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B’Tselem cesse sa coopération avec l’armée qui « couvre » les exactions contre les Palestiniens

L’ONG israélienne va cesser de soumettre les plaintes de mauvais traitements infligés aux Palestiniens à l’armée qui en protège les auteurs selon l’organisation
Un soldat israélien pointe son arme vers les journalistes en Cisjordanie occupée (AFP)

JÉRUSALEM – L’une des principales organisations de défense des droits de l’homme d’Israël a annoncé mercredi que, après plus de 25 années de travail, elle ne soumettra plus de plaintes à l’armée israélienne en ce qui concerne les mauvais traitements présumés à l’égard des Palestiniens.

B’Tselem, qui a été créée en 1989, a déclaré dans un communiqué qu’« il était devenu inutile de poursuivre la justice et de défendre les droits de l’homme en travaillant avec un système dont la fonction réelle est mesurée par sa capacité à continuer à couvrir avec succès des actes illégaux et à en protéger les auteurs ».

L’ONG basée à Jérusalem a précisé qu’elle continuerait à documenter et signaler les violations présumées des droits de l’homme par Israël dans les territoires palestiniens occupés.

Cependant, elle « cessera de déposer des plaintes, de coordonner des réunions entre les enquêteurs [militaires], les victimes palestiniennes et les témoins, et de préserver divers documents pour les autorités chargées d’enquêter ».

B’Tselem a toujours recueilli les preuves des exactions commises par l’armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés et les a soumises aux autorités chargées de l’application de la loi militaire pour enquête.

Les membres israéliens et palestiniens du personnel de B’Tselem ont annoncé leur décision lors d’une conférence de presse à Jérusalem. Ils ont ajouté que cela avait été une « décision difficile » mais qui avait reçu le « plein accord » des Palestiniens qui auraient été victimes d’abus commis par l’armée israélienne.

« Immunité généralisée »

Dans un nouveau rapport publié conjointement à sa déclaration, l’organisation a indiqué que depuis l’an 2000, elle a exigé que l’armée enquête sur 739 incidents au cours desquels des Palestiniens ont été tués, blessés, battus ou utilisés comme boucliers humains par des soldats israéliens, ou au cours desquels des biens appartenant à des Palestiniens ont été endommagés en Cisjordanie occupée.

Pour 182 de ces incidents – soit près de 25 % –, l’armée n’a pas enquêté et pour près de la moitié d’entre eux, une enquête a été ouverte mais fermée sans aboutir à de quelconques poursuites, constate le rapport.

Dans seulement 3 % des cas, des accusations ont été portées contre les soldats accusés de maltraiter des Palestiniens.

B’Tselem a déclaré que la plupart des incidents ont été classés sans suite parce que l’armée « s’est contentée de considérer » que les comptes-rendus des incidents par les soldats étaient fiables. L’ONG de défense des droits de l’homme a également accusé les enquêteurs de ne faire « aucun effort » pour recueillir des preuves indépendantes.

Dans les incidents impliquant la mort de Palestiniens, B’Tselem a rapporté que l’armée clôt souvent les enquêtes au motif que l’incident a eu lieu dans une « situation de combat » – ce qui, selon elle, accorde une « immunité généralisée aux soldats impliqués dans des enquêtes criminelles, bien au-delà de ce qui est accordé par le droit humanitaire international ».

« C’est le système que les fonctionnaires affichent comme preuve – vis-à-vis du public israélien et du monde – de l’assertion selon laquelle l’armée fait tout ce qui est en son pouvoir pour instruire les plaintes déposées contre les soldats ayant blessé des Palestiniens et poursuivre les coupables », a déclaré B’Tselem dans un communiqué.

Les carences du système, selon l’organisation, sont « bien connues » des hauts responsables au sein de l’armée et dans le civil.

La charge de la preuve

B’Tselem a affirmé que, selon son expérience, les enquêteurs israéliens ne croient pas les dépositions faites par les Palestiniens et, au lieu de cela, exigent des Palestiniens « qu’ils prouvent qu’ils ne sont pas responsables des violences auxquelles ils ont été soumis ».

Son rapport indique que les Palestiniens « ne peuvent pas porter plainte […] directement et doivent compter sur les organisations ou les avocats des droits de l’homme pour porter plainte en leur nom ».

Lorsque les enquêtes ont lieu, l’ONG précise qu’elles durent souvent des années et se terminent alors que les soldats ont achevé leur service actif, ce qui signifie qu’ils ne sont alors plus soumis à la loi militaire.

B’Tselem a défendu ses travaux antérieurs, expliquant qu’elle pensait que c’était le meilleur moyen de faire progresser la justice pour les Palestiniens vivant sous l’occupation israélienne.

« Nous espérions ainsi aider à rendre justice aux victimes palestiniennes et à obtenir à un effet dissuasif », a indiqué l’organisation.

« Cependant, en réalité, la coopération de B’Tselem aux enquêtes et au système d’application du droit militaire n’a pas eu comme résultat la justice et a au contraire offert une légitimité au régime d’occupation et a aidé à le blanchir. »

L’organisation a déclaré que même si le système actuel fonctionnait correctement, il se concentre exclusivement sur les soldats peu gradés, donnant l’absolution aux responsables militaires de haut rang et aux responsables gouvernementaux qui donnent les ordres.

Huit études de cas sont présentées dans le rapport de B’Tselem, notamment le cas de Lubna al-Hanash (21 ans), qui a été abattue d’une balle dans la tête par un soldat israélien le 23 janvier 2013 alors qu’elle marchait avec un ami près du camp de réfugiés d’Arrub en Cisjordanie.

Le rapport indique qu’un soldat israélien, le caporal Ram, a abattu Lubna al-Hanash alors qu’elle se dirigeait vers une entrée de l’université, à proximité de l’endroit où des Palestiniens avaient lancé des cocktails Molotov et des pierres en direction d’un groupe de soldats israéliens.

Malgré dix dépositions faites par sept témoins palestiniens ainsi que les contradictions flagrantes entre les témoignages de plusieurs soldats, l’armée a clos l’enquête sur sa mort sans suivi, concluant que l’utilisation de tirs mortels était légale à cause des cocktails Molotov et des pierres jetés par d’autres Palestiniens.


Autre étude de cas : Sharif Abu Hayah, un berger de 66 ans de la ville de Khirbet Abu Falah (près de la ville de Ramallah en Cisjordanie), qui aurait été battu par un groupe de six soldats le 28 janvier 2009.

B’Tselem a rapporté que Hayah était involontairement passé près d’un groupe de soldats observant discrètement une zone où des fusillades avaient eu lieu et qu’il avait été attaqué par les soldats alors qu’il s’occupait de son troupeau.

Hayah a affirmé que les soldats se moquaient de lui tandis qu’ils le frappaient à tour de rôle. Cette agression a valu au vieux Palestinien une fracture du bras droit, ainsi que des contusions et des mains enflées.

La violence n’a pris fin que lorsque des Palestiniens à proximité ont entendu ce qui se passait et ont couru vers la scène, criant aux soldats de laisser partir Hayah, qui avait alors les yeux bandés. Il a été libéré seulement deux heures et demie plus tard, quand un officier supérieur est arrivé pour assister à l’incident.

L’armée a enquêté, et trois ans plus tard, a fermé l’enquête en raison du « manque de preuves », a déclaré B’Tselem.

L’armée avait interrogé douze soldats – sept d’entre eux affirmant qu’ils dormaient quand l’incident a commencé – et tous ont fourni des récits identiques dans lesquels ils ont expliqué qu’Hayah avait causé ses propres blessures en résistant à l’arrestation.

Les enquêteurs militaires n’auraient pas contacté le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), bien que l’organisation ait déposé une plainte à propos de l’incident dans laquelle elle a indiqué qu’un de ses ambulanciers avait assisté à la scène et vu Hayah se faire battre par les soldats.

B’Tselem a également déclaré que l’enquête a été fermée et les explications des soldats acceptées avant que les documents médicaux aient pu être communiqués aux autorités.


En réponse au rapport de B’Tselem, un porte-parole de l’armée israélienne a affirmé à MEE que le « système judiciaire militaire [du pays] est une entité indépendante et professionnelle ».

« Tsahal [l’armée israélienne] examine toute information concernant toute faute de l’un de ses soldats », a écrit le porte-parole dans un e-mail.

« Si nécessaire, une enquête est ouverte par la police militaire. Lorsque les résultats de l’enquête sont concluants, des accusations sont portées. »

« L’armée israélienne n’a pas connaissance d’une quelconque décision de ce genre prise par B’Tselem. Dans tous les cas, Tsahal continuera d’agir de manière adaptée afin de faire appliquer la loi et de maintenir les normes dans les rangs de l’armée. »

Plus divisée que jamais

En ce qui concerne l’avenir de B’Tselem, sa porte-parole Sarit Michaeli a annoncé que l’organisation lancera bientôt une « campagne de sensibilisation du public en Israël à travers les médias locaux et internationaux ainsi que les réseaux sociaux » afin de mettre en évidence les exactions supposées des soldats contre les Palestiniens.

Lors d’une conférence de presse à Jérusalem, Michaeli a concédé que la société israélienne est « probablement plus divisée que jamais » en ce qui concerne les actions de son armée dans les territoires palestiniens, ajoutant que « tous les Israéliens ne sont pas d’accord avec nous – loin de là. »

Néanmoins, elle a déclaré que l’organisation a confiance en sa capacité à influer sur le discours public et à contribuer efficacement au débat autour de la conduite de l’armée alors qu’on se dirige vers le 50e anniversaire de l’occupation en 2017.

Sarit Michaeli a ajouté que le projet de l’organisation consistant à distribuer environ 200 caméras aux Palestiniens en Cisjordanie avait fait ses preuves, citant comme exemple des images récentes d’Hébron qui ont abouti à ce que des accusations soient portées contre un soldat qu’on voit abattre un Palestinien blessé.

« Nous pouvons apporter des images de la réalité du terrain dans les territoires occupés chez les Israéliens », a-t-elle expliqué.

« On ne va nulle part. Nous sommes toujours là. Nous allons encore documenter et diffuser les violations des droits de l’homme comme toujours. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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