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Ce tabou qui jette les enfants dans les rues d’Égypte

Même si l’avortement en Égypte est illégal, de nombreuses femmes y ont recours dans le plus grand secret. Pour d’autres, l’ultime solution est de cacher leur grossesse et de se séparer de l’enfant à la naissance
Deux enfants abandonnés sur le point d’être placés en famille d’accueil observent leur communauté dans le village d’al-Qurna (AFP)

LE CAIRE - « Je me serais tuée plutôt que de dire à mes parents que j’étais enceinte ». Sara*, 26 ans, essuie discrètement d’un revers de la main les larmes qui coulent de ses larges yeux noisette. « C’était il y a deux ans, je n’avais encore avoué à personne que j’avais eu recours à l’avortement », lâche-t-elle, en se blottissant dans le large canapé moelleux installé sur sa terrasse.

Pour cet entretien, elle a demandé à ses colocataires de nous « laisser de l’intimité ». Les trois grands gaillards se sont enfermés dans leur chambre sans poser de questions. « Je n’ai rien dit à personne. Pas à ma famille, pas à mes plus proches amies, même pas à mon mec. Il m’aurait juste traité de salope qui n’a que ce qu’elle mérite. On ne peut pas en parler, c’est tellement tabou… Mais si on est un peu débrouillarde, on peut trouver des moyens », tranche-t-elle.

Sara se lance alors dans la longue liste des démarches qu’elle a entreprises pour avoir recours à l’avortement. Les 30 coups de fils passés à des pharmacies différentes pour tenter de se procurer des antipaludéens, connus pour provoquer des fausses-couches, « mais les pharmaciens sont bien au fait des effets secondaires et refusent de les délivrer sans prescription ». Les recherches infructueuses sur Google pour tenter de trouver une clinique clandestine « potable ». La consultation du site Women on Waves qui fournit toutes les informations aux femmes qui veulent avorter dans des pays où la pratique est illégale. Puis la commande sur le marché noir du Misoprostol, un traitement pour les troubles gastriques. Pris en grande quantité, il provoque des contractions fatales à toute vie intra-utérine.

« J’ai décidé de procéder à mon propre avortement », confie-t-elle. « Je l’ai fait venir d’Inde, par DHL, 80 euros le médicament, 135 euros de frais de port, plus le bakchich de 200 livres égyptiennes [23 euros] au centre postal. »

De nouvelles vagues ruissellent sur ses joues dorées, encadrées de cheveux bruns brushés. « Je vivais chez mon oncle. Je n’avais même pas une chambre à moi… », soupire-t-elle. « J’ai pris la première salve de pilules. Quelques minutes après, j’ai commencé à avoir des crampes… comme si on vous mettait un spéculum et qu’on l’ouvrait au maximum. C’est une douleur indescriptible… », murmure-t-elle dans un sanglot.

« J’ai commencé à saigner, énormément… Ma famille était dans la pièce à côté. Je hurlais de douleurs, prétextant des règles douloureuses. Mais j’ai vacillé. Ma tante a appelé le pharmacien en urgence. Il m’a fait plusieurs injections de tranquillisant. La seule chose à laquelle je pensais c’était : pourvu qu’il ne se rende compte de rien… Il a compris, mais il n’a rien dit. Je pense qu’il ne s’est pas senti la force de me dénoncer à ma famille et de se confronter à des insultes de leur part. Jusqu’à ce qu’eux aussi réalisent que j’étais bien en train d’avorter dans leur chambre à coucher. »

Le tabou de la grossesse indésirée

En Égypte, si le silence est total sur la pratique – et les statistiques, de fait, infaisables – elles sont de nombreuses femmes, chaque année, à avoir recours à l’avortement dans le plus grand secret. Illégal à moins d’un danger imminent pour la survie de la mère, l’avortement est passible de 3 ans de prison. Jusqu’à 15 ans pour toute personne prêtant assistance et possédant des compétences médicales.

« Des chiffres sur le nombre d’avortements pratiqués en Égypte ?! », s’exclame Dahlia el-Hameed, responsable de la section de défense des droits sexuels à l’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR). « Il n’y en a pas, comment voulez-vous chiffrer quelque chose d’illégal, effectué dans des conditions aussi secrètes ? »

« L’avortement est aussi commun qu’il est interdit », affirme pourtant Iman Bibars, à la tête de l’Association for the Development and Enhancement of Women. « Mais c’est un sujet tabou à tous les niveaux ! Aux yeux de la religion, vous êtes une pute, aux yeux de la loi, vous êtes une criminelle. Et puis la pression sociale, c’est sûrement ça le pire », affirme cette féministe revendiquée qui dénonce la culture patriarcale qui subsiste dans le pays.

En 2000, 11 % des Égyptiennes avouaient avoir eu recours à l’avortement, selon une étude menée par une dizaine de médecins et compilée dans le rapport « Egypt Demographic and Health survey ». 19 % admettaient une grossesse indésirée.

Des chiffres anciens, mais précieux au vu de l’omerta qui pèse sur cette question.

« L’avortement et la grossesse indésirée sont des tabous indescriptibles », explique à Middle East Eye le docteur Mohamed Harby, responsable de la cellule natalité du planning familial du Caire. « Le problème, c’est qu’il y a une demande pour l’avortement et le fait de ne pas avoir de cadre encourage les femmes à le pratiquer dans l’illégalité, par le biais de médicaments achetés au marché noir ou dans des cliniques très préoccupantes en terme de conditions d’hygiène ».

« On essaye de pousser les autorités à repenser la législation, au moins sur les questions de prévention et de contraception, mais les réunions, tenues au ministère des Affaires sociales, se font en présence de cheikhs qui s’opposent fermement à cette idée. Ils estiment que chaque femme doit respecter la volonté de Dieu », poursuit-il. « Si vous tombez enceinte, c’est la volonté d’Allah. Même si l’enfant à venir s’avère malformé ou malade », explique le médecin.

« C’est impensable pour une femme de dire dans notre société qu’elle ne veut pas l’enfant qu’elle porte », assure aussi Hala Masr, jeune militante pro-choix qui tente de sensibiliser la population par le biais des réseaux sociaux. « C’est ‘’haram’’ de cracher sur une grossesse, les femmes sont constamment sous la pression », explique-t-elle à Middle East Eye.

« On est dans une société centrée sur l’homme. Notre corps de femme appartient à la société. Il appartient à un père, à un frère, puis à un mari ou à un beau-frère en cas de décès du mari […] Coucher avant le mariage est un sacrilège, alors être enceinte ?! et vouloir avorter ?! », s’exclame-t-elle.

« Du coup, les femmes sont pleines de ruses : boire du Coca-Cola bouilli, s’introduire des cintres dans l’utérus ou se faire bastonner… », explique-t-elle. « Tout ça parce que l’indépendance morale de la femme, sa capacité à faire des choix pour elle-même, n’est pas intégrée. D’ailleurs, c’est assez drôle, il n’existe pas de mot en arabe pour définir la notion de « pro-choix », parce que dans notre langue, les tabous n’ont pas de mot. »

Les Égyptiennes qui n’ont pas recours à l’avortement illégal mais ne souhaitent pas garder leur enfant n’ont d’autre solution que de l’abandonner à la naissance. Des bébés que l’on retrouve dans les orphelinats, mais aussi dans la rue (AFP)

Une prévention difficile

De fait, loin d’assumer au grand jour leur soutien à une quelconque lutte pour le droit à l’avortement, nombreuses sont les associations qui dénoncent – le moindre étant le mieux – la difficulté de promouvoir la contraception et la prévention liée à la sexualité. « Les gens nous accusent de promouvoir la décadence, le sexe hors-mariage et la prostitution », s’agace le docteur Hanna Aboulghar, pédiatre et fondatrice de l’association Banati qui vient en aide aux enfants des rues et plus particulièrement aux filles.

« La seule chose dont les organisations sont en mesure de parler, ce sont les risques post-abortion », affirme Hala Masr. « Tant mieux, mais on n’a pas besoin qu’on parle de nous une fois qu’on est mortes ! »

« La question est indiscutable dans notre société aujourd’hui », admet aussi le docteur Asfar*, employé dans une organisation humanitaire qui a souhaité rester anonyme. « Si on autorise l’avortement, dans l’esprit des gens on autorise de fait les pratiques libérées, c’est un véritable fardeau. Pourtant, le gouvernement est bien conscient des problèmes que cela engendre : des avortements maison qui tournent mal, un taux d’abandon très important, des grossesses cachées et des accouchements sauvages qui se terminent par la mort du bébé, parfois de la mère. Vous n’avez pas idée du nombre de nouveau-nés que l’on retrouve dans des poubelles, morts », raconte-t-il à Middle-East Eye.

Car c’est un fait. Parmi les femmes qui ne peuvent se résoudre à avoir un enfant – en l’absence de mari ou par manque d’argent –, il y a aussi toutes celles qui décident de cacher leur grossesse et d’abandonner le bébé à la naissance.

« Certaines font le choix délibéré de cacher leur état plutôt que d’avorter, car il faut voir dans quelles conditions l’avortement est pratiqué. Dans des cliniques sales, avec des médecins qui parfois n’en sont même pas, des sages-femmes et des infirmières formées sur le tas, sans équipement…. », décrit Iman Bibars. 

Certaines femmes évoquent aussi le droit de cuissage pratiqué par les médecins sur les patientes en demande d’avortement. « Pour moi, il était inconcevable d’aller dans une clinique », avoue Sara, « pas envie de me mettre à genoux pour tailler une pipe au médecin. Les mecs se disent : de toute façon, c’est une salope, elle n’est plus à ça près. Et plein de filles le font, parce que la pression vis-à-vis de la grossesse est plus forte que le reste. »

« Cacher sa grossesse est aussi courant que se faire avorter, il me semble », indique Iman Bibars. « Dans un pays avec une culture islamique très présente, la majeure partie des femmes sont intégralement voilées, si vous avez quelques kilos en trop, les gens n’y voient que du feu ! »

Mais là encore, impossible de connaître les chiffres.

Un cercle vicieux

Il est important toutefois de faire une distinction, affirment les spécialistes. Si certains de ces enfants secrets se retrouvent directement dans la rue, avec un taux de survie quasiment nul, la majorité d’entre eux sont placés. « À moins que la femme accouche dans la clandestinité, et dans ce cas elle laissera son enfant dans la rue, les nouveau-nés, disons 95 % d’entre eux, sont laissés aux hôpitaux ou directement déposés dans les mosquées ou dans les orphelinats », explique à MEE le docteur Aboulghar.

Une analyse partagée par Iman Bibars, avec une nuance : « Ceux qui naissent à l’hôpital sont placés dans des orphelinats ou récupérés par des personnes tierces. Le problème, c’est que cette tendance de grossesses non désirées, se terminant par l’abandon, encourage le trafic d’êtres humains. Car certaines des personnes récupérant ces enfants les revendent ensuite. Soit à des familles aisées du Golfe soit parfois aussi à des réseaux de mendiants », assure-t-elle.

Des tout-petits qui viennent donc aussi grossir les rangs des « atfal el-shawaaria » (enfants des rues, très péjoratif en arabe).  L’UNICEF les estime à plus de 10 000 rien qu’au Caire et à Alexandrie.

Légaliser l’avortement pourrait-il donc avoir un impact sur le nombre de ces enfants, laissés à leur propre sort ?

« C’est une certitude que l’illégalité de l’avortement encourage et perpétue le problème des abandons d’enfants et des enfants de rue », selon Adel Ramadan, avocat spécialisé dans les droits privés au sein de l’EIPR. « Et le modèle se perpétue sur ces enfants eux-mêmes, plus enclins à subir des violences sexuelles du fait de leur vulnérabilité, à avoir des rapports non protégés et donc à subir des grossesses non désirées une fois adolescentes. C’est un cercle vicieux, sans fin. »

« C’est pratiquement inévitable », note aussi Amira el Feky, jeune chercheuse ayant suivi les filles de rues lors de sa thèse. « Elles ont des relations sexuelles avec des hommes, elles sont souvent violées et abusées. D’ailleurs, certaines d’entre elles quittent le foyer familial car elles découvrent qu’elles sont enceinte, soit après un inceste, soit parce qu’elles ont eu des relations hors mariage. »

Une analyse également partagée par le docteur Asfar. « C’est une évidence que légaliser l’avortement réglerait une partie du problème. Pour les femmes lambda, mais aussi pour toutes celles qui ont grandi en dehors d’un foyer et qui attendent un enfant. Si elles avaient le choix, elles ne feraient pas subir la vie qu’elles mènent à leur progéniture […] Il faut savoir, en plus, que les femmes non mariées qui atterrissent dans un hôpital pour accoucher sont encore aujourd’hui dénoncées et arrêtées par la police », explique-t-il à Middle East Eye.

Mais pour l’association Banati, l’équation ne semble pas aussi simple. Cette population invisible, plus encline aux rapports à risques, est aussi peu suivie par le corps médical. « Le problème se situe sur plusieurs niveaux, car les enfants des rues actuels ne sont pas issus de la première génération, mais désormais de la deuxième, voire de la troisième. Les enfants que l’on recueille aujourd’hui sont nés dans la rue, et leur mère était bien souvent enfant des rues avant eux », explique le docteur Aboulghar.

« Quand bien même nous essaierions de colmater cette tendance, les sans-abris sont dans le rejet des institutions et refusent de consulter des médecins. Une jeune fille enceinte préférera mille fois poursuivre sa grossesse et accoucher dans la rue plutôt que de consulter », affirme-t-elle. D’ailleurs, le docteur est assez clair : « il ne faut pas oublier qu’avoir un enfant dans la rue est une vraie valeur ajoutée, vous prenez du grade auprès des gangs et un enfant rapporte de l’argent quand on fait la manche, il se loue même parfois, ce n’est pas négligeable, beaucoup de femmes dans la rue sont en fait heureuses d’être enceintes ».

« L’illégalité de l’avortement met en lumière les libertés limitées dont disposent les femmes en Égypte, et plus spécifiquement les femmes issues de milieu pauvre et peu éduqué », pour Dalia Abd el-Hameed. « Aujourd’hui en Égypte, si vous avez accès à l’information, notamment par le biais d’Internet et des réseaux sociaux, et de l’argent, vous pouvez trouver un moyen de procéder à un avortement, mais encore faut-il être au fait des possibilités. »

« Je crois que c’est une question à laquelle il est difficile de répondre », affirme quant à elle Amira el Feky. « J’aurais tendance à croire que légaliser l’avortement changerait peu de choses. Même s'il était légal, les femmes y auraient de toute façon difficilement accès parce qu'au bout du compte, elles sont souvent pauvres, sans logement et sans papiers légaux, pour certaines d'entre elles, et sans mari ni proches pour les soutenir. Donc je ne crois pas que ça réglerait miraculeusement le nombre d’enfants abandonnés. Cela dit, j’ai tendance à croire malgré tout qu’au-delà de la simple légalité, si les femmes pouvaient bénéficier d’un véritable accès à l’avortement, elles seraient bien plus nombreuses à le pratiquer. »

* Le prénom a été modifié.

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