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« Que vous soyez de Syrie ou de Marseille, vous éprouverez toujours de l’amour et de la haine »

Né d’un père syrien et d’une mère philippine et vivant à Beyrouth, Chyno propose une musique qui reflète ses racines transnationales, ses influences éclectiques et son dévouement à l’histoire
Chyno sur une capture d’écran extraite du clip O.P.P. (avec l’aimable autorisation de Chyno/Facebook)

 « Le hip-hop est ma culture plus que toute autre. Je suis plus hip-hop que syrien. Je suis plus hip-hop que philippin. »

C’est ainsi que se décrit Chyno, ce MC vivant à Beyrouth qui a sorti l’an dernier son premier album solo, le remarquable Making Music to Feel at Home. Né sous le nom de Nasser Shorbaji aux Philippines d’un père syrien et d’une mère philippine, Chyno incarne au même titre que de nombreux artistes contemporains la nature transnationale du hip-hop de 2016. Après avoir grandi à Manille, à Damas et en Arabie saoudite, il vit actuellement à Beyrouth, où il a écrit et enregistré la majeure partie de son premier album.

« Je pense que j’avais tout simplement besoin de faire de la musique », a déclaré Chyno, expliquant ce qui l’a motivé à faire cet album. « C’était devenu une nécessité, une urgence. Je recherchais un sentiment d’individualité parce que je ne rentrais pas dans le moule. »

Pour Chyno, également membre du trio libanais Fareeq al-Atrash, ce LP solo est la dernière étape en date d’une carrière musicale dont les racines résident dans sa première rencontre avec le hip-hop, vers 1992.

Le premier LP qu’il a acheté a été 19 Naughty III, du trio Naughty by Nature (NBN) originaire du New Jersey, dont le morceau O.P.P. est délibérément cité dans le titre éponyme de Chyno. Alors que le titre de NBN est une ode légère à l’infidélité, celui de Chyno explore la situation et les motivations d’un kamikaze potentiel poussé au bord du gouffre par l’exploitation politique et économique.

« They f***ing with O.P.P. / Other People’s Property / How they gonna promise me peace / When freedom a monopoly? / They sell me my house to the highest bidder / Walls outside but the spies within us / I can’t cry gotta hide these rivers / Show my wife there’s still life within us [...] » (« Ils b****** avec les biens des autres / Les biens des autres / Comment vont-ils me promettre la paix / Lorsque la liberté est un monopole? / Ils vendent ma maison au plus offrant / Il y a des murs à l’extérieur mais les espions sont parmi nous / Je ne peux pas pleurer, je dois cacher ces rivières / Montrer à ma femme qu’il y a toujours de la vie en nous [...] ») (O.P.P.)

Dans la vidéo qui l’accompagne, réalisée par un ami proche, Pedros Temizian, Chyno dépeint les tensions de sa propre vie antérieure de banquier et rôde dans un environnement de bureau grave, sous une menace voilée et constamment présente de violence, avant un point d’orgue comique et inattendu. Cette création est à mille lieues des vidéos de rap contemporaines que l’on a l’habitude de voir. Cependant, Chyno a souligné dans quelle mesure cette approche cinématographique s’inscrivait dans sa compréhension de la culture hip-hop et de son développement : il s’agit d’évoluer et de progresser plutôt que d’opérer un nivellement par le bas.

« Je ne veux pas faire de la musique traditionnelle. Les choses changent radicalement dans ma musique. Si vous avez écouté du hip-hop toute votre vie, vous pouvez voir que cela [la culture] bouge et il faut bouger avec [elle], pas seulement faire une vidéo classique [...] Le fait d’avoir mis en scène un personnage principal [joué par Chyno lui-même] aussi soigné a changé le message. S’il y avait eu un type d’apparence arabe, nous aurions reçu de nombreuses critiques. »

Une voix authentique

On peut affirmer sans crainte que Chyno n’a pas peur d’un peu de nuance, de complexité et de technicité dans ses rimes. Néanmoins, sa préoccupation principale est de trouver une voix authentique, ce qui implique parfois de lever le pied sur la technicité et de se concentrer sur l’émotion et le sens.

I Don’t Feel Like Talking, un autre titre marquant de son LP, traite de deux déconnexions très personnelles survenues dans sa propre vie : un éloignement de son frère cadet aux Philippines et la rupture d’une relation amoureuse. Le premier couplet souligne clairement les divisions et la douleur propres à ses liens familiaux.

« Nasser, phone calls feel less important / Got pops and moms divorcing / 19 with a baby no one supports him / My big bro role model’s always out touring / You been in Europe, giving me sermons / While I’m kicked to the curb in the Philippines third world / Living, my only luxury’s what the good Lord giveth / But what he’s given me is a poor man’s wisdom. » (« Nasser, les appels téléphoniques semblent moins importants / Les papas et les mamans divorcent / 19 ans avec un bébé, personne ne le soutient / Mon modèle de grand frère est toujours en tournée / Tu es allé en Europe, tu m’as donné des sermons / Alors que je suis jeté sur le trottoir dans le tiers monde, aux Philippines / Vivant avec pour seul luxe ce que le Seigneur donne / Mais ce qu’il m’a donné, c’est la sagesse d’un pauvre homme. » – Don’t Feel Like Talking)

Chyno a affirmé qu’il prenait Kanye West comme source d’inspiration pour son souhait de rester honnête à tout prix dans ses chansons et de dévoiler au public sa personne, ses failles et tout ce qui le caractérise. « Vous devez vous mettre à écrire le personnage de telle sorte que vous ayez l’air d’un vrai c******, a-t-il expliqué. Votre réaction instinctive est de justifier pourquoi vous avez mal agi. Vous devez briser cet instinct. »

La séparation et la distance sont deux des thèmes récurrents de l’album, qui a été produit dans le contexte de la guerre civile syrienne ainsi que de changements personnels et de perturbations vécus par Chyno, comme l’illustrent un titre tel que Fight or Flight et sa vidéo stellaire à laquelle a participé la troupe Sima Dance Company, originaire de Damas.

Une identité complexe

Il n’est pas étonnant que la complexité de son identité et sa sensibilité à la politique de race et de religion au Moyen-Orient et dans le monde entier transparaissent dans son travail, même lorsque celui-ci est au plus haut point personnel.

Il a expliqué que l’anglais constituait selon lui la langue appropriée pour son travail solo, bien que ses vers pour Fareeq al-Atrash soient en arabe.

« Mes parents ne parlent pas la langue maternelle de l’autre. Et à la maison, nous nous parlons tous en anglais [...] Je reçois beaucoup de critiques parce que j’écris sur la politique arabe en anglais. Cela renvoie l’impression que je suis en quelque sorte un orientaliste. Et que je fais juste cela pour attirer un marché. Ce n’est pas le cas. Être syrien, ce n’est pas quelque chose que je peux fuir. Quand je parle [par exemple] de questions de visa, c’est la vérité dans toute sa rudesse. J’ai un passeport syrien. Je me fais appréhender dans tous les aéroports. »

« Être syrien, ce n’est pas quelque chose que je peux fuir. Quand je parle de questions de visa, c’est la vérité dans toute sa rudesse. J’ai un passeport syrien. Je me fais appréhender dans tous les aéroports »

Il assume pleinement le fait de s’adresser à un public occidental avec cet album et de chercher, à travers son récit personnel, à donner une voix au sentiment d’aliénation et de perte que de nombreux Syriens éprouvent, dans l’espoir de promouvoir davantage de connexion et de communication. « Cette expérience est presque devenue thérapeutique. »

« En revenant à Beyrouth et en me sentant aliéné, mon expérience personnelle est devenue universelle. Que vous soyez de Madaya, de Syrie ou de Marseille, vous éprouverez toujours de l’amour et de la haine. Nous avons tous nos craintes et nos angoisses. L’objectif était de créer des récits qui parlent d’où je viens et qui reflètent à quel point nous sommes semblables au niveau de nos émotions, sur le plan humain. »

Sur sa page Facebook, Chyno pose avec un sweat-shirt comportant l’inscription « Palestine », avec la légende : « En ces temps troubles, nous sommes tous palestiniens » (avec l’aimable autorisation de Chyno/Facebook)

Vivant et travaillant à Beyrouth, Chyno n’est jamais loin des turbulences politiques et du changement. Il est venu pour la première fois au Liban – qui abrite actuellement environ 2 millions de Syriens – pour étudier, avant d’y retourner il y a deux ans après un passage à Barcelone. Cette attirance revêt pour lui un caractère personnel. « C’est ici que j’ai eu le plus d’aisance à devenir qui je suis. Il y a un bon équilibre entre les idées libérales et la liberté de faire ce que vous devez faire, a-t-il affirmé. Dans le même temps, il y a beaucoup de chaos et une pression qui vous pousse à comprendre votre monde. C’est là que j’ai développé mon intérêt pour la religion et la politique. »

Malgré cet intérêt, et bien qu’il soit actuellement basé dans le Levant et que son texte reflète sa propre situation et sa propre identité, Chyno s’inspire d’un large éventail de sources sur le plan musical.

« J’écoute du jazz, du funk et de la soul parce que le hip-hop m’y a initié. Je trouve l’inspiration dans le funk vietnamien, le jazz japonais, beaucoup de choses. J’essaie de trouver différents points de départ, pas tant dans la musique syrienne ou philippine. »

En coulisses entre amis avant le spectacle « AK presents Chyno » (lancement de l’album) (photo de Richard John)

Trouver une voix

À propos du statut du hip-hop au Moyen-Orient, alors qu’il tient des propos chaleureux envers des artistes comme Asifeh (alias « Stormtrap »), El Rass et Edd Abbas, Chyno estime que la marge de progrès est encore importante pour la scène dans son ensemble. Il souhaite que les rappeurs de la région trouvent leur propre voix et canalisent le type d’honnêteté radicale qu’il voit dans l’œuvre d’artistes comme Kanye West et Kendrick Lamar sans essayer de copier leur style.

« Nous avons beaucoup de chemin à parcourir. Il y a beaucoup de musiciens qui font des choses vraiment cool. Dans le même temps, ils font une musique avec une forte consonance américaine, a-t-il expliqué. Vous avez un avantage à être différent. Servez-vous en. Vous ne pouvez pas jouer la technique pour la technique. Vous avez votre propre authenticité et votre propre culture. Les plus grands rappeurs de hip-hop, nous connaissons leur histoire. Elle est basée sur un personnage. Ils vous aspirent dans leur monde. »

Son propre travail est assurément une tentative consciente d’incarner cette authenticité et d’intégrer différents volets culturels dans un ensemble cohérent, divertissant et unique. Alors même qu’il continue ses tournées et diversifie son show live à l’aide de boîtes à rythmes et d’échantillonneurs pour étendre et reconstruire les pistes de l’album, Chyno est déjà en quête de la prochaine étape de son voyage musical, un projet collaboratif avec le producteur Al Rajul Al Hadidi.

Merchants of Menace s’inspirera de son amour pour les acrobaties lyriques de groupes tels que le Wu-Tang Clan (pour preuve, sa fantastique réinterprétation de Shimmy Shimmy Ya de l’ancien grand rappeur ODB) et d’artistes solo tels que Lupe Fiasco.

« Les artistes ont l’obligation de refléter le monde », selon Chyno (avec l’aimable autorisation de Chyno/Facebook)

Si l’on se base sur le fruit de leur travail dévoilé au public jusqu’à présent, comme l’excentrique et entraînant Zam Zam, leurs projets à venir vont pousser les fans à se ruer vers Google pour défaire les couches de sens.

Ce projet donne au génie complet du rap qui réside en Chyno l’espace nécessaire pour s’épanouir et se développer. Il souhaite stimuler cette écoute et cet apprentissage immersifs au sein de son auditoire.

« C’est un style hip-hop geek moyen-oriental ; pas seulement des références de jeux vidéo et de films, mais aussi des références historiques et culturelles. Il y a aussi des références comme Bukowski et Murakami, a-t-il indiqué. J’ai déjà écrit huit chansons. J’aime tout cet esprit et toute cette mystique. J’aime rechercher des choses différentes. Je vais sur Internet, je deviens fou et je me perds dans mes recherches, et c’est de cette manière que je trouve ma zone. »

La politique, qui parcourt le travail de Chyno, est un sujet dont, selon lui, les artistes ne doivent pas se distancier.

« Les artistes ont l’obligation de refléter le monde. Je ne connais pas la politique. Il vous suffit de réfléchir à votre monde avec honnêteté, a-t-il soutenu. Si vous éprouvez des tensions politiques, alors cela doit transparaître. Il s’agit de demander comment le personnage se sent dans le récit. Plutôt que de régurgiter ce que l’on vous dit aux informations. C’est un sentiment universel. Tout le monde veut éprouver un sentiment d’appartenance. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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