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La Turquie accusée d’avoir recours au coup d’État pour écraser des manifestations contre une mine

« Massacre écologique » : de nouveaux pouvoirs accordés dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie ont poussé une lutte écologique de plusieurs décennies dans sa période la plus clivante
La police surveille les militants écologistes qui tentent d’empêcher la construction d’une mine d’or dans une zone écologiquement préservée de la région de la mer Noire (AFP)

La colline Cerattepe surplombant la ville d’Artvin dans le nord-est de la Turquie est l’une des régions à la beauté naturelle les plus idylliques du pays. Cette région possède une biodiversité parmi les plus riches de Turquie, abritant plus de 600 espèces de plantes, dont 26 endémiques, et des centaines d’espèces d’animaux, notamment le chevreuil, le sanglier et le loup gris.

Les compagnies minières ont longtemps convoité Cerattepe, qui abrite d’énormes réserves de cuivre, d’or, d’argent et de mercure. Depuis plus de vingt ans, les habitants d’Artvin font campagne contre un certain nombre d’administrations turques pour empêcher la destruction de l’écosystème de Cerattepe et Artvin – souvent avec beaucoup de succès.

Des activistes bloquent une route à Artvin (Sami Ozcelik)

Cependant, l’année dernière, leur lutte est entrée dans une nouvelle phase car les autorités locales ont utilisé les pouvoirs qui leur ont été conférés par la loi d’état d’urgence imposée suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet pour réprimer les manifestations et arrêter les militants.

Sercan Dede fait partie de la dernière génération de militants décidés à empêcher ce qu’il qualifie de « massacre écologique » dans sa ville natale.

« Je suis presque aussi vieux que la lutte pour Cerattepe. J’ai grandi dans une atmosphère de résistance depuis mon enfance », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

« Avant la mine, nos villages ont disparu à cause des barrages construits dans notre ville, ils ont démoli un fleuve connu dans le monde entier, Çoruh, puis des centrales hydroélectriques ont été construites sur nos petits cours d’eau. »

« Cerattepe est tout ce qu’il nous reste. Nous protégeons Cerattepe pour que notre ville survive. »

Manifestations en cours

On pourrait extraire 202 800 tonnes de cuivre pur des gisements de Cerattepe, ainsi que 37 tonnes d’or et au moins 1 200 tonnes d’argent.

Le premier forage dans la région a eu lieu en 1992. En réponse à une augmentation des décès d’animaux à cause de la pollution causée par le forage, les habitants ont formé l’association Green Artvin en 1995, laquelle a été à l’avant-garde de l’opposition au forage.

Sercan Dede s’exprimant lors d’une manifestation (Sercan Dede)

Pendant de nombreuses années, l’organisation a réussi à bloquer un certain nombre de tentatives de forage de la colline. En 2009, avec l’aide du barreau d’Artvin, ils ont traîné INMET Mining, une entreprise canadienne qui avait reçu l’autorisation d’exploiter la zone, devant les tribunaux et ont réussi à faire annuler leur licence.

Aujourd’hui, leur principal adversaire est Cengiz Holding, en partenariat avec Ozaltin Holding, qui a acquis la licence de forage en 2012.

La société a déposé une évaluation d’impact sur l’environnement (EIE) qui a été acceptée mais a été cassée par un tribunal administratif de Rize. Peu de temps après, Cengiz Holding a reçu une autre réponse positive à son EIE. Une plainte a été déposée par 61 avocats réunissant 751 signatures en juillet 2015, cherchant à nouveau à casser l’EIE.

Au fur et à mesure des progrès, les manifestations se sont multipliées, avec des milliers de manifestants à Artvin et à travers la Turquie, avec la mise en place de barricades et l’incendie de poubelles pour empêcher la construction de progresser. Les manifestations ont réuni 20 000 personnes sur une population totale de 25 000 habitants à Artvin.

L’état d’urgence mis en place en juillet a permis au gouverneur d’Artvin d’imposer des restrictions en septembre sur « tous les rassemblements, communiqués de presse, réunions, sit-ins, distributions d’annonces et activités similaires… en raison d’activités violentes qui peuvent émerger avant, pendant ou après ceux-ci ».

Malgré le tollé et les manifestations, et bien que ce problème soit devenu un point de ralliement politique majeur pour les opposants du gouvernement et des militants écologistes à travers la Turquie, la cour a finalement statué en faveur du gouvernement en octobre.

Cependant, la lutte n’est pas terminée.

« Après que le tribunal administratif de Rize a décidé qu’il était possible de procéder à l’exploitation minière, nos avocats ont porté l’affaire devant le Conseil d’État », a déclaré Sercan Dede. « Nous attendons sa décision en ce moment. »

De plus en plus, les propos utilisés contre les manifestants écologistes les présentent comme une menace contre l’État de mèche avec les groupes militants illégaux.

Le journal pro-gouvernemental Sabah a rapporté que les activistes avaient des liens avec le Parti interdit des travailleurs du Kurdistan (PKK), tandis qu’un autre journal pro-gouvernemental avait rapporté en août dernier que les « faux écologistes » étaient les marionnettes de l’Allemagne.

Manifestations « interdites »

La police se montre de plus en plus autoritaire avec les militants, déployant des gaz lacrymogènes et tirant des balles en plastique contre la foule. Sercan Dede a été mis en détention à plusieurs reprises et alors qu’il n’a pas été officiellement arrêté, d’autres ont fait l’objet de poursuites judiciaires.

En janvier, 48 personnes ont été jugées pour avoir violé l’interdiction de manifester et avoir « résisté aux policiers » lors des manifestations de février 2016. Plus de 200 personnes sont actuellement jugées pour leur implication dans l’activisme contre les mines.

« Les actions contre l’exploitation minière sont interdites. Toutes les manifestations sont interdites », a déclaré Sercan Dede. « Récemment, nous – quatre jeunes gens d’Artvin – avons été arrêtés, parce que nous voulions mettre des affiches contre l’exploitation minière, ce qui nous a valu une amende considérable. »

En plus de la police, les militants ont été menacés par les ultranationalistes.

En septembre, un groupe d’extrême droite se faisant appeler la jeunesse patriotique de Rize a averti qu’il ne permettrait aucun trouble causé par des militants écologistes.

Des manifestants d’Artvin (Dogukan Yurttas)

Le groupe a prévenu que « les forces étrangères qui mènent toutes sortes de mauvaises actions pour que notre pays sombre dans le chaos et se divise se servent désormais de “Cerattepe” comme excuse ».

« Ils tentent de provoquer les gens purs et naïfs d’Artvin afin de créer une nouvelle atmosphère à la Gezi Park », a-t-il affirmé, faisant référence aux manifestations contre le gouvernement qui ont été initialement déclenchées par des manifestants écologistes à Istanbul.

Le président Recep Tayyip Erdoğan lui-même a qualifié les manifestants de « Gezi en herbe ».

Sa déclaration poursuivait de façon inquiétante qu’« en cas de tumulte et d’attaques que ces personnes pourraient perpétrer, nous apporterons nos “outils de soutien” comme précaution nécessaire ».

Tout cela a endurci les militants et les a forcés à planifier pour les nouveaux défis. Avec d’autres jeunes activistes, Sercan Dede a formé l’organisation de la jeunesse d’Artvin pour s’opposer « avec force et militantisme » aux projets miniers.

Mehmet Cengiz, un homme d’affaires connu pour être proche d’Erdoğan, occupe une place importante dans le différend concernant Cerattepe.

Selon Bloomberg, Cengiz siège avec le fils d’Erdoğan au conseil d’une organisation caritative dans une université nommée en l’honneur d’Erdoğan et il est originaire de la ville natale de ce dernier.

En 2013, il figurait en bonne place dans le scandale de corruption qui secoua le gouvernement d’Erdoğan.

Cengiz a gagné en notoriété peu de temps après grâce à une écoute électronique dans laquelle on l’entendait jurer d’« en**** la mère de cette nation ».

Organisation de la jeunesse d’Artvin (Umitcan Aymelek)

Son entreprise a remporté le plus grand nombre d’appels d’offres publics au cours des quinze dernières années, notamment des projets de barrages, de ponts et le troisième aéroport d’Istanbul.

« Il serait impossible à Cengiz Holding de se développer aussi rapidement et d’avoir plusieurs autres mines dans les régions du nord de la Turquie si elle n’était pas soutenue par la famille Erdoğan », a déclaré Elif*, une doctorante en science politique et relations internationales à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève.

Cengiz a également été mentionné dans le scandale des « Panama Papers » concernant les informations des paradis fiscaux offshore.

Selon le journal Cumhuriyet, Cengiz possède six sociétés offshore gérées par Seref Dogan Erbek, un homme actuellement recherché par les autorités américaines pour manipulation et fraude financières.

Après que l’histoire a été rapportée par Cumhuriyet, Cengiz aurait appelé le journal et aurait accusé les journalistes d’être des « fils de pute ».

Des manifestants reçoivent des gaz lacrymogènes (Umitcan Aymelek)

Cependant, de nouveaux projets commerciaux semblent très attrayants pour le gouvernement turc à l’heure actuelle, étant donné que l’économie du pays a été touchée par les attaques terroristes, l’instabilité et la fuite subséquente des touristes et des investisseurs.

En 2016, l’économie turque s’est contractée pour la première fois depuis 2009.

« La région dispose d’un potentiel énorme pour l’écotourisme », a déclaré Elif à MEE.

« Cela montre que le capital (tant étranger que national) préfère des gains à court terme plutôt que des investissements durables à long terme. La région est particulièrement adaptée aux sports d’hiver et à l’écotourisme. Elle est aussi belle que les Alpes suisses. Toutefois, le capital international préfère obtenir des bénéfices immédiats mais à court terme, en particulier dans les pays en développement. »

« Pouvez-vous imaginer une mine d’or ouverte juste à côté d’une station de ski suisse dans les Alpes ? Les pays en développement deviennent une réserve à court terme à piller pour les capitalistes du Nord. »

MEE a contacté le bureau du gouverneur d’Artvin pour obtenir une réaction, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.

L’affaire Cerattepe se trouve actuellement devant le Conseil d’État, la plus haute cour administrative de Turquie, où les manifestants d’Artvin espèrent voir les aspirations minières déboutées à nouveau.

Cependant, la situation en Turquie évolue rapidement. La réaffectation massive de juges à travers le pays après le coup d’État a remis en question l’indépendance du pouvoir judiciaire et Elif suggère que le procès ne sera bientôt plus suffisant pour empêcher l’avancement du projet minier.

« Si le référendum sur la présidence permet à Erdoğan d’obtenir plus de pouvoirs en avril, les gens d’Artvin devront vraiment poursuivre leur lutte à travers une plus forte opposition politique de masse », a-t-elle déclaré à MEE.

(Adem Gungor)

« Ils ont besoin d’un soutien international urgent. Greenpeace doit également changer sa politique sur le fait de ne pas s’impliquer dans les affaires de mines d’or. »

« Plus important encore, à long terme, si le potentiel écotouristique de la région est utilisé, la probabilité d’une exploitation minière diminuera et un plus grand nombre de personnes profitera de la beauté de la région. Bien entendu, la population locale bénéficiera de meilleurs revenus. »

En Turquie, il y a de nombreuses causes à long terme que des militants reprennent génération après génération et qu’ils continuent à soutenir après que leurs parents et grands-parents ont laissé tomber le flambeau.

Les gens d’Artvin semblent partis pour continuer à faire campagne afin d’empêcher l’exploitation minière dans leur ville et, en dépit des revers, leur mouvement semble ne pas se laisser intimider.

« Nous ennuierons les gens qui soutiennent l’exploitation minière dans notre ville », a déclaré Dede.

« Nous lutterons pour mettre fin à l’état d’urgence dans notre ville. Nous allons mettre la pression publique requise pour cela. »

« Tout le monde peut être sûr que nous ferons tout ce qui est nécessaire pour sauver notre ville. »

* Le nom a été changé à la demande de la personne interviewée.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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