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La nouvelle mode en Turquie ? Vandaliser les statues d'Atatürk

Des vandales bravent la menace d’emprisonnement pour dégrader les statues dans une vague d’opposition aux valeurs du fondateur de la Turquie moderne
Mehmet Malbora s’en prend à la faucille à la statue d’Atatürk (capture d’écran)

ISTANBUL, Turquie – C’est un acte qui pourrait conduire en prison, mais la menace d’une telle sanction n’a pas empêché une vague de vandalisme contre les statues qui honorent le fondateur de la Turquie laïque, Kemal Atatürk, accusées de représenter « l’idolâtrie », selon l’un des vandales.

Au moins sept attaques, la plupart en août, ont été menées depuis avril, moment où le pays a voté de justesse par référendum en faveur d’une forme de gouvernement présidentiel au détriment du pouvoir parlementaire, ce que de nombreux partisans du changement ont comparé à l’aube d’une « nouvelle » Turquie.

Cependant, les attaques contre des statues en l’honneur d’Atatürk, une personnalité vénérée même par de nombreux Turcs pieux, ont suscité des inquiétudes pour la nature laïque de la Turquie dans le cadre du nouveau système, initié par le parti islamiste AKP et son chef, le président Recep Tayyip Erdoğan.

« L’idolâtrie n’est pas dans notre religion »

– Mehmet Malbora, vandale de statue

Le 22 mai, un homme a attaqué un mémorial en l’honneur d’Atatürk avec une hache sur une place centrale d’Adapazarı. Une foule s’est rassemblée et a essayé de le lyncher avant qu’il soit sauvé par la police.

Le 30 juillet, un vendeur ambulant, nommé Mehmet Malbora, a crié « L’idolâtrie n’est pas dans notre religion ! » tandis qu’il coupait à la faucille une statue d’Atatürk sur la place Cumhuriyet, à Şanlıurfa. Il a été arrêté par la police.

Le 11 août, un homme identifié comme Mehmet T a démantelé un buste d’Atatürk dans une cour d’école primaire. Il a été arrêté par la police et envoyé plus tard à un hôpital psychiatrique.

Une semaine plus tard, des vandales ont endommagé une statue d’une fillette offrant des fleurs à Atatürk dans un parc dans la ville de Zonguldak, sur la mer Noire.

Le 24 août, un homme de 48 ans a décapité un buste d’Atatürk sur le parvis d’un hôpital dans la province méridionale de Mersin. Il a été emmené, libre de ses mouvements, et des photos l’ont montré faisant un salut islamiste.

Deux jours plus tard, un quinquagénaire a dégradé un monument devant la faculté des beaux-arts de l’Université Anadolu à Eskişehir, en peignant un grand « X » sur les mots d’Atatürk : « En tant qu’héritage moral, je ne laisse aucun verset, aucun dogme et aucune règle inscrite dans le marbre. Mon héritage moral est la science et la raison. »

La statue avait été inaugurée le jour précédent.

Et le vandalisme ne s’arrête pas aux représentations du fondateur. Le 29 août, un buste de Zübeyde Hanım, la mère d’Atatürk, a disparu d’un parc près du pont-métro de la Corne d’or.

Graffiti barrant le message d’Atatürk devant l’université Anadolu à Eskişehir (capture d’écran)

Le buste avait été placé dans le parc en 1999 par l’Association des mères turques. La municipalité d’Istanbul a déclaré qu’elle « examinerait la question ».

L’audace et le caractère public des attaques ont surpris les commentateurs. Insulter les responsables turcs constitue un crime et entraîne une possible peine de prison, il en va de même pour le fait d’insulter Atatürk et sa mémoire.

Atatürk est partout. Des aéroports, des écoles, des ponts et des rues portent son nom. Son portrait est quasi omniprésent dans les bureaux et les entreprises, et des statues qui l’honorent ornent les places publiques. Les magasins vendent des briquets à son image.

Mais son image est également clivante. Les disciples des différentes ordres islamiques de Turquie, totalement rejetés pendant les réformes d’Atatürk il y a près d’un siècle, ont vu leur influence baisser dans son état laïc.

Et les attaques surviennent dans un contexte, selon les laïcs, de mesures visant à minimiser les références aux valeurs fondatrices et républicaines dans les écoles, tout en favorisant l’islam – y compris en enseignant aux enfants « la véritable signification du djihad ».

Uluç Gürkan, vice-président de l’Association de la pensée d´Atatürk, une ONG créée en 1989 pour relancer et diffuser le message et les valeurs d’Atatürk, explique à Middle East Eye que ces attaques ont été, selon lui, encouragées par certains membres de l’AKP.

« C’est avec une profonde tristesse que j’affirme que le parti au pouvoir encourage ces attaques contre Atatürk. Les auteurs sont assurés qu’ils s’en tireront sans problème », témoigne Gürkan.

Le buste décapité à Mersin (capture d’écran)

« Vous avez ensuite une condamnation ambiguë de ces actes par les hauts fonctionnaires pour préserver les apparences. »

Gürkan ajoute que l’AKP essaie maintenant de voir jusqu’où il pourrait repousser les limites, mais il précise que toute tentative de soustraire ou de déshonorer Atatürk aux yeux de la nation finirait par échouer.

Selon lui, Atatürk est encore une source d’inspiration pour les Turcs plusieurs générations après sa mort.

« Atatürk et ses principes continuent d’être vénérés et sont tout aussi valables aujourd’hui. Ils tentent de choses pour voir jusqu’où ils peuvent pousser cet avilissement d’Atatürk. Mais même ainsi, ils se rendront compte que le rejet d’Atatürk ne fera que nuire à la Turquie et en conséquence, ils perdront aussi. »

De l’autre côté, certains journalistes progouvernementaux ont suggéré que ces actes de vandalisme contre les statues d’Atatürk pourraient être des « provocations » des ennemis de l’AKP pour ternir l’image du parti.

Un vandale de statue fait un salut après son arrestation (capture d’écran)

L’accusation de Gürkan contre l’AKP repose en partie sur des déclarations antérieures faites par les dirigeants du parti eux-mêmes. Lors d’un discours parlementaire en 2013, Erdoğan, alors Premier ministre, avait mentionné « deux ivrognes » adoptant des lois, ce qui était largement considéré comme une insulte visant Atatürk et son successeur İsmet İnönü.

En 2016, le président du parlement, İsmail Kahraman, a réclamé publiquement à ce que la laïcité soit supprimée de toute nouvelle Constitution turque.

Cependant, l’AKP n’est pas monolithique et comporte diverses factions différentes, notamment celles d’une série d’ordres islamiques, rivalisant pour la domination et l’influence au sein du parti. Cela aboutit également à des vues différentes d’Atatürk.

Erdoğan est connu pour très rarement faire référence à Atatürk en tant que fondateur du pays. Atatürk (père des Turcs) était le nom de famille qu’Atatürk s’est lui-même donné après avoir obligé tous les citoyens turcs à adopter un nom de famille.

Binali Yıldırım, le Premier ministre, n’a jamais adopté cette approche en public. Au cours de la campagne pour le référendum d’avril, il a souvent soutenu que l’objectif n’était pas le changement de régime et que l’AKP s’était engagé dans les valeurs de la république.

Le fossé entre les opinions sur Atatürk et les valeurs de la république se creuse encore davantage dans les rangs du parti.

En 2015, une députée AKP a comparé la république turque à une « pause publicitaire » lors d’un film. Elle n’a pas été reconduite sur la liste des députés candidats aux prochaines élections.

Toutefois, la critique la plus brutale d’Atatürk est diffusée à la télévision par des commentateurs progouvernementaux, tels que Kadir Mısıroğlu et Mustafa Armağan.

Faire le jeu des ennemis de la Turquie

Mahir Aydin, professeur et responsable du département d’histoire de l’Université d’Istanbul, explique à MEE que de telles mesures visant à dépeindre une certaine haine d’Atatürk n’étaient pas susceptibles de s’imposer dans la société.

« Ce n’est pas la première fois que cela se produit », précise-t-il. « Ces types d’attaques contre Atatürk et ses principes ont déjà été tentés dans les années 1950. Cela n’aboutira jamais à rien parce que ce qui est proposé à la place, ce sont des concepts périmés et abandonnés. »

Selon Aydin, les habitants d’Anatolie et de la Méditerranée orientale – berceaux de la civilisation – ne rejetteraient pas les valeurs républicaines d’Atatürk pour une sorte de concept semi-religieux qui a été tenté il y a des siècles en Europe et plus tard par les sultans ottomans.

Selon Aydin, la Turquie doit revenir à ses « réglages d’origine » républicains si elle veut rester forte.

« S’écarter des principes d’Atatürk et de la république affaiblit la Turquie. C’est ce que les ennemis extérieurs du pays veulent aussi. »

« Tout encouragement des attaques contre Atatürk et le démantèlement des principes républicains dans les manuels scolaires fait le jeu des ennemis de la Turquie. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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