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Mehdi Alioua : « La solution à la crise des migrants, c’est la libre circulation »

Une politique européenne incohérente. Des pays d’Afrique du Nord qui n’en font pas assez. La solution à la crise migratoire serait pourtant simple, selon l’universitaire marocain
Un migrant dans un centre de détention en Libye (Reuters)

« Inhumaine » : c’est ainsi que l'ONU a qualifié mardi la coopération entre l’Union européenne et la Libye pour endiguer le flux de migrants. Le même jour, la chaîne américaine d’information en continue CNN diffusait un documentaire montrant des migrants vendus aux enchères en Libye.

« La communauté internationale ne peut pas continuer à fermer les yeux sur les horreurs inimaginables endurées par les migrants en Libye, et prétendre que la situation ne peut être réglée qu'en améliorant les conditions de détention », a déclaré Zeid Ra’ad al-Hussein, le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme dans un communiqué.

En réponses à ces critiques, la Commission européenne a annoncé mercredi que les pays de l'Union européenne (UE) promettaient environ 34 400 places pour accueillir des réfugiés directement depuis des pays d'Afrique et du Moyen-Orient, notamment la Libye.  

Mehdi Alioua est enseignant-chercheur en sociologie à l’Université internationale de Rabat, au Maroc, où se tiendra le 23 et 24 novembre un colloque international sur la gouvernance des migrations internationales, les bonnes et les mauvaises pratiques, avec des chercheurs d’Afrique et d’Europe.

Par ailleurs, président du Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (GADEM), dont il est aussi membre fondateur, il participe à l’organisation d’un festival, Migrant’Scène consacré aux arts et aux rencontres avec les migrants qui aura lieu à Rabat du 4 au 9 décembre.

Toutes ces scènes sont aussi pour lui une manière de rappeler que la politique européenne en matière de migration, qui cherche à restreindre la circulation des migrants alors même que certains États membres de l’UE ont besoin d’eux, est « incohérente ».

Des migrants se dirigent vers un centre de détention près de la ville côtière libyenne de Garabulli, en juillet 2017 (AFP)

Middle East Eye : Le reportage de CNN diffusé mardi soir montrant des migrants subsahariens vendus comme esclaves près de Tripoli, en Libye, a créé une onde de choc. Ceci dit, la traite humaine des migrants en Libye n’est pas un phénomène nouveau. Comme pour les noyades en Méditerranée, faut-il des images pour que l’opinion publique prenne conscience de la réalité ?

Mehdi Alioua : Oui, et c’est normal. D’un point de vue psychologique, anthropologique, philosophique, pour ressentir de l’empathie, nous avons besoin de visages en gros plans, de regards, de choses qui nous ressemblent. Ou de noms, comme l’a fait le quotidien allemand Der Tagesspiegel, en publiant une liste de 33 293 migrants morts en essayant de rejoindre l’Europe avec leur âge, leur nationalité et la cause de leur décès.

Pour les Européens, l’Afrique, c’est loin. Et le migrant se résume à une forme avec un baluchon. Les images montrant des migrants à l’assaut des grillages pour passer dans l’enclave de Ceuta et Melilla étaient terribles : elles montraient des masses informes de corps, et faisaient penser à des insectes grouillants plutôt à qu’à des êtres humains. À l’inverse, les gens ont tous été choqués par la photo d’Aylan, ce petit Syrien de 3 ans, couché à plat ventre contre le sable, retrouvé mort sur une plage turque.

L’image du corps d’Aylan, un petit Syrien de 3 ans, originaire de Kobané, retrouvé mort noyé sur une plage de Turquie le 2 septembre 2015 avait suscité beaucoup d’émotion dans le monde (AFP)

À ce titre, les images de CNN sont nécessaires, mais elles le sont aussi parce qu’elles montrent une situation qui est le résultat de responsabilités locales : celle des autorités libyennes mais aussi des pays européens qui versent de l’argent aux milices pour qu’elles empêchent les migrants de traverser.

MEE : Justement, en septembre, Médecins sans Frontières (MSF) a envoyé une lettre ouverte aux gouvernement européens, accusés de « complicité » et d’« alimenter un système criminel ». Même l’ONU a jugé « inhumaine » la coopération de l’UE avec la Libye. Faut-il s’offusquer de sa politique ?

MA : Les rapports le disent depuis la fin des années 1990 : l’Europe est une destination, elle a besoin de migrants et elle les laisse entrer. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de politique commune.

L’Union européenne [UE] met la pression sur ses États membres pour qu’ils ne délivrent pas trop de visas – qui sont en réalité des visas communautaires – alors même que certains de ces États ont besoin de bras pour la réalisation de projets, parfois financés par l’UE. C’est le cas de l’Espagne, par exemple, qui a régularisé un million de personnes à l’époque, qu’elle avait sciemment laissées entrer irrégulièrement pour fournir de la main-d’œuvre, et qui était taxée de « pays de transit ». Ou plus récemment, l’Allemagne, qui a accueilli un million de Syriens alors que le Canada, qui se présente comme un pays très favorable à la migration, n’en a accueilli que 40 000. 

Des réfugiés devant la clôture marquant la frontière à proximité du village grec d’Idomeni (AFP)

La Suède et l’Allemagne, qui accordent automatiquement l’asile politique, mais aussi le Luxembourg ou la Suisse, par exemple, ont besoin des migrants pour leur marché du travail. Pour autant, il n’y a aucune concertation entre les pays et aucun couloir n’a été aménagé pour que les migrants puissent s’y rendre.

Cette politique complètement incohérente crée des interstices dans lesquels s’engouffrent les migrants et cela a un coût, des vies perdues en mer. Et les États membres eux-mêmes ont une attitude incohérente, tenant d’un côté un discours antimigrants alimentée par la peur de la montée de l’extrême droite, et laissant de l’autre les migrants entrer clandestinement.

L’Union européenne veut une migration ordonnée, or, ce n’est pas possible. La solution est pourtant simple : il faut permettre la libre circulation des personnes et mettre en place, par exemple, des corridors entre la Turquie et l’Europe occidentale et faire passer en priorité les Syriens. Chaque pays pourrait ensuite soumettre l’installation à des conditions économiques. Si un migrant trouve un emploi, il a sa place dans la société et on n’en parle plus. S’il ne trouve pas, de toutes manières, il repartira.

À LIRE : Libye : les centres de détention pour migrants au cœur du trafic d’êtres humains

Aujourd’hui, les migrants ne repartent pas, parce que les stratégies mises en place pour venir sont très coûteuses – certains ont vendu des terres pour venir, traversé le désert, des femmes ont été violées, d’autres ont perdu des enfants, etc. Si le prix de la traversée était celui d’un billet d’avion, le candidat à l’immigration viendrait et s’il ne trouvait rien, repartirait chez lui.

MEE : Selon les derniers chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) publié mardi, environ 157 000 migrants et réfugiés sont arrivés en Europe par la mer depuis le 1er janvier – contre quelque 341 000 durant la même période en 2016. À quoi est due cette baisse ?

MA : Il faut être prudents avec les chiffres. D’abord parce que dans ces statistiques, l’OIM ne tient pas compte des arrivées en Europe orientale, autrement dit par la Turquie et la Grèce, qui se dirigent ensuite vers l’Europe septentrionale et l’Europe balkanique. Or cette route est beaucoup plus importante que celles depuis l’Afrique via la Méditerranée.

Par conséquent, le chiffre n’a pas baissé, mais tel un vase qui déborde une fois qu’il est plein, le nombre de migrants se reporte sur d’autres ports qui n’entrent pas en ligne de compte dans les statistiques de l’OIM. Ou alors, il peut arriver qu’une baisse soit compensée l’année d’après.

Routes de migration de la Méditerranée centrales (UNICEF, rapport « Un périple meurtrier pour les enfants », février 2017)

MEE : Depuis l’été, les rapports des ONG se succèdent pour s’alarmer de la traite humaine, et plus globalement des violences, dont les migrants font l’objet avant même de risquer leur vie en Méditerranée. Concrètement, comment les pays d’Afrique du Nord peuvent-ils prendre en charge ce problème ? En font-ils assez ?

MA : Non. Dans l’idéal, il aurait fallu, pour l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, une vision régionale et au mieux, une vision africaine.

Prenons le cas du Maroc, qui depuis, 2013, a changé sa politique migratoire (depuis 2014 environ 50 000 personnes ont été régularisée). Avec son petit boom économique et l’écart entre les villes et les zones rurales, le pays aura toujours besoin d’une main d’œuvre bon marché. Même chose pour l'Algérie, qui, avec ses pétrodollars et la politique d’urbanisation et de développement de l’agriculture, attire les migrants.

Aujourd’hui, nous [les pays d’Afrique du Nord] sommes soumis à l’Europe, c’est-à-dire à l’ancienne puissance coloniale, qui nous dit comment circuler et entrer en relation avec le monde, et c’est intolérable

Si demain, avec l’adhésion du Maroc à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) [en décembre 2017], un accord de libre circulation est mis en place, on peut espérer plus de souplesse et d’humanité. Car c’est de cet empêchement de circuler que les gens meurent en mer.

Aujourd’hui, sur les questions migratoires, nous [les pays d’Afrique du Nord] sommes soumis à l’Europe. Elle nous impose ses frontières, son agenda, ses préoccupations, voire sa xénophobie ! C’est-à-dire que par extension, c'est l’ancienne puissance coloniale, qui nous dit comment circuler et entrer en relation avec le monde, et ça, c’est intolérable.

Les spécialistes savent bien que la question de la protection est un biais des politiques migratoires européennes, car celle-ci se fait presque toujours dans l’intérêt des États membres et non des premiers concernés, les migrants, que l’on veut maintenir à l’écart du sol européen le temps de les trier et de sélectionner ceux qui intéressent.

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