même si pendant quelques heures le 15 juillet dernier cela n’a pas semblé être le cas. Les mêmes médias saoudiens et émiratis qui ont visé le Qatar cette année ont exulté de plaisir lorsqu’Erdoğan paraissait avoir été déposé par un coup d’État.

Il est donc logique d’assumer qu’il s’agit là de leur raison de vouloir voir à présent le renversement de l’émir du Qatar : c’est l’homme qui a financé les révolutions populaires contre lesquelles les Saoudiens et les Émiratis se battent encore.

Troisième mobile : disparition

Le troisième mobile de l’attaque contre le Qatar va plus loin que cela. Ils pourraient en effet vouloir que le Qatar lui-même disparaisse en tant qu’État indépendant. Cela semble, et est, démentiel au siècle où nous vivons. Tout d’abord, le Qatar abrite une base avancée du Commandement central des États-Unis. Cela pourrait expliquer pourquoi les Émirats arabes unis mènent une campagne intense à Washington pour déplacer la base américaine hors du Qatar.

Mais le raisonnement derrière cette campagne a peut-être peu à voir avec les événements du siècle actuel. Une série de tweets de blogueurs officiellement approuvés par Riyad ont récemment ressorti des événements vieux de plus d’un siècle. Ils ont déterré notamment le rôle des Britanniques dans le choix de la famille al-Thani en tant que dirigeants de cette partie de la péninsule arabique.

Sans aucune ironie intentionnelle, ils attribuent les problèmes actuels du Qatar à l’accord de Mohammed al-Thani avec les Britanniques en 1868 qui a permis à la famille d’imposer son autorité politique sur les autres tribus.

Le journal saoudien al-Eqtisadiah a tweeté que traditionnellement, le transfert du pouvoir au Qatar se faisait du père au fils préféré, plutôt que du père au fils aîné. Il a également tweeté que 40 % des revenus pétroliers étaient répartis entre les membres de la famille royale des al-Thani.

Histoires et boomerangs

Exhumer tout ça s’avère extraordinairement dangereux pour toute personne douée de raison au sein de la famille royale saoudienne. Où serait, par exemple, la maison des Saoud sans le soutien impérial britannique ? Juste un étage au-dessus de l’endroit où Trump a fait sa danse de l’épée dans le musée du roi Abdelaziz, se trouve une galerie de photos où l’on peut voir un cliché représentant une Britannique posant bien en évidence aux côtés du fondateur du royaume en personne.

Cette femme est Gertrude Bell. Archéologue, exploratrice, plus grande femme alpiniste de son époque et officier politique talentueux de la Grande-Bretagne impériale, Bell a joué un rôle majeur dans l’établissement de l’État de la Mésopotamie connu aujourd’hui sous le nom d’Irak et dans le choix du chef tribal à soutenir en Arabie.

Bell s’était rendue à Haïl, la base de la tribu rivale des al-Rasheed, et connaissait les Hachémites à l’Ouest. Elle avait conclu qu’Ibn Saoud, alors âgé de 40 ans, était le meilleur pari. Voici la description qu’elle en fait :

« Parmi les hommes élevés sur la selle des chameaux, on dit qu’il a peu de rivaux comme cavalier infatigable, en tant que chef des forces irrégulières, son audace est prouvée, et il allie à ses qualités de soldat cette compréhension du gouvernement politique qui est encore plus grandement appréciée par les membres de tribus. Être ‘’un homme d'État’’ est peut-être le dernier mot d’éloge. »

Éloge en effet. Mais c’est ce que la maison des Saoud porte dans ses bagages.

Quant à la répartition de la richesse issue du pétrole, l’Arabie saoudite ne sort pas gagnante de la comparaison. Le citoyen qatari a le plus haut revenu par habitant au monde, trois fois plus que le citoyen saoudien. Le Qatar est proche du plein emploi, alors que le taux de chômage officiel en Arabie saoudite est de 12 % et pourrait grimper, de manière officieuse, jusqu’à 25 %.

Transfert du pouvoir du père au fils préféré ? Mohammed ben Salmane n’est pas le fils aîné de Salmane, mais il est de toute évidence le fils préféré. Dieu nous préserve que cette accusation contre un voisin puisse revenir comme un boomerang sur les pires pratiques de la maison des Saoud.

Le royaume aux deux visages

L’Arabie saoudite moderne n’a pas non plus surmonté sa dépendance envers les femmes étrangères. Si le roi Abdelaziz avait besoin de la recommandation de Gertrude Bell, il semble que son petit-fils ait besoin de la recommandation d’une autre étrangère, Ivanka Trump.

Le journal al-Riyad, l’un des outils de ben Salmane dans sa guerre médiatique actuelle, a publié une interview exclusive d’Ivanka, dans laquelle il s’intéressait à une question essentielle : que pensait-elle de lui ?

Elle a décrit le vice-prince héritier comme étant un « modèle efficace » pour les jeunes Saoudiens, arabes et musulmans, dans la mesure où Son Altesse a fait preuve de « qualités de meneur, d’ambition et d’amour pour son peuple et son pays ». Elle le trouve également charismatique.

Gertrude Bell (Helene Roger-Viollet); Ivanka trump (Wikicommons)

Bien entendu, ni ben Salmane, ni Ivanka ne sont du même calibre que leurs aïeux Abdelaziz ou Gertrude Bell. Cependant un thème commun émerge dans ces scènes, bien que séparées par 100 ans : le besoin du dirigeant de l’approbation étrangère. 

Cela ne s’applique pas cependant aux femmes en général, encore moins aux femmes saoudiennes. Tandis qu’Ivanka était assise au premier plan, les femmes saoudiennes restaient dans la pénombre.

Rien n’avait réellement changé. S’il est haram de traiter avec les femmes dans le royaume, il devrait en être de même avec Ivanka ou Bell. S’il est halal de parler avec elles, alors pourquoi les femmes saoudiennes ne devraient pas être également représentées lors de ces réunions ? Encore une fois, le royaume à deux visages, l’un pour un public occidental, l’autre pour un public national.

Ben Salmane et ben Zayed sont fermement coincés dans l’ère coloniale. Ils sont des chefs de tribu, qui payent pour être protégés, et épuisent la région de ses ressources. Ils peuvent comploter, ils peuvent renverser, mais ils ne peuvent ni gouverner, ni stabiliser. Ils n’ont pas de vision pour la région. Ils n’ont d’yeux que pour eux-mêmes. C’est pourquoi je reste optimiste sur le fait que, au milieu de tous les ravages qu’ils entraînent, une nouvelle Arabie, moderne et autonome, finira par émerger.

 David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : L’émir du Qatar, Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, à la 71e session de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le 20 septembre 2016 (AFP).

Traduit de l'anglais (original). 

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