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« Du pain, du travail et la liberté » : quelles sont les motivations des manifestants iraniens ?

Les réformes économiques proposées par le président Rohani ont conduit les Iraniens pauvres et ceux de la classe moyenne, déjà sous pression, au bord du gouffre
Manifestation à Téhéran, le 30 décembre 2017 (Reuters)

La situation en Iran reste fébrile malgré les déclarations d’un haut général iranien mercredi selon lesquelles les manifestations antigouvernementales ont « pris fin » après six jours de troubles.

Le général Mohammad Ali Jafari, membre du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), a annoncé que l’« insurrection » avait cessé et a loué « la vigilance et la réactivité du peuple » qui, selon lui, « ont fait échouer l’ennemi ».

Mais malgré ses affirmations et un certain nombre de manifestations pro-gouvernementales au cours des derniers jours, les problèmes de longue date qui ont causé cette vague de protestations – ainsi que les 21 personnes tuées et plus de 500 autres détenues – signifient que sans concessions, tout répit sera temporaire.

Une vidéo non vérifiée divulguée par des activistes de l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien montre des manifestations dans la ville d’Amol

Des séquences diffusées par des activistes, et non vérifiées par Middle East Eye, montreraient des manifestations perdurant mercredi soir et jeudi dans plusieurs endroits, notamment à Ispahan, Hamedan et Kermanshah.

Depuis 2013, lorsque le président Hassan Rohani a été élu sur un programme réformateur, le fait que les problèmes de corruption et de chômage – lequel est actuellement de 40 % pour les jeunes, qui constituent la moitié de la population – n’aient pas été pris à bras le corps tandis que l’argent abondait encore dans les coffres du CGRI pour mener des opérations militaires en Syrie, au Liban, à Gaza et au Yémen a engendré une profonde frustration.

Le CGRI, qui a écrasé brutalement les dernières manifestations importantes de l’opposition en 2009, détiendrait environ 15 % de l’économie iranienne.

« Le passage du populisme à la mondialisation est un virage dangereux qui aurait dû être abordé beaucoup plus lentement »

- Djavad Salehi-Isfahani, économiste

Cette combinaison de problèmes a atteint son paroxysme en décembre lorsque, dans un geste sans précédent, Rohani a dévoilé les détails de son prochain budget. Rohani et son équipe ont longtemps considéré que les réformes en faveur de l’économie de marché et la réduction du rôle du gouvernement central dans l’économie étaient essentielles à la fois pour rendre l’Iran plus compétitif et pour réduire l’influence des intérêts personnels et du copinage dans le système iranien.

Dans son discours du 10 décembre, retransmis en direct à la télévision iranienne, Rohani a annoncé que d’importantes sommes d’argent seraient versées au CGRI et à d’autres organisations religieuses, ce que l’économiste Djavad Salehi-Isfahani a décrit comme un effort visant à focaliser la colère de ses partisans.

« Il n’espérait certainement pas de manifestations, mais que le débat renforcerait sa position face aux conservateurs au parlement », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

Mais si les largesses envers le CGRI sont un sujet de discorde, ce sont deux autres facettes du budget qui ont provoqué le plus grand tollé : la fin des transferts directs en espèces et une augmentation de 50 % du prix du pétrole.

Les transferts en espèces, qui ont commencé sous l’ancien président Mahmoud Ahmadinedjad, étaient à l’origine un remplacement partiel des biens subventionnés et sont perçus par environ 77 millions de personnes en Iran, malgré les appels lancés par Rohani aux familles aisées pour que celles-ci y renoncent.

Une moto de la police est brûlée à Téhéran dans une vidéo non vérifiée divulguée par des activistes de l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien

Le nouveau budget vise à réduire les paiements d’environ 5,3 milliards de dollars, tout en finançant l’agence d’aide sociale et le Comité d’aide de l’imam Khomeini, qui fournissent des fonds aux citoyens à faible revenu au cas par cas.

« Son budget était très mauvais pour la classe moyenne inférieure… c’est l’opposé de ce qu’il devrait faire, a expliqué Salehi-Isfahani. Si vous essayez d’augmenter les prix de l’énergie, il vous faut donner aux gens aux revenus les plus faibles, peut-être même à la classe moyenne, une sécurité pour compenser cela. L’argent qu’il distribue est la richesse nationale, donc les gens ne s’attendent pas à ce que cela leur soit donné sous conditions ou via une bureaucratie qui n’est pas très transparente. »

« Cela humilie les gens d’aller déclarer “je suis pauvre, je veux de l’argent” et de se soumettre ensuite à toutes sortes d’enquêtes – c’est, je pense, beaucoup plus important que la peur de la corruption. »

« Mort au dictateur »

Le 29 décembre, les partisans de la ligne dure ont organisé une manifestation dans la ville conservatrice de Mashhad. Mais alors que le but des protestations initiales était de déstabiliser Rohani, la combinaison de nouvelles mesures d’austérité et d’un nouveau budget de 11 milliards de dollars alloué à l’armée – soit une hausse de 20 % – a propagé l’étincelle sur tous les piliers de l’État iranien.

Si certains manifestants se sont contentés d’appeler à des réformes économiques et de crier « Du pain, du travail et la liberté », d’autres se sont mis à réclamer une révolte pure et simple et à entonner des slogans tels que « Mort au dictateur » ou encore « Nous ne voulons pas d’une République islamique ».

D’autres encore se sont concentrés sur le soutien économique apporté par l’Iran au Hamas et au Hezbollah, scandant « Oubliez Gaza et le Liban, je sacrifierai ma vie pour l’Iran », tandis que quelques-uns ont même crié leur soutien en faveur de la monarchie des Pahlavi, renversés en 1979 et vivant aujourd’hui en exil.

Les revendications qui couvaient depuis longtemps ont été révélées au grand jour alors que les protestations se sont étendues à des régions du pays habitées par une mosaïque de différents groupes ethniques et religieux depuis longtemps étouffés par l’emprise de la République islamique.

Un manifestant griffonne « Mort à Khamenei » sur un mur à Machhad (vidéo non vérifiée)

Des milliers de personnes sont descendues dans les rues de la ville d’Ahvaz, dans la province du Khouzistan, qui est devenue – suite aux politiques énergétiques du gouvernement – la ville la plus polluée au monde. Les régions rurales de l’Iran – où le taux de pauvreté a connu une forte augmentation depuis l’arrivée de Rohani au pouvoir – ont fait partie des principaux points chauds des protestations (contrairement à Téhéran, l’épicentre habituel).

Les syndicats, fortement restreints en Iran, ont également exprimé leur soutien en faveur des manifestations. Le non-paiement des salaires, parfois depuis de longs mois, constitue un problème majeur dans le pays et les protestations et mouvements organisés contre ce problème ont souvent donné lieu à des arrestations, à des coups de feu sur les protestataires et à des réactions brutales des forces de sécurité.

La grève menée actuellement à la raffinerie de sucre de Haft Tapeh par des travailleurs privés de salaire depuis plusieurs mois suite à la privatisation de l’entreprise a constitué l’un des points de mire du mécontentement qui forme la toile de fond des manifestations de la semaine dernière.

La ville majoritairement kurde de Kermanshah a été le théâtre de manifestations répétées, tandis que les groupes armés liés au Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) ont affirmé avoir tué au moins trois membres du CGRI dans la ville frontalière de Piranshahr. « Ceux qui prétendent que les manifestations sont le résultat d’une lutte de pouvoir au sein du régime le font avec l’intention de délégitimer ou de déprécier les exigences des manifestants afin de dissimuler la réalité des choses en Iran. Les gens veulent un changement de régime et les manifestations sont l’expression publique de cette réalité », a déclaré à MEE Loghman Ahmedi, responsable des relations étrangères pour le PDKI.

« La communauté internationale doit également comprendre que la réforme en Iran signifie la préservation et la perpétuation de ce régime oppressif – par conséquent, la communauté internationale doit apporter un soutien moral, politique et matériel à la lutte pour la liberté et la démocratie en Iran. »

Les manifestations ont également été accueillies avec joie par l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI), un mouvement d’opposition iranien qui est actuellement basé en Albanie après s’être abrité pendant plusieurs années en Irak (ce qui lui a valu les foudres de nombreux Iraniens).

Maryam Radjavi, la dirigeante de l’OMPI – ou plus précisément de son groupe de tête, le Conseil national de la résistance iranienne –, n’a pas tardé à faire l’éloge des manifestations et a appelé au renversement de la République islamique.

« Les manifestants ont les mains vides, mais Khamenei les craint, eux et leur génération, principalement parce qu’ils sont résolus à ne pas céder tant qu’ils n’auront pas renversé les mollahs », a-t-elle tweeté mercredi.

Des manifestants affiliés à l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien agitent des drapeaux lors d’un rassemblement devant l’ambassade iranienne au Royaume-Uni, dans le centre de Londres (AFP)

Des groupes affiliés à l’OMPI, qui étaient à l’origine un groupe islamo-marxiste antimonarchiste dans les années 1960 qui a fui l’Iran dans les années 1980, ont organisé de nombreuses manifestations devant les ambassades iraniennes en Europe.

Les témoignages en faveur de l’OMPI ont également été significativement présents sur les réseaux sociaux, ce qui a permis la diffusion de nombreuses vidéos et images des manifestations en Iran, grâce aux compétences en anglais de ses activistes.

Néanmoins, même si l’OMPI a autrefois contribué à alerter le monde sur l’existence du programme nucléaire iranien, le groupe a également été critiqué pour les informations moins fiables qu’il fournit et pour les méthodes d’endoctrinement employées dans l’organisation, que d’anciens membres ont décrites comme des pratiques de lavage de cerveau.

L’OMPI a été classée par les États-Unis au rang d’organisation terroriste entre 1997 et 2012, alors que le département d’État a déclaré dans un communiqué annonçant son retrait de la liste : « Le département ne néglige ni n’oublie les actes terroristes antérieurs commis par l’OMPI [...] Le département conserve également de sérieuses préoccupations au sujet de l’OMPI en tant qu’organisation, en particulier en ce qui concerne les allégations d’abus perpétrés contre ses propres membres. »

Holly Dagres, programmatrice du bulletin d’informations The Iranist, a formulé une mise en garde contre le fait de permettre à des groupes comme l’OMPI et la dynastie évincée des Pahlavi d’établir le récit des manifestations à l’étranger, soulignant que ces groupes recevaient peu de soutien en Iran.

« Bien qu’ils soient tous deux différents [...], ces groupes défendent tous deux la même chose : un changement de régime », a-t-elle expliqué.

« Ces protestations actuelles ne sont en rien différentes, comme en témoignent leurs messages sur les réseaux sociaux et leurs tentatives d’organisation de manifestations à Washington, dans ce qu’ils décrivent comme des actes de “solidarité avec les manifestants iraniens”. »

Un système « imperméable aux coups d’État »

Alors que certains opposants de longue date se sont hâtés de saluer les manifestations comme le début d’un nouveau soulèvement visant à renverser la République islamique, d’autres se sont montrés prudents afin d’exagérer l’importance de la semaine écoulée, marquée par des protestations pro-gouvernementales et par un manque notable d’implication des segments démographiques engagés dans les manifestations de 2009.

À l’époque, les activistes se concentraient sur une revendication spécifique – les allégations de trucage des élections présidentielles en faveur d’Ahmadinejad – et avaient des leaders distincts et visibles tels que Mir Hossein Moussavi.

Des partisans du gouvernement brandissent des affiches représentant l’ayatollah Ali Khamenei (à gauche) et l’ayatollah Rouhollah Khomeiny lors d’une marche à Qom, ce mercredi (AFP)

Le manque d’intérêt, en particulier dans la capitale, rend une répression sévère beaucoup plus facile à imposer si nécessaire, a soutenu Dagres. Elle a averti que le système iranien était pratiquement « imperméable aux coups d’État » et que celui-ci emploierait tous les moyens nécessaires pour rester au pouvoir.

« Le gouvernement iranien est bien conscient que la communauté internationale surveille les protestations. Cela dit, ils ne sont pas très nombreux dans la rue, a-t-elle indiqué à MEE. J’imagine qu’ils comptent sur un ralentissement de l’activité des téléphones mobiles et d’Internet pour mettre un terme au partage d’informations, ce qui explique pourquoi l’ampleur des manifestations a fluctué au cours de la semaine écoulée. »

« Si cela ne fonctionne pas, ils finiront par réprimer. »

Alors que le parlement iranien est en mesure de bloquer la proposition d’augmentation du prix du carburant avancée par Rohani, Djavad Salehi-Isfahani a averti que le président iranien devra établir un plan de relance économique sérieux s’il souhaite éviter l’instabilité en Iran.

« Le passage du populisme à la mondialisation est un virage dangereux qui aurait dû être abordé beaucoup plus lentement », a-t-il expliqué.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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