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Qu’y a-t-il de si drôle avec l’occupation israélienne ? Demandez à ces humoristes

Le trublion britannique Mark Thomas et les comédiens palestiniens Faisal Abualheja et Alaa Shehada sont en tournée. Pourtant, celle-ci a failli ne jamais avoir lieu
Mark Thomas (à gauche) et les comédiens palestiniens Alaa Shehada (au centre) et Faisal Abualheja (crédit photo : Leslie Martin)
Par Joe Gill

LONDRES – L’occupation israélienne ne vous fait pas rire ? Eh bien, c’est que vous n’avez pas encore vu Showtime From the Frontline, la création d’un nouveau trio dirigé par son trublion en chef, l’humoriste politique britannique Mark Thomas, et ses deux compères palestiniens, les comédiens Alaa Shehada et Faisal Abualheja, en tournée à travers la Grande-Bretagne depuis fin janvier.

Dirigés par Mark Thomas, Alaa Shehada et Faisal Abualheja sont déterminés à renverser les stéréotypes sur eux-mêmes et sur leur situation par le biais de l’humour (crédit photo : Leslie Martin)

Le fait même que cette tournée ait lieu est en quelque sorte un petit miracle, étant donné les énormes obstacles que Faisal Abualheja et Alaa Shehada ont dû affronter uniquement pour quitter la Cisjordanie occupée et rejoindre le Royaume-Uni.

« Chaque fois que l’on voyage, que l’on va en Amérique ou au Royaume-Uni en tant qu’artiste, il y a tout à coup un stéréotype qui touche notre identité : on est soit un terroriste, soit une victime »

– Alaa Shehada

Lorsque MEE les a rencontrés, les trois artistes venaient de terminer une journée de répétition dans un studio du Theatre Royal Stratford, dans l’est de Londres. Le nom fastueux de ce lieu historique dissimule le fait qu’il s’agit d’un centre culturel très prisé consacré au « théâtre du peuple » plutôt qu’à toute sorte de spectacle à caractère aristocratique ou élitiste.

C’est l’endroit parfait pour un humoriste radical tel que Thomas, qui collabore avec deux réfugiés palestiniens talentueux et déterminés à renverser les stéréotypes sur eux-mêmes et sur leur situation par le biais de l’humour.

Briser les stéréotypes

« Pour moi, l’un des défis consiste à laisser d’autres personnes monter sur scène », ironise Thomas, connu pour ses spectacles en solo.

« Nous sommes bien formés en Palestine après soixante ans d’occupation, nous savons comment nous comporter avec quelqu’un comme ça, réplique Abualheja. Mais nous lui demandons avec insistance de s’excuser pour Balfour et il ne le fait pas. »

« Nous lui demandons avec insistance de s’excuser pour Balfour et il ne le fait pas »

– Faisal Abualheja

« Je me suis excusé, tous les jours, put*** », répond Thomas, en référence à la déclaration britannique de 1917 qui a ouvert la voie à la création d’une patrie juive en Palestine.

De nombreux éclats de rire surviennent au cours de notre conversation.

Mark Thomas et les acteurs palestiniens Alaa Shehada et Faisal Abualheja ont entamé le 30 janvier leur tournée au Royaume-Uni pour leur spectacle Showtime From the Frontline (crédit : Leslie Martin)

À mi-chemin des répétitions, les comédiens ne savaient pas encore clairement ce qu’ils étaient en train de créer. « Nous ne connaissons toujours pas le résultat, affirme Shehada. Mais ce que j’espère, c’est que nous briserons les stéréotypes qui entourent ce que signifie “réfugié”, ce que signifie “Palestinien”, parce que chaque fois que l’on voyage, que l’on va en Amérique ou au Royaume-Uni en tant qu’artiste, il y a tout à coup un stéréotype qui touche notre identité : on est soit un terroriste, soit une victime. »

« C’est l’image que l’on a, alors nous essayons à travers ce spectacle d’humaniser cette histoire, de rappeler aux gens que nous, Palestiniens, sommes humains », ajoute-t-il.

Shehada et Abualheja, deux réfugiés de Cisjordanie qui ont été formés au Théâtre de la Liberté de Jénine, ont travaillé avec le groupe international de clowns Red Noses International en Palestine ; il se rendaient alors dans des hôpitaux pour divertir les enfants malades.

L’année dernière, Alaa Shehada et des partenaires ont lancé leur propre troupe appelée « Palestinian Laughter Liberation » (Libération du rire palestinien »), qui fait entrer l’humour dans le contexte politique des territoires occupés, explique-t-il.

Faisal Abualheja voit le spectacle présenté au Royaume-Uni comme un moyen de créer un nouveau langage du rire pour surmonter les barrières entre les gens et la culture.

« Dans ce spectacle, il y a différentes cultures, différentes histoires, différentes langues – cette rencontre, en tant qu’artistes, s’effectue peut-être comme si le rire était notre langue, comme si le théâtre était notre langue, soutient-il. Je pense que c’est cela qui est extraordinaire. »

Le spectacle est joué en anglais et en arabe, avec surtitrage en anglais. 

« Ce n’est pas facile »

Le spectacle est le fruit d’un atelier d’humour que Mark Thomas, partisan de longue date de la solidarité avec la Palestine, a organisé l’année dernière au Théâtre de la Liberté de Jénine avec son collaborateur Sam Beale, qui enseigne le stand-up à l’Université du Middlesex. 

« Notre philosophie était de ne dire à personne ce qu’il fallait dire, explique Mark Thomas. Nous étions venus pour enseigner aux gens des compétences qu’ils n’avaient peut-être pas, afin de leur permettre de dire ce qu’ils veulent. »

Des comédiens palestiniens se produisent dans la pièce Suicide Note from Palestine mise en scène par Nabil al-Raee, le 4 avril 2013 au Théâtre de la Liberté, dans le camp de réfugiés de Jénine (AFP)

Les organisateurs ont demandé aux professeurs du Théâtre de la Liberté de Jénine d’assister au cours afin que ces compétences puissent être apprises et transmises aux comédiens palestiniens qui étudient au théâtre.

En dehors de l’atelier, Shehada et Abualheja ont organisé leur propre soirée d’humour au théâtre pendant le Ramadan.

« Nous avons invité tout le monde après le jeûne. Nous avons commencé à 21 heures et cela a duré trois ou quatre heures », explique Shehada. « C’était vraiment génial », ajoute Faisal.

La pratique de l’humour en Cisjordanie occupée comporte néanmoins ses défis, explique Abualheja.

« Ce n’est pas facile parce qu’il y a tout d’abord de nombreux défis, comme un artiste en rencontre partout dans le monde, notamment celui de trouver un travail. Mais en Palestine, il y a différents défis : trouver un travail, certes, mais aussi lutter avec la communauté autour de nous, puis lutter contre l’occupation. »

« Par exemple, j’ai voulu plusieurs fois jouer à Bethléem, mais nous étions bloqués aux check-points et nous n’avons donc pas pu nous produire là-bas, nous avons dû annuler la représentation. »

« Nous essayons à travers ce spectacle d’humaniser cette histoire, de rappeler aux gens que nous, Palestiniens, sommes humains »

– Alaa Shehada

D’autres endroits où ils voudraient se produire ne leur sont pas accessibles, comme Haïfa, en Israël, et Jérusalem, qui est sous contrôle israélien. « Nous voulons en effet rencontrer notre propre public arabe, affirme Shehada. Mais nous ne le pouvons pas parce que nous n’avons pas la permission d’y aller. »

« Les ONG et le financement constituent un autre défi, affirme Abualheja. Il y a un système autour de nous qui ressemble à la deuxième occupation ou à la quatrième occupation. C’est comme tout dans le pays, toute la Palestine devient une grande ONG. Rien ne vient de l’intérieur. »

Le manque de financement local pour les arts et le manque de lieux compliquent la recherche d’opportunités de se produire ou d’être rémunérés en tant qu’acteurs ou humoristes en Cisjordanie, selon Abualheja, ce qui les oblige à dépendre des ONG internationales.

C’est à ce même problème que sont confrontés les Palestiniens de Cisjordanie dans tous les domaines de la vie, avec des obstacles imposés à chaque étape par l’occupation, ajoute-t-il.

« Par exemple, la Palestine est une communauté d’agriculteurs, mais aucun agriculteur n’a le droit de creuser un puits pour de l’eau : c’est illégal, les Israéliens viendront vous voir, vous devrez payer beaucoup d’argent et ils le fermeront avec du béton. C’est donc cela qui maintient cette mentalité qui nous pousse à attendre l’argent de l’extérieur. »

Des lieux interdits

Une grande partie de leur patrie est également interdite aux comédiens, y compris la capitale Jérusalem que le président américain Donald Trump a décidé en décembre d’attribuer à Israël. La plupart des dirigeants du monde ont exprimé leur désaccord.

« Il y a cinq mois, j’ai reçu une invitation aux États-Unis pour un atelier de clowns. Le consulat se trouve à Jérusalem. Je devais demander un visa là-bas mais je ne pouvais pas y aller. Alors j’ai parlé aux Américains, puis les Américains ont envoyé des papiers aux Israéliens, puis les Israéliens m’ont envoyé des papiers », raconte Alaa Shehada, d’une voix frénétique qui accélère jusqu’à mélanger les mots, reflétant la folie bureaucratique à laquelle est confronté un Palestinien qui essaie de vivre sa vie.

« Par exemple, j’ai voulu plusieurs fois jouer à Bethléem, mais nous étions bloqués aux check-points et nous n’avons donc pas pu nous produire là-bas, nous avons dû annuler la représentation »

– Faisal Abualheja

« Ensuite, après avoir attendu deux semaines, j’ai obtenu la permission d’être à Jérusalem pendant six heures ; c’est une invitation par les États-Unis qui m’a permis de me rendre dans ma patrie », ajoute Shehada.

Mais les problèmes pour les Palestiniens ne s’arrêtent pas à la frontière israélienne.

Alaa Shehada a lui-même failli ne pas pouvoir venir au Royaume-Uni pour les répétitions en raison du système de visas complexe et externalisé du pays. « Nous aimerions venir au Royaume-Uni pour participer à des ateliers, aller dans des écoles et nous produire, mais l’un des principaux problèmes est celui des visas. C’était un cauchemar cette fois-ci. C’était une décision de dernière minute. Et finalement, Dieu merci, ils nous ont laissés venir. »

Le visa de Shehada a été fixé à six semaines au lieu des trois semaines attendues. 

Thomas raconte alors l’histoire sans queue ni tête mais bien réelle de la série bizarre d’acrobaties bureaucratiques que Shehada a dû réaliser avant et après son arrivée en Grande-Bretagne, faite de passages dans des postes de police, de cartes biométriques et d’appels téléphoniques très coûteux à la société privée de visas. 

« Ce que décrivent Alaa et Faisal, c’est tout simplement la stupidité du fait de confier ces fonctions incombant à l’État à des sous-traitants. »

La Palestine, une cause qui lui tient à cœur

Thomas occupe le devant de la scène de l’humour politique britannique depuis que le genre a connu sa première sortie dans les années 1980, avec des bottes Dr. Martens inspirées du mouvement punk. Plus récemment, il s’est concentré sur l’écriture politique ainsi que sur ses tournées, mais au fil des ans, une lutte lui tenait à cœur : la Palestine.

En 2009, il a pris la décision typiquement chimérique d’attirer l’attention sur le mur d’apartheid israélien en marchant le long de ce dernier, un exploit qui a suscité l’incompréhension et des réactions hostiles.

Des Palestiniens pleurent la mort de Juliano Mer-Khamis, directeur du Théâtre de la Liberté dans le camp de réfugiés de Jénine, le 5 avril 2011, le lendemain de son assassinat à l’âge de 52 ans (AFP)

Lorsqu’il était dans la région, il a visité le Théâtre de la Liberté, situé dans le camp de réfugiés de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie, où il a rencontré son fondateur, le comédien et metteur en scène israélo-palestinien Juliano Mer-Khamis.

Le Théâtre de la Liberté a suscité l’hostilité d’Israël et de certains en Palestine qui se sont opposés à son approche radicale de la formation de comédiens originaires du camp de réfugiés de Jénine et de l’organisation de travaux internationaux.

« Je me souviens que mon frère disait que si nous invitions cent responsables politiques à parler de la Palestine, ce ne serait pas aussi puissant que [ce spectacle] »

– Faisal Abualheja

Mer-Khamis a été abattu par un assaillant inconnu en 2011 ; malgré cet acte de violence choquant et les tentatives d’incendie qui l’ont visé, le théâtre a survécu. 

Le meurtre de Mer-Khamis a mis en lumière les défis que représente ce que Faisal Abualheja décrit comme la propre « occupation interne » des Palestiniens.

« Il y a les autorités, la société, l’islam – des choses dont on ne peut pas parler, explique Alaa Shehada. Il y a beaucoup de règles qui ont été [établies] par les anciennes générations et il est très difficile d’y toucher. Nous avons donc peur de ces choses. »

Après toutes ces épreuves, les deux comédiens palestiniens ont pu se rendre au Royaume-Uni et Showtime from the Frontline est devenu réalité. Faisal Abualheja s’est montré optimiste.

« Ce que je pense, c’est que nous n’avons pas à convaincre tout le monde, sinon nous nous perdrions à essayer de convaincre les gens. Faisons ce que nous aimons, amusons-nous en faisant cela, et ils viendront. C’est ce qui s’est passé avec ma famille », affirme-t-il.

« Je me souviens que mon frère disait que si nous invitions cent responsables politiques à parler de la Palestine, ce ne serait pas aussi puissant que [ce spectacle]. Nous sommes une famille conservatrice. Nous sommes des réfugiés. Nous vivons dans un camp. »

« Donc comme vous le voyez, il y a de l’espoir. »

*Showtime From the Frontline est en tournée au Royaume-Uni du 30 janvier au 21 avril, informations sur www.markthomasinfo.co.uk

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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