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« Laissez-nous faire ! », demandent cinq ans après les jeunes de la révolution tunisienne

En 2011, la jeunesse tunisienne était en première ligne pour protester contre la dictature. Quatre ans plus tard, le pays élisait le chef d’État le plus âgé au monde. La révolution menée par la jeunesse tunisienne leur a-t-elle été confisquée ?
Manifestation de lycéens à Gafsa, mai 2014 (MEE/ Paolo Kahn)

Dans un sondage publié par la Banque mondiale en 2014, la majorité des répondants déclaraient que la révolution tunisienne de décembre 2010-janvier 2011 avait été induite par les jeunes (96 %), les chômeurs (85,3 %) et les personnes défavorisées (87,3 %). À l’instar de Mohamed Bouazizi, le jeune vendeur de rue qui s’était immolé en signe de protestation le 17 décembre 2010 dans la ville de Sidi Bouzid, déclenchant des manifestations de masse à travers le pays qui avaient conduit à la chute du dictateur de longue date Zine el-Abidine Ben Ali.

Aujourd’hui, cinq ans plus tard, de nombreux jeunes Tunisiens continuent de vivre dans une grande précarité. L’Enquête 2005-2009 sur la population active (EPA) a montré que les 15-35 ans, la tranche d’âge la plus mobilisée durant les soulèvements de janvier 2011, représentent 85 % des chômeurs. La majorité de ceux qui travaillent occupent des emplois peu qualifiés dans des secteurs à faible productivité, 82,5 % en milieu rural et 67 % en milieu urbain, d’après la Banque mondiale.

La difficulté d’accéder au marché de l’emploi induit une faible participation à la vie publique, du moins politique. Seuls 53 % des 18-40 ans ont voté au premier tour des élections présidentielles. L’enquête 2005 de l’Observatoire National de la Jeunesse (ONJ), qui couvrait 10 000 jeunes âgés de 15 à 29 ans, a révélé « un faible taux de participation des jeunes aux décisions qui affectent leur vie, leur adhésion restant limitée à des associations ». Elle souligne également « le manque de structures à travers lesquelles ils pourraient exprimer leurs opinions ». Selon l’étude, les jeunes seraient aujourd’hui généralement moins optimistes qu’une décennie plus tôt.

Lutter contre la négativité des jeunes

Pourtant, si le contexte actuel pousse au pessimisme, nombreux sont ceux qui estiment que le changement est possible même s’il prendra du temps, et qu’il passe avant tout par un engagement au niveau local. C’est sur ce postulat que Tareq Toukabri et des amis ont décidé de fonder Houmetna (« notre quartier ») à Medjaz el-bab, ville de 20 000 habitants située dans le gouvernorat de Beja. Une association qui se donne comme but de remotiver les jeunes en les encourageant à se mobiliser dans la ville.

« On veut changer les mentalités pour qu’ils arrêtent de tout attendre de l’État. Ils doivent se prendre en main », explique Tareq à Middle East Eye. « Le secteur éducatif est l’un des plus sinistrés par l’ancien régime de Ben Ali. On lutte contre la négativité des jeunes en les encourageant à réfléchir sur leur potentiel à travers le dialogue ». Houmetna amorce des débats entre jeunes autour des sujets de société qui les touchent de près : l’exclusion, le chômage ou encore la violence. En multipliant les rencontres, les participants aux débats apprennent à mettre des mots sur leurs maux.

Houmetna s’est montrée particulièrement active durant la période électorale d’octobre 2014 (législatives) qui a vu une recrudescence de la violence dans le discours politique, renforçant les dissensions. « Avant ça, nous avions le clivage laïque/religieux. Avec les élections, les débats politiques ont renforcé les divisions. Nous avons réuni les membres de différents partis, des syndicats ouvriers et étudiants afin de créer un dialogue. C’est la Tunisie qui compte ! ».

Forte de son succès, l’association Houmetna veut renouveler l’expérience pour les élections municipales à venir en s’appuyant sur les principes de la démocratie participative. « Les jeunes n’étaient pas présents lors des précédentes élections. Cette fois-ci, on veut les impliquer. »

La révolution : déclencheur de nouvelles espérances et de désirs de retour

Si rien ou presque n’était fait en direction des jeunes avant 2011, l’élan de la révolution a permis à des initiatives portées par des jeunes et pour les jeunes de voir le jour, tant dans la capitale qu’en région. Cafés culturels, espace de coworking, réseau de blogueurs… les projets fleurissent ici et là.

« La Tunisie est bien placée pour devenir champion régional en matière d’innovation et d’entrepreneuriat si elle reconnaît le potentiel des jeunes aspirant à devenir entrepreneur », indique le rapport de la Banque mondiale. De fait, malgré les difficultés d’accès au financement et l’insuffisance des programmes d’aide, un jeune sur dix a lancé une microentreprise depuis la révolution. Un dynamisme retrouvé qui, avec la liberté d’expression et son corollaire, la liberté d’association, incarne pour certains le réel acquis du soulèvement de 2011. Des avancées qui ont d’ailleurs poussé de nombreux jeunes tunisiens émigrés ou nés à l’étranger à revenir au pays pour apporter leur pierre à l’édifice.

Telle Ghofran Ounissi, jeune analyste politique au sein d’un think tank tunisien dédié au monitoring de la démocratie, la Jasmine Foundation. « La révolution a signifié pour moi la fin d’un exil subi, l’opportunité de replanter des racines arrachées », raconte-t-elle à MEE. « Naturellement, la réalité était autrement plus complexe. Passée l’euphorie collective, nous avons réalisé l’ampleur des dégâts et la somme de travail qui attendait le peuple tunisien pour parachever le rêve ».

À ses yeux, le principal défi auquel fait face la Tunisie post-révolution est la justice transitionnelle, un processus politique qui doit faire la lumière sur les atteintes aux droits humains commises sous l’ancien régime. « C’est le chantier le plus ambitieux et le plus déterminant de ces cinq prochaines années en Tunisie. Malheureusement, on ne peut que constater que la question intéresse peu les Tunisiens. C’est pourtant la possibilité de tourner la page de la dictature, et de poser les bases d’une société débarrassée des stigmates hérités de décennies de répression et de verrouillage. »

Tourner la page, tout en comprenant mieux les pages du passé, c’est l’ambition d’Erige Sehiri, jeune documentariste franco-tunisienne qui a posé ses valises dans le pays de ses parents en 2011. « Après les événements de 2011, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas la Tunisie d’avant la révolution », confie-t-elle. « Je suis venue réaliser un film documentaire sur le retour de mon père en Tunisie. Comme si j’essayais de mieux comprendre ce qui se passait en lui durant cette période-là. Je le trouvais bouleversé, j’ai vécu cette période-là comme journaliste, mais lui m’a amenée à la vivre de manière plus profonde, plus personnelle ».

Par la suite, elle découvre le média citoyen Nawaat, qu’elle intègre en 2012. « Cela été déterminant pour moi. J’aurais pu travailler ailleurs mais j’ai senti qu’en tant que jeune tunisienne, je me devais de participer au changement ici ». Elle est devenue chef du projet « Jaridaty », un réseau de blogueurs citoyens actifs au sein des Maisons de Jeunes et géré aujourd’hui par l’ONG Al Khatt.

Ce qu’elle retient de son expérience de formatrice média auprès des jeunes : « Il y a de tout chez eux. Facebook définit bien leur univers. Ils sont aussi très audacieux, mais cette euphorie qu’on ressentait au début a disparu. Finalement, ils se sont rendu compte que tout ne se passe pas du jour au lendemain. La mentalité des familles dans lesquelles ils vivent n’a pas changé juste parce qu’il y a eu la révolution. Si certains réalisent leurs rêves, c’est leur jeunesse même qui arrache cette liberté ». 

« Pour moi plus personnellement, conclut-elle, la révolution a sonné comme une renaissance, même si avec le recul elle n’a pas été à la hauteur de nos espérance. »

Chimi el-Mekki, un jeune ingénieur de 30 ans, décide lui aussi de quitter son emploi à Paris en 2011 pour revenir en Tunisie, pays dont il avait migré à la fin de ses études. Il fonde ensuite, avec trois associés, une société de développement d’applications web et mobile. « Je suis de ceux qui ont voulu ce changement et je suis encore convaincu par cette révolution. Les messages et idées qui ont été transmis pendant la période du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 sont toujours d’actualité. Je considère que la révolution tunisienne n’est pas encore finie. »

« Les vieux ont peur »

En effet, si une nouvelle constitution garantit les droits fondamentaux, les institutions qui doivent les appliquer ne sont pas encore fonctionnelles, à l’instar de la Cour constitutionnelle. Les atteintes aux droits se multiplient. Ces derniers mois ont été marqués par plusieurs cas d’abus policiers, de tortures et d’arrestations arbitraires ciblant notamment des jeunes, dont plusieurs artistes. La dernière arrestation en date est celle d’une jeune lycéenne de 17 ans, à qui sont reprochées certaines publications sur Facebook.

« Cinq ans après, le bilan est maigre », résume Chimi el-Mekki. « Il y a en Tunisie des choses rageantes qui se passent sur les plans politique, économique et sécuritaire. Il y a un certain désenchantement par rapport à 2011. La Tunisie doit encore sortir de la stagnation subie pendant les 23 ans de Ben Ali. Mais le combat continue et un lendemain meilleur est toujours possible en Tunisie. »

Même optimisme nuancé chez Samah Krichah, 26 ans, devenue militante en découvrant les vidéos de jeunes tués par des policiers à Kasserine, aux premiers moments de la révolution. « Aujourd’hui, et avec du recul, la ‘’révolution’’ est toujours un miracle. Toute petite, je pensais que Ben Ali était immortel, qu’on vivrait toujours de la même façon », déclare-t-elle à MEE. Très engagée dans divers structures associatives, ce qu’elle retient de ces dernières années, c’est qu’« il y a eu un moment de grâce qui a changé, ne serait-ce que très peu, le rapport des citoyens à l’État et à l’autorité. Les jeunes d’aujourd’hui ont du mal avec la hiérarchie, l’image du père et la langue de bois, héritages de l’ancien régime ».

Face à un contexte caractérisé par l’éloge du bourguibisme fait par certaines anciennes élites de retour sur la scène publique, les jeunes de Tunisie prônent au contraire une vision novatrice de la politique. « Laissez-nous faire », demande Samah. « La définition de la politique n’est plus la même chez les jeunes. Ce n’est plus des discours qu’ils veulent faire, mais de l’action. Mais comment entreprendre dans un pays où les libertés individuelles les plus basiques sont menacées ? Où on peut faire de la prison pour un joint ou pour être avec son/sa partenaire. Les vieux, férus de contrôle, ont peur de cette énergie débordante et de cette vision nouvelle des choses ».  

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