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Mossoul, la ville où les morts sont volés et les ruines pillées

Dix mois après la défaite de l'EI, la ville continue de dégorger ses morts. Mais personne ne les comptabilise et les travailleurs seraient davantage attirés par le butin
Crâne oublié dans les ruines de la vieille ville de Mossoul. Dix mois après la reprise de la ville à l'EI, de nouveaux corps sont extraits des ruines (AFP)

MOSSOUL, Irak – Les camions qui arrivent vides dans les ruines de la vieille ville, en repartent toujours pleins. Ils sont le plus souvent chargés des gravats des milliers de bâtiments détruits, mais la cargaison de certains est encore plus macabre. Empilés à l’arrière, soigneusement enveloppés dans du polyéthylène, repartent ainsi les restes des personnes, à ce jour encore, exhumées des ruines.

Mossoul ne cesse de rendre ses morts, encore aujourd’hui, dix mois après la défaite du groupe État islamique. Dans la vieille ville et ses environs, presque tous les bâtiments ont été nivelés par les bombardements intensifs de la coalition américaine et de l’artillerie irakienne. Pelleteuses et terrassiers s’y relaient toutes les six heures pour dégager quelque dix millions de tonnes de décombres. Quand retombe l’épaisse poussière, les équipes de récupération entrent en action, et dégagent des fragments humains.

« Nous ne sommes pas autorisés à divulguer le nombre officiel de corps que nous avons récupérés. Le gouvernement nous a demandé d’arrêter »

- Mohammad, agent de la protection civile

Les corps des combattants de l’EI sont souvent extraits des ruines, encore avec leur ceinture d’explosifs, mais parmi eux se trouvent des innocents – il est banal de trouver des pieds et des mains minuscules et, après une excavation, il arrive qu’on tombe sur le crâne d’un enfant avec un fermoir à cheveux en forme de fleur encore accroché dessus. 

À Mossoul, les destructions ont été si massives que cette sinistre besogne se poursuivra pendant des mois – encore ces dernières semaines, les médias racontent que des équipes de la protection civile ont récupéré des centaines de corps « de combattants et de leurs familles ». 

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Cependant, le rapport n’explique pas comment on sait qu’un corps est celui d’un combattant de l’EI et non pas celui d’un simple civil, pris entre deux feux. Les victimes y sont classées en bloc dans la catégorie « ennemis ».

Et, selon les travailleurs interrogés par Middle East Eye, nombre de cadavres ne font l’objet d’aucun autre examen complémentaire : ils sont tout simplement jetés dans des fosses communes à l’extérieur de la ville.

D’ailleurs, le gouvernement irakien n’a même pas de chiffres concrets quant au nombre des victimes dans la ville. En décembre, l’agence de presse AP a estimé à 10 000 le nombre des victimes de la bataille de Mossoul. Le chiffre du gouvernement irakien s’arrête à 1 260.

Des camions transportent des débris pelletés sur les rives du Tigre à Mossoul, en mai 2018 (Alessio Romenzi/MEE)

Mohammed, un jeune homme de 28 ans engagé dans la récupération des corps, confie à MEE qu’il s’attendait à trouver encore 9 000 autres corps sous les décombres – mais que personne ne saurait prétendre en connaître exactement le nombre.

« Nous ne sommes pas autorisés à divulguer le nombre officiel des corps que nous avons récupérés », dit-il.

« Le gouvernement nous a demandé de continuer à compter jusqu’à ces derniers mois. Puis récemment, on nous a dit d’arrêter et de transporter les corps directement dans les fosses communes à l’extérieur de la ville ».

Pillage systématique

Toutes ces informations s’accompagnent d’allégations de pillage généralisé par l’armée, la police et les services de renseignements irakiens. Ce ne serait pas nouveau : en 2017, Human Rights Watch a signalé qu’au fur et à mesure que les forces irakiennes s’approchaient de la ville, les maisons étaient vidées de leur contenu, puis incendiées.

Si les corps restent non identifiés, à qui sont-ils censés revenir ?

Un policier local, qui souhaite garder l’anonymat par crainte de représailles, a dénoncé un pillage systématique.

« Quand ils s’introduisent dans les maisons de la vieille ville, ils savent qu’ils trouveront de l’argent, de l’or et des armes à foison », témoigne-t-il. « Voilà pourquoi ils ne tiennent pas vraiment à la présence de journalistes ».

« Certains d’entre eux ont un accord avec les services de renseignements – ils se partagent le butin. Ils entrent dans les maisons des dirigeants de l’EI et, s’ils trouvent de l’argent, de l’or, ils se partagent leur rapine. Y compris les armes. Certaines sont rendues, les autres vendues au marché noir. »

Une pelleteuse s’active sur les rives du Tigre à Mossoul, en mai 2018 (Alessio Romenzi/MEE)

Ce fonctionnaire de police affirme qu’il en est de la comptabilisation des biens comme de l’identification des morts.

« J’avais la tâche de répertorier les objets découverts et, s’il y avait de l’argent, combien, quel type d’arme, et si de l’or ou d’autres biens de valeur avaient été trouvés », énumère-t-il.

« J’étais censé remettre cette liste à l’armée et aux autorités civiles. C’est bien ce que j’ai essayé de faire à plusieurs reprises. Ils ne m’ont pas permis de venir y mettre le nez. »

« La récupération des cadavres n’est qu’un prétexte. Personne ne se préoccupe vraiment du bilan des victimes. Ce qui importe, c’est trouver le trésor de l’EI »

- Un officier de police irakien

« J’ai rapporté ce que j’ai vu, et les entraves à mon travail, mais ils ont demandé ma mutation au commissariat local et j’ai changé de service. Maintenant j’ai un emploi de bureau : exit l’empêcheur de piller en rond. »

« Il y a dix jours, mes hommes m’ont rapporté que des boîtes pleines d’argent avaient été retrouvées dans une maison de la vieille ville. Les membres de la protection civile et les agents des services de renseignements ont tout partagé entre eux. »

« Quelle somme ? Les autorités n’en ont jamais été informées. Idem pour ce qui est du véritable nombre de corps exhumés. »

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MEE n'est pas en mesure de vérifier ces affirmations de manière indépendante – toute tentative en ce sens auprès des gradés aurait signifié l’expulsion. Il n’empêche que nous avons constaté ceci : à l’occasion d’une fouille de plusieurs heures d’une maison réputée avoir accueilli un haut gradé de l’EI, lorsque MEE a été admis sur les lieux, nous avons été sommés de partir.

Après des heures d’attente, un officier de la protection civile a demandé : « Tu ne t’ennuies pas ici ? Pourquoi donc rester là ? Partez. »

Un jeune irakien reste prostré dans un bâtiment démoli, dans la vieille ville de Mossoul, le 14 mars 2018 (AFP)

L’agent de police local est catégorique : le seul but de cet échange était de mettre la main sur ce qui se trouvait à l’intérieur.

« C’était la maison d’un des chefs de l’EI », précise-t-il.

« Ils savent où chercher. Ils détiennent un plan de la ville où sont indiquées les maisons occupées par les chefs de l’EI, et ils présument qu’ils vont y trouver un trésor. La récupération des cadavres n’est qu’un prétexte. Personne ne se préoccupe vraiment du bilan des victimes. Ce qui importe, c’est trouver le trésor de l’EI. »

« Les habitants garants de la sécurité de la ville »

Mossoul, où résidait autrefois Saddam Hussein, loge le général Najm al-Jabouri, chef des forces de sécurité de la province de Ninive et vétéran de l’armée de Saddam.

Cet homme de 62 ans évoque le défi à relever par ses hommes à Mossoul. « Le problème majeur aujourd’hui, c’est la reconstruction », assure-t-il. « Nous avons déjà bouclé deux grandes étapes : le nettoyage des combattants islamiques et le maintien de la sécurité. Maintenant, il nous en reste une troisième : reconstruire maisons, écoles, magasins et infrastructures. Lorsqu’on aura atteint cet objectif, la ville pourra retrouver une vie quotidienne plus ou moins normale. »

« La sécurité d’une ville comme Mossoul ne repose pas seulement sur l’armée », ajoute Jabouri. « Ce sont les habitants qui sont garants de la sécurité d’une ville. Si l’on gagne le cœur des citoyens, on gagne la guerre. »

« Désormais, le peuple nous est acquis, et nous sommes en bons termes avec les forces de sécurité. Encore faut-il redonner courage aux gens. »

Un combattant irakien patrouille à Ayn Nasir, au sud de Mossoul, en 2016. En un an, environ 10 000 personnes ont été tuées dans les combats lors de la reconquête de cette ville (AFP)

Toutefois, dans les rues de la vieille ville et jusqu’à la périphérie, méfiance et peur sont de règle – et pour cause.

Les habitants attendent patiemment que les pelleteuses dégagent suffisamment de décombres pour entrer dans ce qui reste de leur maison et récupérer tout ce qui est encore intact.

En vertu de la loi irakienne, les résidents sont tenus de venir récupérer le corps de parents décédés. Ils se voient remettre un certificat de décès officiel du gouvernement ainsi que des documents prouvant qu’il ne s’agissait pas d’un combattant de l’EI.

« Tout ce qu’ils veulent c’est nous voler nos affaires, et ils y parviennent généralement très bien »

- Un habitant de de Mossoul

Toute personne n’ayant pas obtenu le précieux sésame se heurte aux lourdeurs bureaucratiques. Ainsi ces rescapés se verront exclus de l’aide alimentaire jusqu’à fournir la preuve de leur non-appartenance au groupe.

« Les gens en arrivent à voler les morts », lance un vieil homme. « À défaut de justifier d’un corps à la morgue, impossible d’obtenir le certificat de décès, et sans ce papier on est coincés. Sans ce document officiel, pas moyen d’obtenir le tampon des services de renseignements et donc d’être éligible à l’aide alimentaire. Alors comme leur survie dépend de l’aide alimentaire, les gens en viennent à voler des cadavres pour avoir droit aux tickets de rationnement ».

Un autre habitant du quartier fouille dans les vestiges de son ancienne maison, à la recherche de ce qui n’a peut-être pas déjà été dérobé.

« Tout ce qu’ils veulent c’est nous voler nos affaires », disent-ils. « Et ils y parviennent généralement très bien. »

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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