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Un nouveau coup d’État est-il imminent en Turquie ?

Les forces armées turques seraient mécontentes de la purge post-coup d’État opérée par l’AKP. Toutefois, si elles en viennent à planifier un coup d’État, Erdoğan est prêt

Le 25 février, le journal turc Hürriyet a publié un article controversé intitulé « Malaise au quartier général militaire », qui laissait entendre un grave mécontentement parmi les forces armées du pays.

Il existe une perception répandue selon laquelle le journal et son article annoncent l’intervention imminente de l’armée dans la vie politique de la Turquie

L’armée, a insinué l’article, est perturbée par les politiques entreprises par le Parti de la justice et du développement (AKP) depuis la tentative de coup d’État de juillet dernier et est également mécontente d’une résolution récente autorisant les femmes officiers à porter le foulard. 

La publication de l’article a provoqué la fureur du gouvernement et le président Erdoğan – accompagné du chef d’état-major, le général Hulusi Akar, qui s’était rendu récemment à La Mecque pour prier avec le président – a fustigé un article « grossier et éhonté ».

« Je sais que ce sont vos anciennes habitudes [d’Hürriyet], mais sachez que vous faites désormais partie du passé », a-t-il déclaré.

Poignée de main entre Erdoğan et Akar lors d’un rassemblement pour protester contre la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, en août dernier (AFP)

Erdoğan a également pris le temps de se confronter aux membres de l’élite laïque, furieux de voir que le chef de l’armée – et, à leurs yeux, le gardien de l’identité laïque de la Turquie – pourrait se réconcilier avec un président qui, selon eux, est en train de créer un nouvel Empire ottoman. Il a clairement fait savoir qu’il était tout à fait normal que le chef de l’armée accompagne le président à l’étranger.

Immédiatement après la promesse d’Erdoğan de poursuivre le journal suite à la publication de l’article, Sedat Ergin, rédacteur en chef d’Hürriyet, aurait été licencié par Aydın Doğan, magnat des médias, et remplacé par l’ancien rédacteur en chef du quotidien turc Milliyet, Fikret Bila.

De vieilles habitudes ?

Que cet article soit éhonté ou non, il existe une perception répandue selon laquelle le journal et son article annoncent l’intervention imminente de l’armée dans la vie politique de la Turquie. Hürriyet, qui appartient au groupe de médias Doğan, adopte une position laïque et libérale sur la plupart des questions politiques en Turquie et se montre très critique envers Erdoğan.

À LIRE : Le désastre syrien de la Turquie

Bien évidemment, ce n’est pas la première fois qu’il publie un article ou un gros titre controversé : en 2015, un des articles du journal sur la condamnation à mort du président égyptien déchu Mohamed Morsi avait été publié avec une photo d’Erdoğan sous le titre « Il a remporté l’élection avec 52 % des suffrages et ils l’ont condamné à mort », faisant allusion à l’élection d’Erdoğan au poste de président en 2014 avec 52 % des voix.

Il est bien établi que les forces armées turques (TSK) se présentent comme le gardien de l’idéologie kémaliste de l’État. Cependant, l’influence de l’armée sur le milieu politique turc a diminué en raison de son incapacité à diriger le pays après des coups d’État récurrents. Depuis 1960, l’armée a mené quatre coups d’État (1960, 1971, 1980 et 1997) qui ont fait tomber les gouvernements élus. 

Le changement le plus notable depuis le coup d’État du 15 juillet a été l’augmentation du contrôle du gouvernement sur les forces armées

Par le passé, certaines sections du spectre politique turc soutenaient ces coups d’État, mais en juillet dernier, la population turque était uniformément opposée à la tentative de putsch.

La tentative de coup d’État du 15 juillet a été une humiliation pour les forces armées turques. Le discours officiel du gouvernement est que l’armée a été colonisée par l’organisation terroriste güleniste qui s’apprêtait à s’emparer du pouvoir étatique. Immédiatement après avoir déjoué le coup d’État, le gouvernement a entrepris une purge complète afin de remanier l’armée et d’autres organismes de la fonction publique.

Des soldats montent la garde à l’extérieur d’un tribunal turc lors du procès de deux commandants pour leur rôle dans la tentative de coup d’État de juillet 2016 (AFP)

L’armée turque subit actuellement un vaste processus de restructuration. Le changement le plus notable a été l’augmentation du contrôle du gouvernement sur les forces armées.

Il a par exemple mis fin à l’autorité de l’état-major sur les écoles militaires et en a confié la responsabilité au ministère de l’Éducation. Il a également accordé le contrôle total de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur et a transféré l’ensemble de l’armée sous le contrôle du ministère de la Défense.

Remettre les pendules à l’heure

Tous ces changements seront encore renforcés si le référendum constitutionnel est approuvé par plus de 50 % des électeurs turcs le 16 avril. Les réformes proposées sont appelées à remettre les pendules à l’heure pour l’ensemble du système politique turc.

La présidence serait complètement transformée, passant d’un rôle purement cérémoniel à un poste exécutif plus puissant où le président devient le chef de l’État, du gouvernement et du parti au pouvoir. 

Cette proposition survient dans l’ombre de la tentative violente de coup d’État qui a failli faire tomber Erdoğan, mais également à un moment où la Turquie mène une guerre sur trois fronts : contre les gülenistes, contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et contre le groupe État islamique.

Les partisans du référendum soutiennent qu’en tant que président fort et bénéficiant des pleins pouvoirs, Erdoğan serait en mesure de faire face efficacement à ce vaste éventail de menaces internes et externes à la sécurité du pays. 

À LIRE : Un discours apaisant ou la matraque ? La Turquie et l’UE face à un choix

Cependant, les adversaires font valoir que les réformes suggérées placent trop d’autorité entre les mains d’un homme qui a démontré progressivement des propensions autoritaires. Les détracteurs soutiennent également que la tenue du référendum pendant l’état d’urgence empêche les partis d’opposition de faire librement campagne contre les changements.

Ironiquement, Erdoğan est déjà critiqué pour son recours à l’autorité avec les campagnes antiterroristes contre le PKK pro-kurde et ses branches en Syrie, la fermeture et la saisie de médias ainsi que la purge à grande échelle qui a suivi la tentative de coup d’État avortée. Mais ce sont là les actes d’un président puissant et élu démocratiquement qui protège la sécurité nationale de son pays et prend des mesures qu’aucun autre président n’hésiterait à prendre dans les mêmes circonstances.

Une imperméabilisation aux coups d’État ?

Je ne suis pas un grand adepte de la théorie du complot ; pourtant, il me paraît vraiment difficile de comprendre comment les Russes, les Américains, le régime syrien et les milices kurdes ont réussi à s’unir contre l’offensive turque à Manbij.

De façon choquante, le Premier ministre turc Binali Yıldırım a récemment déclaré que « cela n’[avait] aucun sens de se lancer dans une offensive à Manbij sans coopérer avec la Russie et les États-Unis ».

La remise de territoires au gouvernement syrien par les FDS était sans aucun doute un complot malveillant visant à empêtrer la Turquie dans un bourbier juste avant le référendum fatidique

Ses propos contrastent de façon flagrante avec les déclarations enflammées du ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, qui a affirmé que l’armée turque n’hésiterait pas à bombarder les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis à Manbij si elles ne se retiraient pas.

La semaine dernière, suite aux propos de Çavuşoğlu, les principaux généraux des forces armées turques, russes et américaines se sont réunis dans la ville turque d’Antalya pour discuter des prochaines étapes de leur lutte contre l’État islamique en Syrie.

Il suffit de se demander une seconde si la Turquie a parcouru avec insistance tout le chemin jusque Manbij uniquement pour se retrouver à combattre les milices kurdes et les forces d’Assad, qui a récemment réussi à gagner une forte présence dans la ville après que les FDS lui ont remis des parties de la ville. La remise de territoires au gouvernement syrien par les FDS était sans aucun doute un complot malveillant visant à empêtrer la Turquie dans un bourbier juste avant le référendum fatidique.

Les forces du Conseil militaire de Manbij, qui fait partie des Forces démocratiques syriennes soutenues par les États-Unis, se préparent à se diriger vers les lignes de front à la périphérie de la ville de Manbij, dans le nord de la Syrie, le 3 mars 2017

Les tensions diplomatiques se sont également intensifiées entre la Turquie et l’Iran après que les deux pays se sont échangé des piques au sujet de leur rôle dans la guerre en Syrie et au Moyen-Orient.

Sur un troisième front, une guerre des mots a débuté la semaine dernière entre diplomates turcs et allemands après que les autorités allemandes ont interdit au ministre turc de la Justice Bekir Bozdağ d’organiser un rassemblement en Allemagne.

En les assemblant, on peut légitimement penser que ces éléments ne sont pas là par hasard. Ils servent tous un objectif principal de propagande : la Turquie est en train de perdre en Europe et dans la région dans le cadre d’efforts déployés afin d’ouvrir la voie à un coup d’État pas nécessairement militaire, mais plutôt à un coup d’État qui sera opéré en douceur si les Turcs votent contre une présidence forte en avril.

Erdoğan se trouve face à un dilemme. Soit il se montre tolérant et clément envers des putchistes, terroristes et conspirateurs sanglants qui ont comploté contre son pays pour calmer ses ennemis et apaiser les hostilités, soit il les bat légalement et légitimement d’une main de fer en fortifiant le système présidentiel avec le référendum et, à l’échelle régionale, s’implique dans des solutions politiques pour répondre aux turbulences dans les pays voisins. En choisissant la seconde option, Erdoğan s’assure de limiter tout coup d’État en attente ou toute réplique.

Pour le moment, tant qu’Erdoğan poursuivra sa politique régionale proactive en Syrie, sa recherche de substituts économiques à l’Union européenne en Asie et en Afrique et sa participation à des coalitions régionales et internationales alternatives, il continuera de marcher sur ce champ de mines.

- Ahmed al-Burai est maître de conférences à l’Université Aydın d’Istanbul. Il a travaillé avec la BBC World Service Trust et le LA Times à Gaza. Actuellement basé à Istanbul, il se focalise principalement sur les questions relatives au Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @ahmedalburai1

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan salue la foule lors d’un rassemblement avec la Fédération des clubs de jeunesse de Turquie, le 7 mars 2017 à Ankara, dans le cadre de sa campagne en faveur du « Oui » au référendum constitutionnel du 16 avril destiné à élargir ses pouvoirs (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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