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L’incroyable destinée de la boutargue, ce caviar tunisien si méconnu

La boutargue, produit de luxe tunisien inscrit au patrimoine culinaire depuis plusieurs générations, connaît un succès grandissant. En particulier à l’occasion des fêtes de fin d’année
En assaisonnement râpé dans les pâtes, elle peut être aussi coupée en tranches et servie avec un peu de citron et de l’alcool tunisien (MEE/Rafram Haddad)

TUNIS – Orangée et modelée dans la cire, la boutargue tunisienne n’a pas l’apparence sophistiquée du caviar. Elle est pourtant considérée comme aussi luxueuse en Tunisie, car faite à base d’œufs de mulet et connue comme un produit recherché.

Traditionnelle à l’apéritif chez les juifs tunisiens, la boutargue est devenue un produit de plus en plus rare et très convoité. Pour chasser la boutargue en Méditerranée, seuls les mois de septembre et d’octobre sont propices, au moment où les mulets femelles, les muges, pondent les œufs.

« Autrefois, vous trouviez facilement les œufs chez les poissonniers, mais maintenant ils sont de plus en plus rares et de plus en chers à cause de la surpêche », explique à Middle East Eye Lyes Guiga, ancien restaurateur qui tient désormais une épicerie fine à Gammarth, la Phénicienne, en banlieue nord de Tunis. « J’ai commencé à en faire il y a sept ans, parce que quelqu’un en avait goûté chez moi et avait beaucoup aimé. Via le bouche-à-oreille, je me suis rendu compte que de nombreux clients recherchaient ce produit », confie-t-il.

« Le vrai secret de la boutargue, et ce qui fait sa réputation, c’est la manière de préparer »

- Lyes Guigua, ancien restaurateur

La boutargue étant l’un de ses produits phares, surtout à l’occasion des fêtes de fin d’année, il importe des œufs de mulet aussi bien du Brésil que de Mauritanie où de plus grosses quantités sont disponibles. « Mais le vrai secret de la boutargue, et ce qui fait sa réputation, c’est la manière de préparer : le séchage et la salaison sont deux étapes très importantes du processus, qui font la qualité du produit fini », ajoute-t-il.

La boutargue trouve aussi sa renommée dans son histoire aux multiples origines.

Dans les pâtes

Pour les puristes comme Omar Lasram, propriétaire de la Cacciola, une épicerie fine au Kram, pas loin du port de la Goulette en banlieue de Tunis, la préparation est un secret savamment gardé par chaque producteur.

Lui ne fait que de la boutargue méditerranéenne selon une recette juive. L’histoire de la boutargue tunisienne reflète les différentes influences culturelles, de la communauté juive aux immigrés italiens.

L'épicerie finie La Phénicienne à Gammarth (MEE/Lilia Blaise)

« J’ai appris l’art de la boutargue de mon père qui, lui-même, avait appris la recette de ses amis juifs, car nous vivions dans un quartier entièrement juif ici à la Goulette », raconte-t-il à MEE. Il se souvient encore de sa sœur qui dévorait dès son plus jeune âge la boutargue, alors qu’elle n’était qu’en phase de séchage, sur les terrasses des maisons. « Elle en était malade », raconte-il.

Le goût fort et salé de la boutargue est souvent utilisé en Sicile et dans le sud de l’Italie, en assaisonnement râpé dans les pâtes (les fameux spaghettis à la boutargue). En Tunisie, elle est coupée en tranches et servie avec un peu de citron et de l’alcool tunisien, la boukha.

« Ce qui fait son charme, c’est que peu de gens s’accordent sur ses origines. Certains disent qu’elle est héritée de la cuisine juive tunisienne, d’autres disent qu’elle vient d’Italie, d’autres encore la font remonter à plus loin », raconte Cédric Chelby, entrepreneur et ancien restaurateur en Tunisie.

« Les juifs qui venaient de Constantinople s’installer en Tunisie ramenaient avec eux la boutargue »

- Victor Cohen, un retraité passionné d’histoire

En France la « poutargue », comme on l’appelle, est originaire de Martigues, une petite ville de Provence. Pour Lyes Guiga, ses origines remontent même aux influences antiques de la Tunisie, via les Phéniciens. Les pharaons égyptiens en étaient aussi de grands consommateurs.

Pour Victor Cohen, un retraité juif passionné d’histoire, la boutargue a été amenée en Tunisie sous l’empire ottoman entre le XVIe et le XIXe siècle, car les Turcs en étaient très friands. « Les juifs qui venaient de Constantinople s’installer en Tunisie ramenaient avec eux la boutargue, et c’est comme ça qu’elle s’est imposée dans le patrimoine culinaire tunisien ».

Madeleine de Proust pour beaucoup de juifs tunisiens, la boutargue tunisienne attire encore la diaspora des quatre coins du monde, comme le confirme Omar Lasram qui fournit aussi bien des clients à Paris qu’à New York. « Moi-même, originaire de Sfax, j’en dégustais avec mes parents pendant l’été quand on partait en vacances à La Marsa [banlieue balnéaire de Tunis], dans les années 1950. C’était une habitude du goûter juif tunisien », raconte à MEE Victor Cohen.

Un met de luxe au cœur de tout un business

Présente dans certains restaurants tunisiens et star du patrimoine culinaire, la boutargue reste méconnue en raison de sa cherté. Le kilo d’œufs peut atteindre aujourd’hui entre 220 et 240 dinars (entre 75 et 80 euros) contre 100 dinars le kilo en 2005 (33 euros) selon Cédric Chelby.

« C’est un produit qui séduit surtout la vieille génération de gourmets, mais moins les jeunes aussi » note-t-il. Les chefs d’État aussi la convoitent, comme le révèle Lyes Guiga qui fournit cinq palais présidentiels à travers le monde. Pour ceux comme Omar qui veulent faire uniquement de la boutargue tunisienne, c’est la chasse au trésor. Il peine souvent à trouver sa matière et se retrouve à l’acheter parfois à des « dealeurs de boutargue » qui viennent le voir en catimini avec la marchandise.

« Il faut aller en septembre du côté de Tinja, à Bizerte, et trouver des pêcheurs qui en pêchent. Autrement, il y a ceux qui achètent les poches de boutargue en masse, les congèlent et les revendent au prix fort deux mois après », témoigne-t-il.

« Plus vous en parlez, plus vous attirez les chercheurs d’or, c’est pour cela qu’il ne faut pas trop en révéler »

- Omar Lasram, propriétaire de la Cacciola, une épicerie fine au Kram

Au marché central, un jour de décembre, Omar a trouvé chez un poissonnier 60 kilos de boutargue fraîche et jaune clair – la plus foncée correspondant à de la boutargue d’élevage, donc moins recherchée. « Même les poissonniers en font sécher depuis qu’ils savent que ça rapporte. Mais chacun a sa recette secrète, ce n’est pas si facile d’en trouver de la bonne », lance Omar qui a tenu à garder son prix d’achat, confidentiel. « Plus vous en parlez, plus vous attirez les chercheurs d’or, c’est pour cela qu’il ne faut pas trop en révéler », plaisante-t-il.

Mystérieuse et chargée d’histoire, la boutargue reste confidentielle et sa consommation s’adresse avant tout aux classes les plus aisées. « C’est dommage qu’elle ne soit pas mise davantage en valeur, car la boutargue reste un produit du terroir tunisien », regrette Cédric.

En France, la boutargue est surtout vendue par les familles juives tunisiennes qui ont transmis le savoir à leurs enfants. Dans les trois boutiques parisiennes, Koskas et fils, les prix alternent entre 80 et 105 euros le kilo. La boutargue est présentée dans des boîtes ornées ou des présentoirs, comme un cadeau.

Une production menacée par la surpêche du mulet

« C’est une entreprise familiale qui a commencé avec mon grand-père. Mon père a ensuite repris l’affaire car le produit marchait très bien en France », raconte Franck Koskas. Pour assurer les commandes des fêtes de fin d’année, il importe les œufs de Floride ou encore d’Australie, pour pouvoir assurer un stock en continu. C’est aussi le cas des boutiques Memmi qui s’approvisionnent depuis le Sénégal ou le Brésil.

Aujourd’hui pays producteur et exportateur de boutargue, la Tunisie voit sa production menacée par la surpêche du mulet et les mutations urbaines – la pêche de la boutargue dans les années 1950 dans la lagune de Tunis a progressivement disparu à cause de l’urbanisation.

Encore peu connue du grand public tunisien, elle pourrait aussi disparaître de l’histoire du patrimoine si son histoire continue d’être transmise oralement et non par une valorisation dans le patrimoine national culinaire tunisien.

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