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Yémen : une catastrophe « made in America »

Alors que les responsables américains condamnent les crimes de guerre russes en Syrie, la coalition américano-saoudienne au Yémen est en train de commettre la même chose – mais les médias restent silencieux

Pour une génération d’Américains assez âgée pour s’en souvenir, le conflit coréen est souvent surnommé la « guerre oubliée ». Là où Hollywood a idolâtré ou contextualisé ceux qui ont combattu lors de la Seconde Guerre mondiale et au Vietnam, les près de 2 millions d’Américains qui ont combattu dans la péninsule coréenne au début des années 1950 ont largement été effacés de l’histoire.

Une soixantaine d’années plus tard, les Américains se retrouvent impliqués dans une autre guerre oubliée : le Yémen.

Là où la tragédie qui se déroule en Syrie a capté l’attention des médias aux États-Unis au cours des cinq dernières années, du moins par intermittence, la participation et la contribution de l’Amérique aux crimes de guerre présumés et la crise humanitaire absolue qui ronge le Yémen n’ont même pas encore attiré l’attention du bandeau d’information de CNN.

Dans les faits, voici ce que cela signifie : les médias traditionnels américains choisissent de diffuser chez les téléspectateurs américains des actualités qui reflètent seulement les positions politiques de l’administration américaine. Bien que cela soit à peine une information de dernière minute ou une quelconque forme de révélation profonde, étant donné la façon dont les médias américains se sont comportés en cheerleaders de l’invasion de l’Irak en 2003, il convient toujours de le souligner.

Deux poids, deux mesures

Par exemple, lorsque la Russie bombarde un convoi d’aide humanitaire, attaque un hôpital ou une école en Syrie, un porte-parole de l’administration américaine s’avancera pour dénoncer l’intervention de la Russie, ce que les médias couvriront. Mais lorsque les bombes payées par le contribuable américain, à l’aide des systèmes de guidage militaire américains, dévastent des mariages, des écoles ou quoi que ce soit, le silence est palpable.

Alors que John Kerry a condamné l’attaque de la Russie contre le convoi d’aide humanitaire et a été repris par la plupart des grands médias, l’attaque menée par les États-Unis contre des civils au Yémen est largement passée inaperçue

Le même week-end que celui de la publication par le New York Times d’un article en pleine page sur l’attaque de la Russie contre 31 camions d’aide humanitaire, qui a tué 18 civils à la périphérie d’Alep, en Syrie, des avions de combat américains ont tiré des missiles sur cinq habitations dans la province de Hodeida, au Yémen, tuant 26 civils.

Alors que le secrétaire d’État américain John Kerry a condamné l’attaque de la Russie contre le convoi et appelé à l’immobilisation de tous les avions de chasse russes afin que l’acheminement d’aide puisse se poursuivre, des propos repris par la plupart des grands médias, l’attaque menée par les États-Unis contre des civils au Yémen est largement passée inaperçue.

Au temps pour moi, le gouvernement américain a fait une annonce sur le Yémen le jour même : « Le Sénat ouvre la voie à une vente d’armes d’1,15 milliard de dollars à l’Arabie saoudite. » Ce qui signifie désormais qu’Obama a livré plus d’armes à l’Arabie saoudite que n’importe quel autre président des États-Unis en soutirant au royaume un butin exorbitant de 115 milliards de dollars depuis 2009.

Une catastrophe humaine

Ces armes ont infligé une catastrophe humaine quasiment inimaginable au peuple yéménite. C’est-à-dire inimaginable si seulement l’on n’avait pas entendu parler de celle qui se joue en parallèle en Syrie. Depuis début 2015, l’intervention américano-saoudienne au Yémen a entraîné la mort de plus de 10 000 personnes, dont principalement des civils, auxquels s’ajoutent trois autres millions de personnes qui ont été déplacées de chez elles et les 21 millions de personnes qui souffrent d’un besoin urgent d’aide humanitaire.

Il convient également de souligner qu’alors même que de hauts responsables américains appellent à la mise en vigueur d’une zone d’exclusion aérienne en Syrie afin de protéger les civils, la coalition américano-saoudienne procède aussi à des frappes aériennes au Yémen qui tuent des civils.

Alors même que de hauts responsables américains appellent à la mise en vigueur d’une zone d’exclusion aérienne en Syrie afin de protéger les civils, la coalition américano-saoudienne procède aussi à des frappes aériennes au Yémen qui tuent des civils

Si l’attaque incessante de l’Arabie saoudite contre le Yémen était cautionnée par la Russie au lieu des États-Unis, les Américains seraient probablement plus au courant de la souffrance humaine qui sévit dans ce pays. Mais ce n’est pas le cas, donc ils sont moins au courant.

En septembre, un rapport compilé par le Yemen Data Project a révélé que plus d’un tiers des frappes aériennes américaines et saoudiennes avaient touché des sites civils, dont des hôpitaux, des écoles, des mosquées et des bâtiments gouvernementaux.

Le rapport a souligné que sur les 8 600 frappes aériennes effectuées entre mars 2015 et août 2016, 3 577 ont touché des sites militaires, tandis que 3 158 ont frappé des cibles non militaires. Bien que le rapport précise que certaines de ces attaques contre des cibles civiles sont imputables à des « erreurs », le fait que des frappes aériennes répétées aient touché des écoles, des hôpitaux et des mosquées renvoie à une conclusion plus sinistre.

Le silence des médias sur la manne d’armes

Alors que la complicité américaine dans des crimes de guerre présumés a suscité un silence total des médias aux États-Unis, une pression croissante est exercée au sein de l’Union européenne et des Nations unies, avec les Pays-Bas en figure de proue, pour enquêter sur la contribution de la Grande-Bretagne dans le conflit.

La Grande-Bretagne a vendu près de 5 milliards de dollars d’armes à l’Arabie saoudite depuis le début du conflit, et dans le même temps, le gouvernement britannique a bloqué une enquête de l’ONU sur les allégations de crimes de guerre au Yémen.

La Grande-Bretagne a vendu près de 5 milliards de dollars d’armes à l’Arabie saoudite depuis le début du conflit, et dans le même temps, le gouvernement britannique a bloqué une enquête de l’ONU sur les allégations de crimes de guerre au Yémen

Plusieurs groupes de défense des droits de l’homme, dont Human Rights Watch, ont récemment écrit une lettre ouverte adressée à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, exigeant une enquête internationale visant à « établir des faits, recueillir et conserver des informations relatives à des violations et des abus dans le but de veiller à ce que les responsables de crimes soient traduits en justice dans un procès équitable ».

La tentative de blocage par le gouvernement britannique d’une enquête internationale sur les crimes de guerre de la coalition américano-saoudienne au Yémen a été décriée par des groupes de défense des droits de l’homme. « C’est choquant. Le Royaume-Uni devrait défendre la justice et la transparence et non se comporter en cheerleader des compagnies d’armement », a déclaré Polly Truscott, d’Amnesty International. « Depuis dix-huit mois, les armes britanniques occupent un rôle central dans la destruction du Yémen », observe pour sa part Andrew Smith, de Campaign Against Arms Trade.

Les jours chauds de la doctrine Obama

Les critiques feutrées du rôle des États-Unis au Yémen se concentrent cependant moins sur le sort des citoyens yéménites abandonnés par la communauté internationale et se focalisent davantage sur ce que le Yémen signifie pour la longévité de la doctrine Obama. En d’autres termes, le Yémen est seulement observé à travers le prisme d’un jeu politique et non celui d’un équilibre moral.

Là où la doctrine Bush exhortait la préemption et l’implication militaire directe, la doctrine Obama favorise l’externalisation de la guerre vers des alliés régionaux ; néanmoins, face à l’externalisation vers l’Arabie saoudite opérée au Yémen, de nombreux responsables de l’administration américaine en sont venus à se demander si un manque de diligence raisonnable de la part des États-Unis pour atténuer les pertes civiles contribuait à exacerber les pertes dans un conflit déjà embourbé dans une impasse.

Il est troublant d’apprendre qu’Obama a désigné le Yémen comme un problème ne méritant pas de solution, rejetant le pays comme un « merdier total »

« Obama a peu parlé de la guerre au Yémen. Alors qu’il ne lui reste que quelques mois à la présidence, peu de signes indiquent qu’il en parlera, souligne The Atlantic. De plus en plus sceptique quant à la capacité de l’Amérique de façonner les événements sur le terrain au Moyen-Orient, Obama est peu enclin à renverser le statu quo, même si cela implique de soutenir les incursions militaires manifestement imprudentes d’un gouvernement qu’il méprise. »

Tout comme il est extraordinaire de constater qu’Obama a été forcé de très peu parler d’un conflit dans lequel la participation des États-Unis a entraîné une catastrophe humaine presque inégalée, il est tout aussi troublant d’apprendre qu’Obama a désigné le Yémen comme un problème ne méritant pas de solution, rejetant le pays comme un « merdier total », selon un responsable américain qui informe le président sur les questions de sécurité nationale.

Certes, le Yémen est un « merdier », mais c’est un « merdier » qui est amplifié par une coalition soutenue par les États-Unis, et c’est seulement une coalition soutenue par les États-Unis qui pourra mettre fin à un « merdier » qui a entraîné la mort de 10 000 Yéménites et poussé des dizaines de millions d’autres vers un destin tragique.

CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America, God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un garçon de 8 ans souffrant de malnutrition est allongé sur un lit dans la salle d’urgence d’un hôpital à Sanaa, au Yémen, le 27 septembre 2016 (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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