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La vie sur une île pauvre du Nil « entre les deux mers »

La crise économique qui va en s’aggravant en Égypte touche davantage les plus démunis, comme les habitants de l’île d’al-Warraq
Abeer Mahrous lave la vaisselle avec ses voisins à l’extérieur de sa maison au cœur de l’île d’al-Warraq. L’assainissement est la principale préoccupation des insulaires (MEE/Jihad Abaza)

ÎLE D’AL-WARRAQ, Égypte – « Les personnes qui ont quatre ou cinq enfants, comment sont-elles censées vivre ? Tout est cher désormais… le riz, le sucre, les tomates… tout. » Abeer Mahrous est assise sur un banc devant sa maison perchée sur une petite colline surplombant des bâtiments en briques rouges à moitié construits et séparés par des taches de verdure, sur l’île d’al-Warraq.

« Que sommes-nous censés manger ou boire ? Comment sommes-nous censés vivre ? » répète-t-elle, clairement exaspérée. « Chaque fois que nous essayons d’acheter quelque chose, ils disent : « Le dollar devient de plus en plus cher, c’est le dollar. Eh bien, que sommes-nous censés faire à ce sujet ? »

On était alors le 1er novembre et Mahrous et d’autres habitants étaient sceptiques quant aux manifestations du 11 novembre – lesquelles avaient été annoncées comme la « révolution des pauvres ». Ils n’étaient pas certains qu’il se passerait quelque chose ou de l’identité de ceux qui avaient lancé les appels à manifester. Ce jour est arrivé et passé, et aujourd’hui, plus d’un mois après, ils ne pensent pas que d’autres manifestations « contre la pauvreté » auront lieu bientôt.

Ghada Badawi, la fille de 15 ans de Mahrous, fait ses corvées à la maison (MEE/Jihad Abaza)

Le 3 novembre, la Banque centrale d’Égypte a dévalué la livre égyptienne dans une série de politiques néolibérales longtemps redoutées que le FMI avait exigées avant de remettre à l’Égypte son premier versement d’un prêt de 12 milliards de dollars américains.

Le dollar est aujourd’hui officiellement d’environ 18 livres égyptiennes, alors qu’avant la dévaluation le dollar se situait à 8,8 livres, mais se vendait pour le double de ce prix sur le marché noir. Depuis le flottement, les taux d’inflation ont atteint leur plus haut niveau en sept ans, enregistrant 20,2 % en novembre, selon l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS).

Abeer rapporte à Middle East Eye que, désormais, « Tout a augmenté d’au moins une livre, voire une livre et demie » et que les produits alimentaires tels que la viande se feront encore plus rares pour sa famille.

Abeer Mahrous, mère de cinq enfants, est née sur l’île (qui est communément appelée « Entre les Deux Mers ») et y a vécu toute sa vie. Deux de ses sœurs vivent à proximité et la famille de son mari vit à côté de chez elle dans la même petite allée au sommet de la colline boueuse, de sorte que la famille est toujours proche. On estime que l’ensemble de l’île accueille environ 100 000 habitants.

L’île d’al-Warraq se trouve à environ une heure de l’île prospère de Gezira au Caire, dont le quartier de Zamalek abrite de célèbres monuments comme la Tour et l’Opéra du Caire. Abeer confie à MEE que « pour ceux qui ont [de l’argent], les hausses de prix font peu de différence, mais pour nous, sur l’île d’al-Warraq, nous ne savons pas comment nous allons nous en sortir. »

« Mon mari est plombier, donc il travaille au jour le jour. Il n’y a pas de revenu stable », indique Abeer Mahrous à MEE tandis qu’elle explique comment elle gère son ménage.

Les habitants d’al-Warraq utilisent l’eau du Nil pour laver leur linge et la vaisselle (MEE/Jihad Abaza)

« Je veux faire un gâteau mais j’attends encore pour acheter du gaz », commente Abeer en réchauffant de l’eau pour le thé. Une bouteille de gaz de pétrole liquéfié (GPL) coûte désormais 30 livres « parce que les commerçants doivent prendre en compte les coûts pour le faire venir sur l’île », précise-t-elle.

Elle explique à MEE qu’elle fait tout elle-même, même le pain. « La farine reste chère mais quand je le fais moi-même, c’est meilleur », dit-elle, essayant de voir le bon côté des choses.

Tandis qu’elle ajoute du sucre dans le thé, elle raconte en plaisantant qu’elle a découvert la crise du sucre après tout le monde. « Je vivais dans une maison de terre, mais nous avons récemment construit [une maison de briques], alors tous nos proches nous ont offert du sucre comme cadeau pour la crémaillère. Je ne me suis pas rendu compte qu’il y avait une crise », rit-elle alors que ses voisins ajoutent en plaisantant qu’elle « stocke du sucre », une accusation qui a effectivement causé des difficultés à quelques commerçants vis-à-vis des autorités depuis le début de la crise du sucre.

En période de crise économique profonde, les Égyptiennes, qui dirigent et gèrent la plupart des ménages, trouvent des solutions alternatives pour joindre les deux bouts, affirme la sociologue Rasha Hassan, qui a beaucoup travaillé dans les communautés pauvres.

« [Ces femmes] trouveront des solutions alternatives pour tout. De manière générale, les gens ont la capacité de trouver des échappatoires et de s’adapter aux conditions difficiles car ils doivent trouver le moyen de survivre », explique Hassan à MEE.

La nourriture n’est pas le seul problème car ils doivent également faire face à l’augmentation des coûts des soins de santé et de l’éducation.

La fille d’Abeer Mahrous, Ghada (âgée de 15 ans), cessera d’aller à l’école après avoir terminé sa quatrième. « Les écoles sont trop loin et elle devra commencer à prendre des cours qui seront trop coûteux », observe Abeer.

« Même si c’est vraiment une bonne élève », ajoute-t-elle. Ghada elle-même confie à MEE qu’elle veut continuer ses études, mais elle ne sait pas encore comment faire.

Les habitants se déplacent vers et depuis l’île en ferry, à une demi-livre égyptienne par trajet (MEE/Jihad Abaza)

Négligence de l’État concernant l’île

L’oncle de Ghada, Hasan Badawi (65 ans), a également vécu sur l’île presque toute sa vie et gagne sa vie comme artiste spécialisé dans la calligraphie arabe. Dans son petit magasin, entouré de ses illustrations colorées et scintillantes, il explique à MEE que l’économie nuit à tout le monde mais qu’il y a également d’autres problèmes spécifiques à l’île Warraq.

« Il nous faut un système d’égouts. Nous n’avons pas d’eau propre », indique-t-il. À proximité, des femmes se tiennent près des rives du Nil et lavent leur linge et leur vaisselle. Étant donné qu’il n’y a pas de système d’égouts, beaucoup de déchets sont rejetés dans le Nil.

La plupart des autres habitants sont d’accord avec Badawi : « Pouvez-vous imaginer que nous vivons au milieu du Nil et que nous n’avons pas d’eau courante propre ? »

« Pouvez-vous imaginer que nous vivons au milieu du Nil et que nous n’avons pas d’eau courante propre ? »

Le manque d’hôpitaux et de transports constituent d’autres problèmes. « Il y a un centre de santé, mais il ferme à midi », a déclaré Magdi Ali à MEE. « Une nuit, j’étais malade et je croyais que j’allais mourir, mais je n’arrivais pas trouver un bateau pour me faire traverser [le Nil] et rejoindre la ville. »

Ghada est assise à côté de son oncle, Hasan Badawi, qui vit de son art, la calligraphie arabe (MEE/Jihad Abaza)

Abeer fait écho à son inquiétude lorsqu’elle demande : « Que sont censées faire les femmes enceintes ? Il y a des femmes qui ont commencé à avoir des contractions et qui n’ont pas eu le temps de se rendre à l’hôpital pour accoucher. »

Afin de se rendre à la ville depuis l’île, les habitants d’al-Warraq empruntent un ferry pour environ une demi-livre égyptienne par trajet. Cependant, à minuit, le ferry s’arrête et les résidents le trouvent dangereux. Bien que le gouvernement soit en train de construire un pont vers le continent, les habitants disent à MEE que celui-ci n’est pas encore ouvert.

L’État a déjà tenté de prendre l’île à ses habitants, mais ses tentatives ont échoué en raison du refus des insulaires de déménager. Oum Mohamed, la voisine d’Abeer, date l’incident à l’apogée de l’ancien président Hosni Moubarak et ajoute que, depuis, l’État a battu en retraite.

Ces problèmes existent depuis des années et des années, dit-elle, « et les gens s’y sont habitués, mais cela reste une injustice ».

En revenant de la maison de son oncle Hasan, Ghada espère que sa mère a jeté les eaux usées. Si ce n’est pas le cas, Ghada aura une autre corvée à ajouter à sa liste. Elle souhaite encore vivre le reste de ses jours sur l’île malgré toutes les difficultés et le manque de services et elle est résignée quant au fait que les autorités ne s’intéresseront probablement jamais aux préoccupations des insulaires.

« C’est ma maison et la maison de mon père. Où d’autre puis-je aller ? Je connais la moitié de l’île et si quelqu’un [ou quelque chose] me dérange, j’aurai toujours quelqu’un [vers qui me tourner]. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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