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En Tunisie, les entreprises sont asphyxiées par l’austérité

Les PME, poumon de l’économie tunisienne, résistent tant bien que mal à la dégradation du climat d’affaires. Prises en étau entre le manque d’accès au financement et le développement du secteur informel, elles vont devoir affronter l’augmentation des charges fiscales
Les PME sont une véritable locomotive pour l’activité économique de la Tunisie : elles contribuent à hauteur de 50 % du PIB et fournissent près de 70 % des emplois du secteur privé (AFP)

TUNIS – En Tunisie, les Petites et moyennes entreprises (PME) forment l’essentiel du tissu économique. Selon les derniers chiffres de l’Institut national des statistiques (INS), la quasi-totalité des entreprises formelles sont des petites structures employant moins de 100 salariés, avec une forte dominance des entreprises unipersonnelles. Les grandes structures ayant plus de 100 salariés représentent uniquement 0,2 % des entreprises en exercice.

De plus, les PME constituent une véritable locomotive pour l’activité économique du pays, aussi bien pour la création d’emplois qu’en termes de création de valeur ajoutée. Elles contribuent à hauteur de 50 % du PIB tunisien et fournissent près de 70 % des emplois du secteur privé.

En 2016, presque 40 % des PME ont perdu un client important

Instabilité politique, récession, détérioration du pouvoir d’achat, prolifération de la corruption et du marché parallèle, lourdeur administrative…, les entreprises tunisiennes ont été affectées par des problématiques aussi multiples que variées durant ces dernières années.

Cette détérioration de l’environnement économique n’a pas manqué d’impacter leurs revenus. D’après un sondage réalisé par la Confédération tunisienne des entreprises citoyennes de Tunisie (CONECT), 39,3 % des PME ont perdu un client important en 2016.

Elle s’est également accompagnée d’une destruction des emplois sur le marché du travail. Selon la Banque centrale de Tunisie, cela a concerné près de 4 000 postes dans l’industrie durant l’année 2016.

C’est dans ce contexte qu’est intervenue la nouvelle loi de finances (LF2018). Et le fait qu’elle soit orientée vers l’austérité a soulevé plusieurs interrogations par rapport à son incidence sur la performance des PME.

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Afin de réduire le recours systématique à la dette, la loi de finances 2018 a eu pour principal objectif de maîtriser le déficit budgétaire et de le limiter à 4,9 % du PIB. Pour y parvenir, le gouvernement Chahed prévoit d’augmenter les recettes fiscales via la hausse de plusieurs impôts et la création de nouvelles taxes.

S’agissant de la hausse des impôts, elle concerne la TVA, la taxe sur la consommation pour certains produits (voitures, produits cosmétiques, boissons alcoolisées, etc.), les droits de douane sur les produits de consommation importés, la taxe d’importation sur certains produits agricoles (fruits et fruits secs, etc.) et industriels (chaussures et habillement, électroménager, etc.), la taxe d’assurance, la taxe sur les dividendes et le timbre fiscal pour les opérateurs télécom.

Chaussures et habillement, électroménager, produits cosmétiques… La loi de finances 2018 prévoit la hausse de nombreuses taxes (Reuters)

D’un autre côté, le gouvernement a instauré des taxes conjoncturelles pour l’année 2018. Il y aura une Contribution sociale généralisée (CSG), une TVA sur la vente des logements à usage d’habitation, une taxe sur la résidence pour les touristes adultes ainsi qu’une taxe conjoncturelle sur les activités financières.

« Malheureusement, la LF2018 impose des mesures d'austérité qui tendent à réduire le déficit en réduisant la consommation. Naturellement, cela nuit aux PME et va affaiblir les perspectives de croissance », estime Fadhel Kaboub, professeur à l'université de Denison et président du Binzagr Institute for Sustainable Prosperity.

Réussir son entrée dans le XXIe siècle

« Notre déficit commercial est dû au déficit alimentaire, au déficit énergétique et à une industrie à faible valeur ajoutée. C'est pourquoi nous avons besoin d'une stratégie à long terme qui s’attaque à ces trois causes profondes », poursuit-il. « Toute autre chose ne sera qu’un simple pansement, une solution temporaire. Si la Tunisie veut réussir son entrée dans le XXIe siècle, ce ne sera pas via les chaînes de montage, le textile et les olives, mais via les nouvelles technologies, l'ingénierie, le design et les industries à haute valeur ajoutée. »

Dans l’ensemble, ces mesures vont accroître la pression fiscale sur des PME fragilisées par la dégradation du climat des affaires, ce qui n’est pas de nature à stimuler leurs investissements et leur capacité de création d’emplois. Elles vont également se traduire par une hausse inéluctable des prix qui va se répercuter sur la dynamique économique.

« Notre déficit commercial est dû au déficit alimentaire, au déficit énergétique et à une industrie à faible valeur ajoutée »

- Fadhel Kaboub, professeur à l'université de Denison

Les effets sur le niveau de la demande commencent déjà à se faire ressentir dans certains secteurs d’activité. « Les sociétés de cosmétiques sont nos clients. Ils sont directement touchés par les nouvelles taxes sur la consommation, ils vont donc passer moins de commandes chez nous », témoigne Mounir B.S., chef d’une entreprise de confection de cuir à MEEI. « Pour nous, le mois de janvier sert à établir les prévisions de vente, aujourd’hui on n’est plus en position de le faire car nos clients nous disent qu’ils n’ont pas de budget. »

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Interrogé sur la marge de manœuvre de son entreprise face à la hausse des coûts de production, Mounir explique que le calcul est simple. « Ou bien on va réduire le personnel et augmenter légèrement nos prix, avec le risque de prendre des commandes moins importantes et de voir notre chiffre d’affaires baisser. Ou bien on va compresser notre marge pour maintenir le chiffre d’affaires intact, et dans ce cas-là on va travailler à faire tourner une usine et payer le personnel, sans générer de bénéfices ».

La concurrence déloyale du secteur informel

Ces dernières années, la propagation de la corruption et de l’économie parallèle a été assez nuisible pour les PME. L’activité non déclarée, qu’elle soit au niveau des marchandises, des charges courantes ou du personnel, est devenue une pratique répandue qui a permis à de nombreux commerces d’offrir des prix plus compétitifs.

La pérennité des PME a été particulièrement menacée par le raz-de-marée des produits de contrebande. Selon une étude publiée en novembre 2017 par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), 77,6 % des Tunisiens achètent des produits issus du marché parallèle.

Selon une étude publiée en novembre 2017, 77,6 % des Tunisiens achètent des produits issus du marché parallèle 

Des produits qui ont réussi à pénétrer le circuit légal pour se retrouver dans les rayons des grandes surfaces, dans les pharmacies ou dans des organismes d’État comme la Société tunisienne de marchés de gros (SOTUMAG).

« On s’est retrouvés à faire face à des produits plus ou moins similaires, importés illégalement, qui coûtaient moins cher que notre matière première. Donc on ne passait plus dans les appels d’offres ou les consultations », déplore Mounir. « Nous avions des clients fidèles qui nous passaient des commandes, c’est comme ça qu’on a survécu. On travaillait sur la proximité avec le client et la réactivité de notre production, avec des produits modulables en fonction de leurs besoins. »

Pour Fadhel Kaboub, si la Tunisie veut réussir son entrée dans le XXIe siècle « ce ne sera pas via les chaînes de montage, le textile et les olives, mais via les nouvelles technologies, l'ingénierie, et les industries à haute valeur ajoutée » (AFP)

Pour Fadhel Kaboub, « la solution à long terme est d'avoir des PME compétitives au niveau mondial, offrant des produits de haute qualité qui ne peuvent pas être menacés par des produits de moindre qualité sur le marché noir ». Selon lui, « la compétitivité ne peut être atteinte qu'en investissant dans le renforcement des capacités internes et l'amélioration de la productivité, de la qualité et du design des produits, et du service à la clientèle ».

L’accès au financement, un calvaire

Le manque d’accès au financement constitue le facteur le plus important qui entrave le développement des PME tunisiennes. Le sondage de la CONECT a également révélé qu’en 2016, 65,7 % des demandes de crédit des industriels tunisiens ont été rejetées.

Or le financement par crédit bancaire demeure la source principale de financement externe pour les PME. Le recours aux autres instruments est resté minime au fil des années, à l’instar de la participation des sociétés d'investissement à capital risque (SICAR), de la levée de capitaux auprès du marché boursier ou du leasing. Quant aux modes de financement alternatif comme le crowdfunding, ils n’ont pas pu évoluer en l’absence de cadre législatif.

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Cette situation est d’autant plus handicapante pour les PME que l’accès au financement est un aspect fondamental dans leur conquête du marché, que ce soit pour renforcer leurs fonds propres, pour investir en équipement ou pour développer un nouveau produit.

Les entrepreneurs se retrouvent donc contraints à puiser dans leurs ressources pour financer leur croissance. L’étude publiée par l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) a révélé qu’en 2013, 65,3 % des investissements faits par les entreprises ont été financés par leurs fonds propres. Le financement externe est dérisoire, seulement 9,6 % des investissements ont été fiancés par crédit et 2,6 % par capital risque.

La plupart des PME demeurent de petite taille après plusieurs années d’exploitation, tandis que d’autres finissent par disparaître

En Tunisie, « la demande de crédit bancaire n’est pas déterminée par les facteurs « endogènes », tels le niveau d’activité et les ressources internes disponibles des entreprises, mais plutôt par des facteurs « exogènes », tels le coût de financement et les garanties exigées par les banques. Dans ce contexte, les banques durcissent les conditions d’octroi du crédit pour faire payer le coût du risque en augmentant le taux d’intérêt », précise un article paru dans la Revue internationale PME.

En effet, l’étude de l’IACE montre que la valeur des garanties exigibles par les banques tunisiennes représente 169,2 % des prêts consentis. Ce sont des conditions prohibitives pour les PME.

C’est ainsi que les PME se retrouvent sous-capitalisées. Les problèmes de liquidités qu’elles rencontrent affectent progressivement leur stabilité financière et leur compétitivité. Résultat, la plupart d’entre elles demeurent de petite taille après plusieurs années d’exploitation, tandis que d’autres finissent par disparaître.

Un système financier inadapté au tissu économique

Le secteur financier tunisien, dominé par des banques commerciales qui orientent essentiellement leur financement vers les grandes entreprises, est structurellement inadapté aux besoins des PME.

Les données de la Banque Mondiale indiquent que 50 % de leur encours est destiné aux grands groupes, avec moins de 1 500 entreprises qui concentrent près de 70 % de l’encours total des crédits aux professionnels.

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Seules la Banque tunisienne de solidarité (BTS) et la Banque de financement des petites et moyennes entreprises (BFPME) sont dédiées au financement des TPE et des PME. Ces deux établissements étatiques sont insuffisants pour répondre à l’ensemble de leurs besoins. C’est une incohérence de taille, aussi bien en matière d’offre qu’en matière de répartition du financement de l’économie.

Or d’après la Banque mondiale, ce sont les PME les plus dynamiques qui génèrent le plus grand nombre de création d’emplois dans une économie. Les PME peuvent donc constituer un véritable levier pour la relance économique et pour la lutte contre le chômage en Tunisie. Il faudrait pour cela adopter une politique visant à doter le secteur financier davantage d’institutions ayant une stratégie dédiée à leur financement et à leur accompagnement.

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