Aller au contenu principal

Un drapeau kurde irakien flotte à Istanbul et pourrait aider Erdoğan à sortir vainqueur des urnes

Le camp favorable au « Non » s’oppose à l’érection du drapeau du GRK ; cette position a déclenché une succession d’événements qui pourraient affecter la façon dont les Kurdes voteront lors du référendum présidentiel prévu en avril
Erdoğan et Barzani en 2011 (AFP)

Lorsque Massoud Barzani, le président de la région kurde d’Irak, est arrivé à l’aéroport Atatürk le 26 février à Istanbul, il a été accueilli par un spectacle rare : l’érection du drapeau rouge, jaune et vert de son gouvernement aux côté du drapeau rouge et blanc de la Turquie.

Drapeau du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK)

Il ne s’agissait pas de la première visite du président du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) en Turquie. Ce n’était pas non plus la première fois que le drapeau du KRG était officiellement érigé en Turquie : en effet, il avait été placé aux côtés des drapeaux de l’Irak et de la Turquie lors d’une rencontre à Ankara en 2015.

Mais c’était la première fois qu’il flottait en public aux côtés du drapeau turc. La Turquie a connu de nombreux changements au cours de l’année écoulée et s’apprête à en vivre davantage avec le prochain référendum portant sur les changements constitutionnels, prévu en avril. L’érection du drapeau du GRK a déclenché la première fissure au sein de l’alliance visant à soutenir le projet hautement controversé du président Recep Tayyip Erdoğan, qui souhaite établir une présidence de type exécutif.

Devlet Bahçeli, chef du Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême-droite – qui a soutenu dernièrement Erdoğan et le Parti pour la justice et le développement (AKP) –, était furieux.

Il a lancé une tirade contre le Premier ministre turc, Binali Yıldırım, dans laquelle il a demandé qui avait permis à ce « torchon » d’être hissé sur le sol turc.

« Qui a permis d’ériger ce prétendu drapeau ? Cela fait-il partie d’une conspiration planifiée ? »

– Devlet Bahçeli, chef du MHP

« C’est un scandale, une aberration, une honte », a-t-il hurlé au parlement en s’adressant aux députés de son parti. « Qui a permis d’ériger ce prétendu drapeau ? Cela fait-il partie d’une conspiration planifiée ? »

La réponse anormalement timide de Yıldırım a été interprétée par les observateurs comme une déclaration visant à calmer la situation.

« Cela [l’érection du drapeau du GRK] n’a été fait que pour suivre le protocole diplomatique », a déclaré Yıldırım aux responsables politiques de son propre parti, l’AKP, au pouvoir. « Le gouvernement central irakien accepte le GRK en tant que région autonome fédérale avec son propre drapeau. »

Erdoğan est resté remarquablement silencieux à ce sujet. Et pour cause : ce différend pourrait jouer en sa faveur lors du référendum en affaiblissant à la fois son partenaire au sein de son alliance et ses adversaires, tout en lui offrant potentiellement des suffrages kurdes.

Pourquoi Erdoğan a besoin du soutien du MHP pour le vote

La Turquie entretient une relation mitigée avec le Parti démocratique du Kurdistan de Barzani (PDK), le plus conservateur et le plus islamiste des principaux partis kurdes de la région, qui constitue l’épine dorsale du GRK.

Toutefois, ces dernières années, Ankara et Erbil ont développé une solide relation de travail basée sur la sécurité mutuelle et des intérêts économiques.

Pourtant, en particulier au sein du MHP, nombreux sont ceux en Turquie qui pensent qu’il n’y a guère de distinction à faire entre les groupes kurdes du nord de l’Irak et le mouvement séparatiste kurde de Turquie.

Devlet Bahçeli, chef du Parti d’action nationaliste d’opposition, lors du débat sur le projet de Constitution, en janvier 2017 (AFP)

Pour eux, le GRK autonome est un symbole fort qui représente tout ce qui pourrait mal tourner pour la Turquie, notamment la formation d’un État kurde, qu’il soit autonome ou indépendant.

L’érection du drapeau du GRK a suscité la colère des nationalistes du MHP dans la mesure où celui-ci ressemble à d’autres drapeaux kurdes, y compris à celui du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), avec lequel la Turquie est en guerre depuis 1984 et qui est désigné comme une organisation terroriste.

Et Erdoğan a besoin du soutien du MHP en vue du vote. C’est Bahçeli qui, à la suite de la tentative de coup d’État manquée de juillet 2016, a totalement renversé sa position précédente et déclaré que son parti soutiendrait le plan de gouvernance de l’AKP.

À LIRE : Turquie : en parlant d’avenir, se pourrait-il qu’Erdoğan garde le pouvoir jusqu’en 2034 ?

Sa décision a divisé le MHP : plusieurs membres influents du parti ont été exclus ou ont rompu avec la ligne du parti pour faire campagne en faveur du « Non ».

Depuis, le MHP a essayé de faire valoir que l’incident du drapeau du GRK ne signifiait pas qu’il retirait son soutien aux changements proposés – mais cela risque de nuire encore plus à la campagne du parti.

Même des journaux de droite qui avaient précédemment pris Bahçeli pour cible ont loué ses propos sur le drapeau du GRK. Tout adoucissement de sa position risquerait de faire le jeu de ses rivaux.

L’un d’eux est Ümit Özdağ, un ancien chef adjoint du MHP qui a été exclu du parti en novembre. Özdağ a remis en cause les motivations de l’AKP concernant l’érection du drapeau à l’aéroport et a laissé entendre qu’il s’agissait d’un accord conclu en coulisses.

Traduction : « Qu’est-ce que l’AKP rembourse à Barzani en hissant le drapeau ? On n’érige pas les drapeaux de régions fédérales. »

Néanmoins, Mazhar Bağlı, ancien responsable politique au sein de l’AKP qui est actuellement professeur à l’Université Karatay de Konya, a déclaré à Middle East Eye que l’alliance entre l’AKP et le MHP ne serait pas affectée.

« Il pourrait y avoir quelques frictions entre les deux parties, mais il n’y a aucun risque de fissure, puisque cette alliance porte sur une seule question et que cette question concerne le passage au système de présidence exécutive, a expliqué Bağlı. Aucun parti n’a fait de compromis ou marchandé sur une de ses autres positions et tous deux se montrent clairs à ce sujet. »

Un drapeau pour attirer les suffrages ?

Certains commentateurs ont estimé que l’érection du drapeau aurait pu être un geste de l’AKP adressé aux électeurs kurdes du pays pour les inciter à voter « Oui » lors du référendum.

Les Kurdes ethniques représentent 15 à 20 % de la population turque et leurs suffrages pourraient être un facteur déterminant dans ce qui est considéré comme un match serré.

Des militants kurdes armés tiennent une barricade en novembre 2015, dans le district de Sur, province de Diyarbakır (AFP)

Dans un sondage effectué dans les provinces du sud-est à population majoritairement kurde entre le 7 et le 12 février, 57,4 % des personnes interrogées ont fait part de leur intention de voter « Non », alors que le pourcentage du « Oui » s’élevait à 25,1 %.

De nombreux Kurdes de Turquie sont désenchantés par l’AKP suite à son basculement brusque vers la droite au cours des dernières années et à l’adoption de positions nationalistes. Les affrontements violents qui touchent le sud-est du pays depuis 2015 et l’emprisonnement de responsables politiques pro-kurdes du Parti démocratique des peuples (HDP) ont également ébranlé la popularité de l’AKP.

Şahismail Bedirhanoğlu, dirigeant de l’Association des industriels et des entreprises du sud-est, basée à Diyarbakır, a indiqué à Middle East Eye que l’érection du drapeau du GRK n’aurait été qu’un geste symbolique « sympathique » envers les Kurdes qui, au départ du moins, n’aurait pas influencé leur vote.

Mais la réaction du camp favorable au « Non » et de la droite a considérablement changé la donne.

« Cela était considéré principalement comme un acte sympathique de reconnaissance et de valorisation des symboles kurdes qui n’aurait probablement eu aucun impact sur les tendances de vote, a-t-il expliqué. Mais la réaction du camp favorable au "Non" a certainement changé l’état d’esprit de nombreux Kurdes qui sont désormais enclins à voter "Oui" au projet présidentiel de l’AKP. »

« La Turquie veut montrer au monde qu’elle n’a aucun problème avec aucune ethnie, même avec une administration kurde »

– Mazhar Bağlı, ancien responsable politique au sein de l’AKP

D’autres commentateurs ont fait allusion à un accord entre Barzani et le gouvernement turc visant à aborder ce qu’Ankara considère comme le problème grandissant du Parti de l’union démocratique (PYD), un parti kurde syrien qui constitue selon Ankara une extension du PKK dans le nord de la Syrie.

Ils ont soutenu ces affirmations en faisant référence aux affrontements entre les forces peshmergas du KDP soutenues par Barzani et les forces soutenues par le PKK le long de la frontière entre l’Irak et la Syrie.

Bağlı a néanmoins rejeté ces deux affirmations, estimant que l’érection du drapeau du GRK ne pouvait porter qu’un seul message.

« La Turquie veut montrer au monde qu’elle n’a aucun problème avec aucune ethnie, même avec une administration kurde », a-t-il expliqué.

« Elle veut montrer au monde qu’elle ne s’oppose qu’aux groupes qui s’appuient sur le terrorisme pour atteindre leurs objectifs, comme le PKK et les groupes qui lui sont affiliés. »

Un travailleur finit de confectionner un drapeau du GRK (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].