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Un documentaire sur les Casques blancs qui servira un jour à « punir les criminels de guerre »

Le réalisateur Firas Fayyad raconte l’épreuve qu’a été la réalisation de son documentaire à Alep et explique pourquoi le sort des Syriens mérite d’être au centre de la scène
Scène tirée du documentaire Last Men in Aleppo (Photo fournie par Firas Fayyad)

ISTANBUL, Turquie – Au cours de chaque guerre vient un moment où la différence entre les gentils et les méchants n’importe plus, car tout se transforme en destruction aveugle et en carnage. Et ce sont les civils innocents qui sont condamnés à en subir les conséquences.

Lassés par la barbarie insensée à laquelle les civils se sont retrouvés confrontés à la suite du soulèvement syrien, des volontaires de divers horizons ont décidé en 2012 d’assurer les services civiques de base qui n’étaient plus opérationnels.

Ils se sont engagés en tant que sauveteurs, secouristes, pompiers et dans une multitude d’autres missions.

La Défense civile syrienne s’est fait connaître dans le monde sous le nom de Casques blancs en raison du casque blanc distinctif porté par ses volontaires.

Le réalisateur syrien Firas Fayyad a vu dans l’histoire des Casques blancs un récit qui expliquait de la manière la plus poignante ce que son pays traversait.

Le réalisateur syrien Firas Fayyad (MEE/Firas Fayyad)

Selon Fayyad, ces volontaires ont continué de se précipiter au secours de leurs frères syriens sans se soucier de leur propre sécurité et malgré les difficultés et les épreuves personnelles vécues par chaque volontaire.

Dans son documentaire troublant, intitulé Last Men in Aleppo, Fayyad montre ce monde et ses êtres humains.

« Les écrans de télévision regorgent de récits sur la crise des réfugiés, les rencontres politiques [et] d’images du carnage suscité par la guerre. Ils oublient que ce sont des êtres humains qui sont affectés par cette violence et que des personnes sont engagées dans une lutte pour les valeurs humaines fondamentales », explique Fayyad à Middle East Eye.

Le souhait de Fayyad : que le monde prenne conscience et ressente la souffrance endurée pas les habitants d’Alep, la deuxième plus grande ville de Syrie, avant d’être chassés de chez eux fin 2016, lorsque les forces fidèles à Assad ont cerné la dernière poche de territoire rebelle à Alep et porté le plus grand coup à la rébellion syrienne en plus de cinq années de guerre civile.

L’objectif de la prise de conscience a été atteint. Sa description troublante et déchirante de la vie et du travail de secours des Casques blancs à Alep a reçu cette année le World Cinema Grand Jury Prize au festival du film de Sundance.

Le film a également recueilli des critiques positives de la part de publications et de spécialistes du secteur à travers le monde.

« Il n’y a pas d’espoir, nous savons comment cela va se terminer, et même une vie sauvée temporairement est presque aussi triste qu’une vie perdue. Last Men in Aleppo est un des documentaires les plus difficiles que vous puissiez voir cette année », écrit Charlie Phillips dans le journal The Guardian, parlant d’un film à ne pas manquer.

Réaliser un film à Alep

Essayer de filmer dans une ville constamment bombardée était le plus difficile des nombreux obstacles à surmonter. De plus, Fayyad et le coréalisateur danois du film Steen Johannessen ont dû convaincre les deux personnages dépeints dans le film que l’objectif n’était pas de rechercher la gloire.

« Il y a eu des moments où ils se sont lassés de la caméra. Parfois, il faut beaucoup de travail pour leur faire comprendre pourquoi c’est si important. Parce que pour eux, être en face de la caméra et faire partie du film… ce n’est pas pour cela qu’ils ont signé. Ils veulent juste sortir et sauver des gens, voilà ce qui est important pour eux », a déclaré Johannessen dans une interview en marge du festival du film de Sundance.

Khaled dans une scène dans Last men in Aleppo (MEE/Firas Fayyad)

Fayyad raconte que son équipe de tournage a même parfois été attaquée par des gens victimes de médias qui n’avaient pas tenu leurs promesses de préserver leur identité lorsqu’ils couvraient Alep en 2013 et 2014, avant l’intensification du siège de la ville. Des médias avaient en effet utilisé les véritables noms et des images non-floutées, informations utilisées plus tard par le gouvernement d’Assad pour cibler et attaquer les dissidents.

Mais il ne les blâme pas, affirmant que le gouvernement de Bachar al-Assad a bien utilisé les informations glanées dans ces reportages pour traquer et blesser des habitants d’Alep qui s’opposaient à son régime.

Fayyad a finalement persuadé les protagonistes avec l’argument suivant :

« Partager ces histoires avec les gens du monde entier est un devoir. Il y a des gens qui veulent les entendre, qui peuvent faire quelque chose. Nous devons faire confiance aux gens avec qui nous allons partager l’histoire, croire qu’ils agiront et qu’un jour ce film sera un document qui servira à punir les criminels de guerre. »

« Nous devons faire confiance aux gens avec qui nous allons partager l’histoire, croire qu’ils agiront et qu’un jour ce film sera un document qui servira à punir les criminels de guerre »

Le tournage a dû être abandonné pendant des mois, surtout quand les bombardements aériens se sont intensifiés. Les protagonistes du film étaient si abattus, ils avaient perdu tout espoir au point qu’ils ne voyaient aucune raison de documenter les événements.

Il y a aussi eu des moments, selon Fayyad, où le cameraman et d’autres ont naturellement abandonné le tournage, et sont devenus eux-mêmes secouristes.

« Parfois, un missile d’un avion ou d’un baril explosif tombait à côté du caméraman. Parfois, notre travail changeait et nous devenions secouristes parce que nous étions entourés de blessés et [nous devions] oublier notre travail », raconte-t-il.

Le film suit des bénévoles des Casques blancs, Mahmoud et Khaled (tous deux dans la trentaine), pendant un an entre 2015 et 2016.

Fayyad et Johannessen parviennent à un équilibre dans le film en documentant la vie quotidienne de Mahmoud et Khaled, en évitant le piège de se concentrer sur l’image plus large et de diluer l’humain.

Khaled se demande sans cesse si cela vaut la peine de rester dans sa ville avec ses deux fillettes, compte tenu des destructions constantes et apparemment sans fin dont il est témoin. Pourtant, il se précipite pour aider après chaque incident.

Khaled des Casques blancs avec ses filles à Alep (MEE/ Firas Fayyad)

Lorsqu’une bombe tombe à quelques mètres de Mahmoud et de son frère Ahmed, Mahmoud commence à se poser des questions à propos de ses parents – qui se trouvent également en Syrie – et à qui ils ont fait croire que les frères sont en sécurité en Turquie. Leurs parents étaient inquiets de les savoir en Syrie.

Les Casques blancs étaient un choix populaire pour le prix Nobel de la paix 2016 : 300 000 personnes avaient signé une pétition en ligne soutenant leur nomination.

Le caméraman et d’autres ont naturellement abandonné le tournage, et sont devenus eux-mêmes des secouristes

En fin de compte, le comité du prix Nobel a remis le prix au président de la Colombie pour ses efforts visant à obtenir un accord de paix historique pour mettre fin à 50 ans de guerre avec les rebelles des FARC.

Critiques

Le groupe a également fait l’objet de critiques de la part de militants sur les réseaux sociaux, principalement pour avoir reçu des millions de dollars d’aide des gouvernements occidentaux, dont l’USAID (agence américaine pour le développement international) et le ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni.

En octobre 2016, le journaliste et activiste Max Blumenthal a publié un « exposé », affirmant que le groupe était un acteur politique dans la guerre civile syrienne et l’accusant de saper l’effort humanitaire des Nations unies en Syrie.

Dans son article, Blumenthal écrivait : « Les responsables des Casques blancs sont guidés par un programme pro-interventionniste conçu par les gouvernements occidentaux et les groupes de relations publiques qui les soutiennent. »

Le groupe a répondu à la critique et a rejeté les déclarations de Blumenthal, niant les accusations selon lesquelles le financement accordé au groupe était assorti de conditions et insistant sur le fait que les objectifs du groupe n’étaient pas politiques.

Expériences personnelles

Les difficultés politiques en Syrie ont contribué à faire émerger l’idée du film.

Fayyad avait obtenu son diplôme d’art et de réalisation dans sa ville natale, Alep, et avait commencé à travailler pour divers médias, notamment la presse écrite, la radio et la télévision, afin d’acquérir une expérience professionnelle.

Le décret anti-musulmans de Donald Trump, désormais annulé sur décision de justice, est entré en vigueur alors qu’il participait au festival du film de Sundance 

Il a ensuite été arrêté deux fois à Damas et a été torturé par le gouvernement de Bachar al-Assad, ce qui lui a donné envie d’informer le monde des événements se déroulant sous le règne de ce dernier.  

La première fois, le 30 mars 2011, Fayyad a été emprisonné pendant trois mois. Il apprenait aux habitants à devenir des journalistes citoyens en utilisant leur téléphone portable pour montrer les atrocités perpétrées par les forces gouvernementales.

La seconde fois, il a été emprisonné pour une durée de huit mois le 30 novembre 2011 à cause d’un film qu’il avait réalisé sur le massacre de Hama en 1982.  

Fin 2012, il a décidé de se rendre en Turquie à la fois pour se mettre en sécurité et pour continuer à raconter les événements se déroulant dans son pays.

L’effet Trump

Fayyad a été choqué lorsque le décret anti-musulmans du président américain Donald Trump, désormais annulé sur décision de justice, est entré en vigueur alors qu’il participait au festival Sundance aux États-Unis. Il était arrivé aux États-Unis deux jours avant la signature du décret présidentiel le 27 janvier.

Désormais annulé, celui-ci interdisait à tous les Syriens l’entrée aux États-Unis.

« Je suis Syrien. Je n’ai pas honte d’être Syrien », insiste Fayyad.

Il avait tenu des propos similaires lors de son discours de remerciement à Sundance, récoltant de nombreux applaudissements lorsqu’il avait appelé les Américains à défendre la liberté d’expression, l’humanité et la justice comme le font ses compatriotes en Syrie.    

Fayyad est désormais rentré au Danemark où il s’est installé après avoir passé quelques années en Turquie.

Fayyad espère que le succès à Sundance et une plus grande exposition du documentaire permettront au monde entier de voir la détresse et la souffrance des Syriens.

« J’espère que ce film attirera l’attention sur la Syrie et incitera ceux qui le regarderont à combattre le racisme et la haine envers les Syriens. Et j’espère que ce film contribuera à faire comprendre les conditions de vie au cœur de la guerre syrienne », affirme-t-il. 

« J’espère également qu’il permettra d’augmenter le soutien apporté aux Casques blancs et aux Syriens dans la lutte pour la justice et la liberté. Et j’espère qu’il poussera les politiques à mettre un terme à la guerre. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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