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« Le Caire est en train de nous tuer » : les Nubiens rêvent de retourner sur leur terre ancestrale

Des militants nubiens affirment que le racisme et les discriminations au Caire alimentent le désir de retourner sur leurs terres qu’ils n’ont jamais vues
Le soleil se couche sur le Nil, à Assouan, à 1 000 km au sud du Caire, le 13 mai 2010 (AFP)

Un jour seulement avant le renversement de l’homme fort égyptien, le président Hosni Moubarak, le 11 février 2011, la militante nubienne Fatma Emam a été témoin d’une scène qui allait marquer à jamais l’image d’un pays dont elle avait toujours rêvé.

Fatma se trouvait sur la place Tahrir lorsqu’un groupe de manifestants est apparu depuis une route secondaire. Des dizaines de Nubiens chantaient dans leur langue maternelle nubienne : « Daffi, daffi, wow Mubarak », ou « Dehors, dehors Moubarak ».

Protestations antigouvernementales égyptiennes contre le président Hosni Moubarak, sur la place Tahrir du Caire, le 10 février 2011 (AFP)

« J’étais si heureuse de voir des Nubiens chanter dans leur propre langue. Les manifestants se sont ensuite fondus dans la masse. C’est cette Égypte que nous voulons, une Égypte qui inclut tout et qui englobe tout, une Égypte qui accepterait nos différences et notre diversité », a expliqué Fatma à Middle East Eye dans un café de l’est du Caire.

« C’est cette Égypte que nous voulons, une Égypte qui inclut tout »

La Nubie, située dans le sud de l’Égypte, près de la frontière soudanaise, était l’un des premiers royaumes d’Afrique. Jouissant d’un patrimoine culturel unique, les Nubiens luttent depuis longtemps pour préserver ce qu’il reste de leur civilisation ancienne.

Quatre vagues de déplacements

Les Nubiens ont subi une série de déplacements au cours du siècle passé, en quatre étapes qui ont eu lieu entre 1902 et 1963. La première a été causée par l’inondation du Nil en 1902, qui a balayé des dizaines de villages nubiens ; une inondation semblable en 1912 a détruit huit autres villages et dix autres ont été anéantis lorsque le Nil est sorti une nouvelle fois de son lit en 1933.

Fatma Emam a expliqué que lors des trois premières tragédies, les Nubiens se sont réveillés au milieu des eaux du Nil qui engloutissaient leurs habitations.

« Les Nubiens ont été livrés à leur sort », a-t-elle résumé.

Plutôt qu’une catastrophe naturelle, le quatrième déplacement a été la catastrophe artificielle subie par les Nubiens en 1963, lorsqu’ils furent expulsés de force de leurs villages pour permettre la construction du haut barrage d’Assouan. Ils ont tous été relogés dans la ville agricole voisine de Kôm Ombo, à 50 km au nord d’Assouan.

Photo datée de mai 1964 montrant le site de construction du haut barrage d’Assouan sur le Nil, en Égypte (AFP)

« Lors de cette quatrième vague, les Nubiens ont été forcés de partir de chez eux pour toujours. Quand ils ont été relogés à Kôm Ombo, les maisons n’étaient pas tout à fait prêtes. Elles ont été construites avec du ciment, contrairement à la boue que les Nubiens utilisaient pour construire leurs maisons », a expliqué Fatma.

Âgée de 35 ans, Fatma Emam n’était pas encore née lorsque les déplacements ont eu lieu, mais elle peut décrire les moindres détails du douloureux voyage, comme si elle l’avait vécu elle-même.

Ce constat vaut également pour des milliers de jeunes Nubiens qui n’ont jamais été témoins des déplacements, mais qui ressentent une forte connexion avec l’histoire de leur peuple.

Fatma a été élevée dans une famille qui lui a permis de mémoriser chaque détail de sa culture et de son histoire, bien qu’elle ait grandi au Caire et qu’elle soit même incapable de parler la langue nubienne.

« Nous écoutons les chants de déplacement lors de nos mariages, nous chantons Abayasa et Nuba Mally Salam. Lorsque nous avons été déplacés, nous avons reçu la promesse de pouvoir retourner sur cette terre, et nous n’oublierons jamais cette promesse », a-t-elle soutenu.

« Pour nous, le retour n’est pas simplement un retour sur notre terre, mais également un retour à notre culture et à notre patrimoine », explique Fatma Emam, activiste nubienne (avec l’aimable autorisation de Fatma Emam)

« Pour nous, le retour n’est pas simplement un retour sur notre terre, mais également un retour à notre culture et à notre patrimoine, le fait de parler notre langue et de pratiquer nos traditions », a-t-elle ajouté.

La chanson Abayasa, dont le titre signifie « Je me demande », est une complainte très triste que les Nubiens ont chantée pendant leur déplacement forcé en 1963.

Les paroles de la chanson sont :

« Je me demande si nous pourrons continuer comme si rien ne s’était passé.

Oh Nubie, patrie de tous, notre plus grand amour, ta place est dans notre cœur.

Non, mille fois non, ô Dieu, sauve-nous de ce supplice. »

En plus d’avoir été arrachés à leurs terres ancestrales, les Nubiens ont été relogés dans des endroits éloignés du Nil, alors que celui-ci est un élément central de la culture nubienne.

Comme le résume Fatma, le Nil représente tout pour les Nubiens.

« Nous baptisons les nouveau-nés dans le Nil. Le premier rituel du mariage est de faire nager les jeunes mariés dans le Nil. Le poisson est une composante majeure de notre alimentation et l’agriculture est notre principale activité économique, a-t-elle indiqué. Pouvez-vous imaginer à quel point il est douloureux de nous enlever le Nil ? »

« Pouvez-vous imaginer à quel point il est douloureux de nous enlever le Nil ? »

Pour l’activiste nubien Moustafa el-Shourbagy, membre de Komma, une initiative locale visant à faire bouger les stéréotypes sur la culture nubienne, la connexion avec la terre a été un processus très spontané.

« J’écoutais mes grands-parents qui ne parlaient jamais arabe et je me suis toujours demandé : pourquoi parlent-ils une autre langue ? Pourquoi ai-je une couleur de peau différente ? »

Ces questions ont poussé Shourbagy à creuser plus en profondeur dans les racines de son histoire et de sa culture, et ses recherches ont toujours été guidées par sa passion.

« Lorsque nous avons appris notre histoire et notre culture, nous avons commencé à poser de nouvelles questions, comme par exemple : comment pouvons-nous préserver cette culture ? Comment pouvons-nous retourner sur nos terres ? », a-t-il expliqué. « Cette peur pour notre patrimoine est ce qui nous a fait comprendre que le retour sur notre terre est essentiel et n’est pas un luxe. »

Une marche vers la terre ancestrale

En novembre 2016, des centaines d’activistes nubiens ont défilé à Assouan en direction de leurs terres ancestrales pour protester contre des décrets gouvernementaux susceptibles d’entraver leur droit au retour sur leur terre, un droit qui a été protégé par la Constitution égyptienne en 2014.

Des Nubiens se sont rassemblés dans des minibus pour rejoindre la région de Toshka, en novembre 2016 (MEE/Mohamed Azmy)

L’article 236 de la Constitution égyptienne a été une victoire révolutionnaire pour les droits des Nubiens, car il leur a accordé le droit de se réinstaller sur leurs terres ancestrales dans un délai de dix ans à compter de l’adoption de la Constitution et a obligé l’État à y mener des projets de développement et à préserver la culture et l’identité nubiennes.

Mais une série de décrets présidentiels ont entravé ces rêves. Le décret 444, émis en 2014, a désigné les zones frontalières de l’Égypte, qui comprenaient une partie importante des terres ancestrales de la Nubie, comme des zones militaires. Un autre décret émis en 2016 a également confisqué une autre partie de la terre nubienne afin de relancer un mégaprojet d’irrigation controversé de l’ère d’Hosni Moubarak, le projet Toshka.

Les protestations ne sont pas passées inaperçues et ont poussé les autorités égyptiennes à négocier avec une délégation d’activistes nubiens pour régler le différend. Et lors d’une conférence mensuelle de la jeunesse organisée à Assouan fin janvier, Sissi a annulé sa dernière décision de confisquer une partie des terres ancestrales de Nubie pour le projet de développement Toshka.

Il a également annoncé de nouveaux projets de développement et des améliorations infrastructurelles à Nasr al-Nouba, une ville proche de Kôm Ombo où des Nubiens sont actuellement logés.

« Les Nubiens ne sont que 150 000 ou 200 000, pensez-vous que nous tous, les Égyptiens, ne pourrons pas vous satisfaire ? », a déclaré Sissi. « Nous nous couperions le bras pour vous le donner ».

« Le Caire est en train de nous tuer. On l’appelle Le Caire [qui signifie "oppresseur" en arabe] parce qu’elle opprime les gens »

Bien que les activistes nubiens aient convenu qu’il s’agissait d’un étape positive, beaucoup ont affirmé que cela n’était toujours pas suffisant puisque le reste de leur terre ancestrale est toujours confisqué par le gouvernement et que le décret 444 désignant les frontières égyptiennes comme des zones militaires est toujours en place.

Il n’y a pas de chiffres officiels concernant le nombre de Nubiens vivant en Égypte ; néanmoins, les activistes nubiens estiment qu’ils sont quelques millions de personnes sur une population totale de 90 millions d’habitants, ce qui est largement supérieur aux chiffres énoncés par Sissi.

Racisme et discriminations

Les jeunes Nubiens ne sont pas seulement attachés à leur cause par le biais de leur famille et de leur culture : les discriminations constantes auxquelles ils font face au quotidien les relient plus fortement encore à leur identité.

« Dans n’importe quel aéroport, je m’attends toujours à subir une sorte de profilage racial, cela devient complètement inhumain. Et c’est douloureux, confie Fatma Emam. J’entends toujours des commentaires tels que : qui est ce corbeau qui passe ? Tu as été brûlée au four ? Qu’est-ce qu’il fait sombre ce matin ! »

Elle a ajouté qu’elle était également la cible de nombreux commentaires à caractère sexuel, les « femmes noires » ayant la réputation d’être plus divertissantes au lit, explique Fatma.

Cette hostilité et ces discriminations décuplent son envie de retourner dans sa patrie.

« Le Caire est en train de nous tuer. On l’appelle Le Caire [qui signifie "oppresseur" en arabe] parce qu’elle opprime les gens. Non seulement nous, mais aussi ceux de Haute-Égypte, ceux qui viennent du Delta, ceux du Sinaï », a-t-elle ajouté.

Shourbagy estime pour sa part que la discrimination se produit inconsciemment.

« Ils ne savent pas qu’il y a des Égyptiens qui sont différents sur le plan ethnique et culturel. La télévision ne diffuse jamais nos chansons, on ne voit jamais notre couleur de peau à la télévision. Il y a une ignorance totale à notre sujet », a-t-il affirmé.

« La télévision ne diffuse jamais nos chansons, on ne voit jamais notre couleur de peau à la télévision. Il y a une ignorance totale à notre sujet »

Lors de la révolution du 25 janvier, des jeunes Nubiens se sont exprimés sur leur cause.

À l’aide des réseaux sociaux, les jeunes Nubiens ont commencé à aborder la question nubienne comme un sujet de préoccupation pour tous les Égyptiens et pas seulement pour les Nubiens, d’après Fatma. Lors de leur dernière campagne de protestation, les activistes nubiens ont utilisé le hashtag « Le convoi de retour des Nubiens » pour éveiller les consciences face à leur cause ; ce hashtag largement relayé a fait partie des tendances pendant toute la période des protestations, en novembre.

Un utilisateur nubien de Twitter a partagé une photo d’une maison nubienne colorée à Kôm Ombo, où vivent actuellement des Nubiens : « Les murs et les portes des maisons parlent de gaieté – imaginez leurs habitants, livrés au supplice de leur déplacement et pourtant encore prêts à se réjouir. »

Pour Fatma Emam, le recours aux réseaux sociaux et le contact établi avec le peuple égyptien ont été une victoire importante.

« Avant cela, nous vivions dans un ghetto. Nous avons abattu les murs de ce ghetto et nous en sommes sortis », a-t-elle affirmé.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

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