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Des experts judiciaires authentifient la voix de Sissi sur des enregistrements divulgués dans les médias

Probabilité « modérément forte » que la voix des enregistrements soit celle du président égyptien, abordant la manière de détourner des milliards en provenance du Golfe sur les comptes de l’armée
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi au Kremlin à Moscou, le 9 mai dernier, à l’occasion des commémorations de la victoire de la deuxième guerre mondiale (AA).

Les enregistrements secrets de la voix d’Abdel Fattah al-Sissi où le président égyptien révèle comment il compte détourner des fonds concédés par plusieurs donateurs du Golfe sur des comptes bancaires utilisés par l’armée égyptienne ont été authentifiés par des experts légistes en contenus sonores indépendants du Royaume-Uni.

L’équipe britannique a comparé un enregistrement public contenant un discours du président Sissi à deux segments provenant des bandes sonores divulguées, de 38 et 41 secondes.

Dans un rapport obtenu par Middle East Eye, le cabinet d’expertise J P French Associates constate des éléments sonores communs aux deux échantillons, celui qui est établi et celui qui est contesté, faisant part d’un souffle prononcé, de murmures, d’un larynx élevé et crispé, et de nasalité dans la voix. Conclusion du rapport : « A des fins judiciaires, aucune différence significative n’a été trouvée. »

Le rapport poursuit : « en accomplissant cette tâche, nous avons examiné le degré de similitude entre l’enregistrement de référence et celui qui est contesté. Nous avons également examiné les particularités ou traits distinctifs présents sur les enregistrements contestés, pour déterminer l’influence sur le résultat du nombre de personnes parlant une variété linguistique comparable et partageant ces caractéristiques.

« Suite à nos évaluations, nous estimons que les éléments de preuve appuient fortement la thèse que la voix des enregistrements est bien celle d’Abdel Fattah al-Sissi. »

J P French a également évalué la possibilité que les bandes sonores aient été manipulées en raccordant différents segments de la voix du président égyptien. Ils concluent de la manière suivante : « aucun indice ne porte à croire que les conversations aient été montées de toutes pièces en regroupant un ensemble de fragments de conversations ou de paroles. »

Contenu explosif

C’est le deuxième rapport dressé sur demande des avocats représentant le président égyptien destitué et emprisonné, Mohamed Morsi. Le premier rapport a confirmé l’identité de Mamdouh Shahin, conseiller juridique militaire ayant pris part à cette même conversation.

Le contenu des enregistrements est explosif. Le cercle restreint d’Abdel Fattah al-Sissi utilise des termes désobligeants pour trouver la manière de soutirer 30 milliards de dollars supplémentaires aux Etats du Golfe et de les détourner sur des comptes bancaires utilisés par l’armée égyptienne. C’est désormais l’élément central du conflit diplomatique entre l’Arabie saoudite et le régime militaire.

Dans un autre segment de la bande sonore, qui avait précédemment été authentifiée, Abdel Fattah al-Sissi et son directeur de cabinet à l’époque, Abbas Kamel, révèlent que l’Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats arabes unis ont versé 39,5 milliards de dollars à l’Egypte entre juillet 2013 et décembre 2014 en espèces, prêts et dérivés pétroliers – soit pratiquement le double du montant annoncé. Depuis, ce chiffre pourrait avoir grimpé selon certaines estimations à plus de 50 milliards de dollars.

Lors d’une des premières réunions avec le président égyptien, le roi Salmane avait demandé à savoir comment Sissi avait employé son argent. Sa réponse reste un mystère mais depuis, il en a demandé davantage. Selon la présentatrice de la télévision égyptienne Amani al-Khayyat, connues pour ses nombreux contacts, Sissi aurait dit au roi Salmane, lors d’une brève rencontre le 4 mai dernier, qu’il « paierait ses choix au prix fort ». Depuis l’ascension de Salmane au trône saoudien, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït n’ont octroyé que 6 milliards de dollars à l’Egypte, sous la forme d’un crédit commercial à 2,5 % d’intérêt, soit bien au-dessus de celui qu’exige le FMI.

Les bandes sonores, dont la fuite s’est produite moins de deux semaines après l’arrivée au pouvoir du roi Salmane, sont accablantes. On y entend Abdel Fattah al-Sissi expliquer qu’il souhaite détourner l’argent du Golfe sur les comptes bancaires de l’armée.

« Il faut 10 milliards sur les comptes de l’armée… et nous en voulons 10 de plus des Emirats, 10 autres du Koweït, et quelques pennies à verser dans la banque centrale pour compléter le budget 2014. »

Abbas Kamel, directeur de cabinet du Président à l’époque des enregistrements, plaisante en disant « il va tomber dans les pommes », sans préciser de qui il parle.

« Mon vieux, ils ont de l’argent comme du riz », affirme Sissi. La majeure partie du langage insultant est à attribuer à Abbas Kamel, qui qualifie les pays du Golfe – notamment le Koweït – de « demi-Etats », qui doivent « passer à la caisse » car « ils mènent une vie luxueuse et ont des tonnes d’argent ».

Abbas Kamel aurait aussi déclaré que le Koweït est redevable au Caire pour avoir envoyé 35 000 soldats égyptiens dans le cadre de la coalition multinationale menée par les Etats-Unis contre Bagdad suite à l’invasion du Koweït par son voisin du Golfe en 1990 – « quand [les Koweïtiens] étaient dans le pétrin ».

Limiter les dommages

Suite à la diffusion des enregistrements par la chaîne de télévision par satellite égyptienne Mekameleen, basée en Turquie et qui soutient les Frères musulmans, le premier ministre Ibrahim Mahlab a répondu en disant que la chaîne agissait par intérêt.

« Personne en Egypte ne croit la chaîne des Frères musulmans », a déclaré Ibrahim Mahlab. « Ils ne parviendront pas à changer les choses sur le terrain ».

Pourtant, afin de limiter les dommages au plus vite, Sissi a dépêché l’ambassadeur de Riyad pour s’excuser  auprès du prince héritier Moukrine et a lui-même téléphoné à tous les dirigeants du Golfe.

« Le Président a confirmé… la relation spéciale unissant les Emirats arabes unis et le peuple égyptien », selon l’agence de presse officielle MENA.

Au même moment et selon Reuters, le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammed ben Zayed al-Nahyane a également fait allusion aux enregistrements lorsqu’il a déclaré que leurs «  relations fraternelles solides et grandissantes ne se verront nullement affectées par des actions malintentionnées ».

Dans ces mêmes enregistrements, on entend Sissi et son proche entourage discuter de la manière d’occulter la détention de Mohamed Morsi dans des baraques militaires, ce qui est illégal selon la législation égyptienne, et non dans une prison relevant du ministère de l’Intérieur. L’intérêt est crucial pour les avocats de Morsi, car cela pourrait suffire à lancer des poursuites pour entrave à la justice.

Tayab Ali, associé du cabinet d’avocats londonien ITN Solicitors et membre de l’équipe juridique de Morsi, a fait appel aux Nations unies pour que l’organisme lance une enquête concernant le contenu des enregistrements. Il explique à MEE : « Les preuves, que nous savons recevables auprès des tribunaux, démontrent qu’il y a eu ingérence dans les procédures judicaires égyptiennes ».

Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.

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