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Falcon Eye, le système de surveillance massif installé par une société israélienne à Abou Dabi

Une société israélienne a été employée pour protéger des installations pétrolières et installer un système de surveillance civile à Abou Dabi
Mohammed ben Zayed al-Nahyane donne un discours lors du sommet du gouvernement à Dubaï (AFP)

Des informations relatives à une relation secrète entre Israël et les Emirats arabes unis (EAU) dans le secteur de la sécurité ont été diffusées, révélant l’existence d’un partenariat de haut niveau selon lequel une société israélienne s'est vu octroyer la responsabilité de la protection des infrastructures essentielles d'Abou Dhabi.

Selon des sources bien placées de Middle East Eye (MEE) qui travaillent en étroite collaboration avec les sociétés concernées, les autorités émiraties ont engagé une société de sécurité israélienne pour sécuriser des installations pétrolières et gazières aux Emirats arabes unis et mettre en place à Abou Dhabi un réseau de surveillance civile unique au monde, qui implique que « chaque individu soit contrôlé à partir du moment où il quitte le pas de sa porte, jusqu'à son retour », selon la source.

Les Emirats arabes unis ne reconnaissent pas Israël en tant qu'Etat et les deux pays n'ont pas de relations diplomatiques ou économiques officielles, une politique née de la solidarité affichée par le monde arabe face au sort des Palestiniens vivant sous l'occupation israélienne. Les révélations d'une relation dans le domaine de la sécurité, qui nécessiterait l'autorisation préalable des dirigeants des deux pays d'après des analystes, irritera probablement les citoyens de la monarchie riche en pétrole, qui sont considérés comme étant massivement opposés à Israël et à son occupation des territoires palestiniens.

En décembre, MEE a révélé des informations sur le vol secret d'un jet entre Tel Aviv et Abou Dhabi en analysant des données de vol disponibles publiquement. A l'époque, on ne savait pas qui engageait la compagnie aérienne suisse PrivatAir pour exploiter cette route aérienne, bien que le quotidien israélien Haaretz ait soupçonné l'entrepreneur Mati Kochavi, dont la société de sécurité Asia Global Technology International (AGT) était connue pour faire des affaires dans les Emirats.

D'après une source de MEE active dans le monde des affaires d’Abou Dhabi qui connaît bien le fonctionnement d'AGT, Kochavi est au cœur du commerce israélien de la sécurité aux Emirats arabes unis et est la personne qui a ordonné la mise en place du jet privé. Selon la source, qui a demandé à rester anonyme, Kochavi est devenu un « visiteur presque régulier à Abou Dhabi ».

Les liens commerciaux secrets entre Kochavi et les sociétés émiraties

D'après Haaretz, Kochavi vit aux Etats-Unis et a fait « fortune » dans le marché immobilier avant de s'impliquer dans la sécurité intérieure après les attentats du 11 septembre 2001 à New York. Il aurait « noué des contacts » au sein de l'établissement militaire israélien et, en 2013, sa société de sécurité numérique, AGT, aurait été active sur les cinq continents, gérant des contrats pour une valeur de 8 milliards de dollars.

Après avoir créé la société AGT, basée en Suisse, en 2007, Kochavi a remporté son premier contrat avec le gouvernement d'Abou Dhabi en 2008. Avec cet accord à hauteur de 3 milliards de dirhams émiratis (environ 730 millions d'euros), la firme s'engageait à « protéger toutes les installations vitales au sein de l'émirat d'Abou Dhabi », selon un rapport publié la même année par al-Ittihad, le deuxième plus grand journal en langue arabe des Emirats.

Ce contrat a marqué le début d'une relation lucrative pour AGT. Cependant, afin de se conformer à la législation des EAU, la société a dû faire alliance avec des partenaires locaux, en l’occurrence Advanced Integrated Systems (AIS) et Advanced Technical Solutions (ATS). Dans le cadre du contrat de 2008, les trois sociétés se sont engagées à fournir « des caméras de surveillance, des barrières électroniques et des capteurs permettant de surveiller les infrastructures stratégiques et les gisements de pétrole », en plus d'une sécurisation des frontières émiraties, pour le compte de l'Autorité des infrastructures nationales stratégiques (Critical National Infrastructure Authority) d'Abou Dhabi.

AIS n’a pas de site web, mais a toutefois enregistré un profil sur un site émirati de recherche d'emploi, où la société a indiqué que « les technologies traditionnelles de défense ne permettent pas de répondre aux besoins considérables de l'ère moderne en matière de sécurité ». La société y a également décrit les services de sécurité qu'elle propose :

« AIS adopte une approche holistique de la sécurité en intégrant des technologies de sécurité physiques, notamment des capteurs, avec des technologies informatiques telles que des bases de données, des logiciels et des systèmes d'intelligence artificielle, tout en incorporant dans le processus son expertise opérationnelle. »

ATS se décrit comme « un fournisseur de solutions de télécommunications hautement qualifié, disposant d'une expérience considérable et de capacités au niveau mondial, spécialisé dans les projets clé en main dans le domaine des télécommunications à destination de l'industrie pétrolière et gazière ».

Bien que ce triumvirat commercial ait été entouré du plus grand secret (AGT ne mentionne nulle part son activité aux Emirats arabes unis sur son site web, tandis qu'AIS ne dispose d'aucune plateforme en ligne), des articles de presse locaux aux Emirats ont fait allusion à cette relation.

Emirates 24-7, site d'actualité basé à Dubaï, a rapporté en 2008 qu'AGT s'est vu attribuer un contrat consistant à protéger des « biens essentiels » en partenariat avec AIS. En 2011, le Khaleej Times, journal de langue anglaise basé aux Emirats, a pour sa part publié un article mentionnant un partenariat entre AIS et ATS.

Les deux sociétés émiraties, AIS et ATS, partagent le même espace de bureaux, au 23e étage de la Sky Tower située sur l'île al-Reem, à Abou Dhabi.

D'après une source de MEE à Abou Dhabi, qui travaille dans les affaires de haut niveau et qui est proche des trois entreprises concernées, AGT mène ses opérations aux Emirats depuis les bureaux d'AIS dans la Sky Tower.


Les dirigeants israéliens et émiratis n'ont pas formulé de commentaires au sujet du commerce direct qui a lieu entre les deux pays. Néanmoins l'année dernière, le cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, émir de Dubaï et Premier ministre des Emirats arabes unis, a déclaré que les Emirats seraient prêts à négocier avec Israël s'il faisait la paix avec les Palestiniens.

« Nous ferons tout avec Israël – nous commercerons avec les Israéliens, nous les accueillerons – à condition qu'Israël signe le processus de paix », a-t-il déclaré.

Les Emirats arabes unis et Israël sont de plus en plus considérés comme des alliés régionaux potentiels, voire avérés, en raison de leur opposition commune à l'Iran et au Hamas.

Bien que les deux pays n'entretiennent pas de relations officielles, du moins publiquement, le partenariat commercial entre AGT, AIS et ATS a prospéré et domine désormais le marché émirati de la sécurité intérieure.

« Rien qu’aux Emirats arabes unis, nous détenons 80 % du marché de la sécurité nationale », a déclaré Khalfan al-Shamsi, PDG d'AIS, à l’issue du le salon de la sécurité intérieure qui s'est tenu à Paris en juin 2012.

Cette domination du marché a coïncidé avec l'avènement du Printemps arabe, et tandis que les Emirats ont échappé à l'agitation observée dans les autres pays, les soulèvements ont poussé les autorités à durcir la législation couvrant l'activité en ligne et à élargir la surveillance à un niveau sans précédent.

Falcon Eye, le système de surveillance massive d'Abou Dhabi

Un projet clé pour le partenariat commercial tripartite entre AIS, ATS et AGT a été annoncé en février 2011 avec trois transactions d'une valeur de 600 millions de dollars visant à fournir « aux organismes locaux de maintien de l’ordre "des solutions holistiques complètes comprenant différents types de capteurs intégrés au sein d’un seul système de commande et de contrôle" ».

Si AGT n'a pas été mentionnée lors de l’annonce de la transaction, l'implication de la société dans le projet, baptisé « Falcon Eye », est confirmée par le profil LinkedIn de David Weeks, ancien vice-président des opérations au sein de la société de Kochavi.

Le projet Falcon Eye est une initiative de surveillance à l'échelle de l'émirat approuvée par le prince héritier Mohammed ben Zayed al-Nahyane qui, d’après le New York Times, dispose d'une armée secrète, et privée, de mercenaires mise en place par la société de sécurité Blackwater.

Peu d'informations sur le projet sont accessibles au public. Il est toutefois mentionné, sous le nom de « Safe City », dans une note mise en ligne par une entreprise de sécurité mentionnée par AIS et ATS :

« Le projet Safe City d'Abou Dhabi permet à plusieurs organismes gouvernementaux d'utiliser une plateforme urbaine unifiée et rentable pour un grand nombre de fonctions urbaines essentielles, notamment la prévention du crime, la gestion du trafic et la préparation aux situations d'urgence. L'infrastructure du projet se compose de capteurs haute définition équipés de systèmes avancés de traitement et d'analyse de données, d'une intelligence intégrée, d'outils d'investigation ainsi que de bien d'autres fonctionnalités adaptées aux divers usages des agences gouvernementales. »

Hassan al-Taffaq, responsable de programme chez AIS, a affirmé sur son profil LinkedIn qu'il travaillait depuis 2010 sur un « projet unique au monde de vidéosurveillance à l'échelle de la ville » et qu'une date de livraison avait été fixée au 22 mars 2013.

David Weeks, ancien vice-président des opérations chez AIS et AGT en poste entre août 2006 et juillet 2008, mentionne les premières étapes de Falcon Eye dans une liste de responsabilités dont il était chargé au cours de cette période.

Son profil indique qu'il était « directeur de projet aux Emirats arabes unis pour tous les efforts contractuels liés au projet de surveillance urbaine d'Abou Dhabi » et responsable de l'« intégration de plus de cinq cents systèmes électro-optiques, caméras et systèmes de reconnaissance de plaque d'immatriculation, ainsi que d'un centre de commandement ».

Si son travail a clairement eu lieu aux premières étapes de la transaction, puisqu’il a quitté la société en 2008, AGT, la société de Kochavi, s'est depuis lors engagée dans des recherches qui se sont révélées utiles pour Falcon Eye.

Tout comme AIS à Abu Dhabi, AGT mentionne parmi ses partenaires l'Institut allemand de recherche sur l'intelligence artificielle (DFKI), et affirme avoir coopéré avec celui-ci afin de « mener des recherches sur l'utilisation de technologies de pointe en matière de produits de sûreté et de sécurité de haute résolution et d'intelligence artificielle de mégadonnées ».

« AGT récupère les résultats de recherche du DFKI ainsi que d'autres partenaires académiques et les applique au contexte commercial de nos clients cibles », indique le site web de la société. « Un de nos projets communs consiste à appliquer les résultats des recherches d'analyse vidéo à la question du suivi automatique des véhicules ; nos travaux ont déjà abouti à la mise au point d'un prototype utilisable. »

On ignore si le prototype en question a été utilisé dans les travaux d'AGT à Abou Dhabi (aucune des trois sociétés impliquées n'a répondu aux demandes de commentaires formulées par MEE), mais l’exploitation de l'analyse des mégadonnées (ou « big data ») et de « l'Internet des objets » est la clé des solutions de sécurité fournies par Kochavi, d'après le site de sa société.

« On dirait de la science-fiction, mais c'est ce qui se passe aujourd'hui à Abou Dhabi »

L'Internet des objets applique des identifiants uniques aux objets ou, dans le cas d'Abou Dhabi, aux individus à suivre, et fournit de grandes quantités de données sur tous les aspects des mouvements et des activités d'un individu sur la base des équipements de surveillance utilisés. Les outils permettant la collecte de données comprennent toutes sortes de dispositifs, des caméras installées dans les rues aux appareils intelligents connectés à Internet à la maison et à l'extérieur.

« Il y a des caméras de vidéosurveillance dans toutes les rues d'Abou Dhabi ainsi que des caméras dans tous les établissements publics et commerciaux ; ces appareils sont reliés à un système central qui est lui-même en interface avec un processus d'"analyse des big data" », a déclaré à MEE une source proche du projet Falcon Eye, qui a souhaité garder l'anonymat en raison du caractère sensible du sujet.

Selon les propres recherches d'AGT, l'Internet des objets « génère une énorme quantité de données essentiellement non structurées et brutes, dénuées de contexte » : c'est là que l'analyse des big data entre en jeu.

L'analyse des big data organise les informations non structurées de manière à identifier des tendances de comportement, et ce en vue d'informer les autorités lors qu’un niveau de menace est perçu.

AGT a publié une pyramide DIKW (données, informations, connaissance, sagesse + décisions) expliquant comment « les données brutes au bas de la pyramide » sont filtrées pour devenir « des décisions éclairées au sommet de la pyramide ».

Selon la source de MEE proche de Falcon Eye, l'étendue de la surveillance est gigantesque.

« Chaque individu est contrôlé à partir du moment où il quitte le pas de sa porte, jusqu'à son retour. Son travail ainsi que ses modèles sociaux et comportementaux sont enregistrés, analysés et archivés. On dirait de la science-fiction, mais c'est ce qui se passe aujourd'hui à Abou Dhabi. »

La sécurité émiratie « prise en otage par les Israéliens »

Même si la société AGT de Kochavi fait des affaires à Abou Dhabi en tant que firme privée, des analystes politiques ont indiqué à MEE que le commerce requiert l'approbation des dirigeants israéliens et émiratis.

« La relation est de haut niveau et les affaires ne peuvent être menées qu’avec la bénédiction et la participation d’acteurs étatiques. Bien évidemment, personne ne l'admet », a expliqué Yitzhak Gal, professeur d'économie politique à l'université de Tel Aviv.

Le ministre émirati des Affaires étrangères, cheikh Abdallah ben Zayed al-Nahyane, a entretenu par le passé « de bonnes relations personnelles » avec l'ancien ministre israélien des Affaires étrangères Tzipi Livni, d'après un câble diplomatique de 2009 divulgué par WikiLeaks.

Les autorités israéliennes ont permis que cette transaction se fasse librement avec les Emirats, bien que leur refus d'autoriser une livraison de drones à Abou Dhabi en 2011 ait entraîné un long différend financier entre AGT et les autorités émiraties.

Abou Dhabi avait versé une avance de 70 millions de dollars pour les drones, selon un rapport d'Intelligence Online publié en 2012, mais le département des ventes et des exportations du ministère israélien de la Défense a bloqué la transaction.

D'après la source du monde des affaires que possède MEE à Abou Dhabi, les autorités israéliennes ont interdit la livraison dans la mesure où une menace à la sécurité nationale israélienne pourrait apparaître si ce « savoir-faire technique sensible était divulgué à d'autres parties ».

La source a indiqué que le différend financier, toujours en cours, a entraîné des réductions de personnel dans l'une des autres sociétés de Kochavi, qui a joué un rôle clé en fournissant les équipements nécessaires aux travaux d'AGT à Abou Dhabi.

Logic Industries, qui produit des logiciels de sécurité, a été créée par Kochavi en 2006 et opère depuis le kibboutz Yakum, en Israël. Amos Malka, officier de l'armée israélienne à la retraite qui a dirigé les services de renseignement du pays de 1998 à 2001, en est le président ; les sources de MEE rapportent également que « plusieurs officiers supérieurs de l'armée et des services de renseignement à la retraite » occupent de nombreux postes clés au sein de la société.

Le 9 février, Haaretz a révélé que Logic s'apprête à licencier 250 employés parmi les 600 qu’elle compte actuellement, « à la demande d'un client important du Golfe ». La censure militaire en Israël, qui permet l'interdiction d’articles jugés préjudiciables à la sécurité nationale, a probablement empêché le journal d'appeler ce client « Abou Dhabi ».

La société a déclaré à Haaretz que les licenciements de personnel étaient liés à « un projet clé [...] arrivant à son terme au cours de l'année, et au fait que la société ajustait ses effectifs en conséquence ». D'après le reportage, « le contrat avec le client clé [qui serait Abou Dhabi] passera de Logic à AGT », et la société basée en Suisse embauchera du nouveau personnel pour remplacer les Israéliens licenciés.

Alors que le différend financier a mis en péril l'activité d’AGT à Abou Dhabi, la source de MEE a déclaré que « le contrat est trop considérable et trop avancé pour être abandonné ».

« Sortir de cette transaction sera difficile, voire impossible [pour les Emirats]. La sécurité aux Emirats a été prise en otage par les Israéliens. »

Les ambassades des Emirats arabes unis et d'Israël à Londres n'ont pas répondu aux demandes de commentaires formulées par MEE au moment de la publication.

Traduction de l'anglais (original).

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