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Après plusieurs décennies, la voix des disparus résonne encore au Liban

Quarante ans après le début de la guerre civile libanaise, certaines familles ne savent toujours pas quel a été le sort de leurs proches
Nohad Aljurdi Slim tient dans ses mains le portrait de son fils Ayman, porté disparu, chez elle à Azzounieh, dans la région du Mont Liban (MEE/Oriol Gallart).

BEYROUTH - Nohad Aljurdi Slim dit qu’elle se fera soigner les dents une fois que son fils Ayman sera rentré. Pour elle, le temps s’est figé il y a trente-trois ans, le jour où Ayman a disparu, pendant la guerre civile libanaise. Elle a désormais septante-quatre ans et une grande partie de ses dents de devant sont tombées. Pourtant, elle attend encore.

Ce jour fatidique où la vie de Nohad a été chamboulée, Ayman, âgé alors de vingt-et-un ans et employé de banque, rentrait en voiture vers Beyrouth depuis Azzounieh, le village d’origine de la famille, avec deux amis. Malgré les avertissements d’un voisin au sujet du poste de contrôle mis en place par les forces chrétiennes libanaises sur la route, Ayman a poursuivi son trajet. A l’époque, les forces libanaises étaient engagées dans un âpre conflit avec le parti socialiste progressiste, dirigé par le druze Walid Jumblatt. On n’eut plus jamais de nouvelles d’Ayman.

Le 13 avril 2015, le Liban commémorait le quarantième anniversaire du début de la guerre civile (1975-1990), un conflit sanglant et sans vainqueur, au cours duquel plus de 100 000 personnes ont perdu la vie et quelques 17 000 personnes ont disparu. Comme Nohad, beaucoup de Libanais – mères, pères, frères, sœurs et amis – ont cherché pendant ces vingt-cinq dernières années à connaître le sort réservé à leurs êtres chers ; dans la plupart des cas, sans succès.

Amnésie collective

Les voies critiques allèguent que l’accord de Taëf, qui a aidé à sceller la fin du conflit civil libanais, empêchait l’instauration d’un climat de culpabilité pour les crimes de guerre et la mise en place d’un programme efficace et transparent permettant de découvrir le sort qu’ont connu les disparus.

« Normalement, après un conflit les autorités créent une commission nationale pour résoudre la question des portés disparus. Cela a été le cas en Bosnie, au Kosovo, en Irak, et même en Libye. Des fois, il s’agit d’une commission indépendante, d’autres fois c’est un ministère qui s’en charge », explique Fabien Bourdier, délégué au Liban du projet Les disparus du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

Au lieu d’avoir recours à l’une de ces mesures, les autorités libanaises ont préféré imposer une amnésie collective. L’accord de Taëf a consolidé le système sectaire qui a régné sur le pays depuis son indépendance en 1943 et qui a permis de convertir les seigneurs de guerre en hommes politiques.

Selon Carmen Hassoun Abou Jaoudé, responsable du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) au Liban, « Taëf a été un accord politique entre factions et milices ».

« Les seigneurs de guerre étaient devenus des membres du gouvernement et du parlement, et ils ne voulaient pas s’occuper de l’héritage du passé », poursuit Carmen Hassoun Abou Jaoudé, soulignant que le parlement libanais a même approuvé en 1991 une amnistie générale pour la majeure partie des crimes de guerres.

« Les autorités libanaises ont dit qu’il fallait oublier afin de bâtir une société sans tensions entre communautés », affirme Justine Di Mayo, fondatrice de l’ONG Act for the Disappeared (Agir pour les disparus). Selon Di Mayo, la majorité de la population du Liban, lassée par la guerre, a simplement accepté.

« [Mais] nous ne pouvons pas dire que la guerre ait pris fin en 1990 », déclare Di Mayo. « Depuis lors, nous avons continué à connaître des cycles de violence tous les deux ou trois ans. »

La lutte des familles

Beaucoup de familles de disparus refusent de garder silence.

A la fin de l’année 1982, Wadad Halwani lança un appel sur une station de radio locale. Un mois auparavant, son mari avait été arrêté à Beyrouth, avant de disparaître tout de suite après. Ses recherches se sont avérées infructueuses et elle désirait rencontrer d’autres femmes se trouvant dans sa situation, afin de conjuguer leurs efforts. Ce fut une surprise pour Wadad de voir plus d’une centaine de personnes répondre à son appel. Quelques semaines plus tard, elles créèrent le Comité des familles des enlevés et des disparus. Depuis, elles n’ont eu de cesse de faire campagne en faveur du droit à connaître le sort des disparus, bien que Wadad affirme que les autorités se sont avérées être une épine dans le pied dans leur quête de justice et de vérité.

Depuis 2005, les proches des personnes disparues « campent » devant le siège de l’ONU-ESCWA à Beyrouth (MEE/Oriol Gallart).

« La paix nous a tourné le dos », s’exclame Wadad Halwani. « Les autorités nous marginalisent encore plus qu’avant. »

Suite aux pressions de différents groupes comme le comité, une commission officielle a été instaurée en 2000 afin d’enquêter sur le sort réservé aux disparus.

« Ils ont émis un rapport final de deux pages, dont la conclusion était que tous les disparus étaient morts », dit Nizar Saghieh, avocat spécialiste en droits de l’homme qui fournit un soutien juridique aux familles.

« En 2009, nous avons demandé au gouvernement de nous fournir une copie de tous les documents de l’enquête, ce qui nous a été refusé. »

Cependant, un répit est arrivé en mars 2014, lorsque le Conseil d’Etat du Liban – la plus haute instance du pays en matière administrative – s’est prononcée contre la position du gouvernement, exigeant qu’il mette à disposition des familles concernées une copie des documents de l’enquête, conformément au droit international.

« C’était la première fois qu’une haute instance reconnaissait que nous avions le droit de savoir », dit Carmen Hassoun Abou Jaoudé. « Cela nous permettra d’avancer. »

Un mois plus tard, deux membres du parlement présentaient à l’hémicycle un projet de loi sur les portés disparus au nom des familles concernées, avec le soutien de l’ICTJ.

« Le projet de loi porte sur le droit de savoir et non sur les poursuites judiciaires », explique Nizar Saghieh, en soulignant que la création d’une commission indépendante y est proposée, avec toutes les compétences nécessaires pour enquêter en profondeur sur le sort des disparus.

Dans les dispositions du projet de loi, il n’est pas prévu que ceux ayant participé à des enlèvements ou des séquestrations soient punis, seulement « ceux qui occulteraient des informations lorsqu’ils sont entendus par la commission, pour violation du droit de savoir », explique Nizar Saghieh. La disparition forcée est qualifiée de crime contre l’humanité et n’est par conséquent pas soumise aux délais de prescription. Cependant les familles ont, en l’occurrence, renoncer au droit de poursuivre en justice les responsables afin de faire valoir leur droit à découvrir le sort de leurs proches.

Alors que le projet de loi doit encore être approuvé par le parlement, ses instigateurs ne sont pas totalement pessimistes. « Nous espérons pouvoir pousser les députés et les partis politiques à aller vraiment de l’avant », dit Carmen Hassoun Abou Jaoudé.

Le frère de Majida Bashasha, Ahmad, fut enlevé en 1975. Elle se trouve à côté d’un poster affichant les portraits des personnes disparues et enlevées pendant la guerre civile libanaise (MEE/Oriol Gallart).

Perte ambiguë

Nohad Aljurdi Slim a traditionnellement été une membre active du comité. Néanmoins, elle se sent actuellement de plus en plus lasse et désabusée, ne participant que rarement aux activités du groupe.

Elle passe rapidement de l’espoir au désespoir, et vice versa, en discutant du sort de son fils. Elle sait qu’après trente-trois ans, les chances qu’il soit encore en vie sont minces. Cependant, sans preuves à l’appui, elle n’admettra jamais qu’il est décédé.

« Il se trouve peut-être en Israël. Peut-être que j’arriverai à le voir », dit Nohad, en faisant allusion à une vielle rumeur selon laquelle les forces libanaises auraient déplacé certains de leurs prisonniers en Israël dans les années 80.

« Les proches des disparus ressentent une douleur très spécifique », explique Fabien Bourdier du CICR. « Le terme utilisé en psychologie est ’’perte ambiguë’’ ».

« Etant donné que l’on ne sait pas ce qui est arrivé à nos proches, même si en toute logique cette personne est morte et tout notre entourage nous le répètes, on ne veut pas l’admettre car en le faisant, on a l’impression de tuer cette personne soi-même. C’est une douleur très profonde et les familles ont tendance à s’isoler car il est difficile de se faire comprendre par les autres ».

Plusieurs décennies après la disparition d’un proche, certaines familles continuent à réserver tous les soirs une place à table pour cette personne. Une mère âgée laisse un mot pour son fils chaque fois qu’elle sort de la maison, au cas où il rentrerait quand la maison est vide. Beaucoup de chambres sont restées intactes, figées dans le temps, pendant des dizaines d’années. Pendant cinq ans après la disparition de Ayman, Nohad avait pris l’habitude de cuisiner son plat préféré presque chaque jour, convaincue que son retour était imminent.

Se substituer à l’Etat

Comme Nohad, beaucoup de proches des disparus deviennent âgés, d’autres sont décédés. C’est pour cela qu’en 2012, le CICR a mis sur pied un programme de collecte de données contre les disparitions. Dans le cadre de ce processus, les experts du CICR réalisent des entretiens en profondeur avec les familles des disparus afin de réunir autant d’informations que possible sur une personne avant sa disparition. Le groupe attend également le feu vert du gouvernement libanais afin de commencer à réaliser des prélèvements d’ADN, en collaboration avec la police scientifique libanaise.

« Vu qu’il n’existe aucune commission nationale, nous faisons son travail. Une fois que la commission aura été créée, toutes ces informations lui seront remises », explique Fabien Bourdier du CICR.

Le temps, cependant, joue contre les familles qui continuent à attendre.

« Ces vingt dernières années, beaucoup de restes humains ont été retrouvés par accident sur des chantiers de construction ou des sites archéologiques. Il est urgent d’identifier l’emplacement des fosses communes et de les protéger », rapporte Di Mayo, dont l’ONG travaille sur un projet de recherche de fosses communes. Elle souligne que pendant les recherches, il est facile d’heurter les sensibilités politiques et communautaires.

« On a l’impression quand on découvre une fosse commune à un certain endroit, de devoir en trouver une autre avec la même quantité de restes humains ailleurs, pour ne pas être accusé de rejeter la responsabilité sur une certaine milice ».

Nohad a toujours essayé de s’éloigner de toute approche sectaire. Elle se rappelle qu’après la disparition d’Ayman, certains voisins lui ont suggéré d’enlever un jeune chrétien en signe de vengeance. Elle a refusé, consciente que pointer du doigt toute la communauté chrétienne ne ferait que perpétuer la situation.

Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.

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