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Le travail des enfants syriens, un ticket pour l’Europe

Un système d’éducation mal organisé pour des centaines de milliers d’enfants syriens en Turquie favorise le travail des enfants et livre les familles aux mains des trafiquants
Nevin Omar, 12 ans, au travail dans l’atelier de couture (MEE/Xander Stockmans)

« Ma femme est dans une prison turque, elle a essayé d’entrer en Europe avec un faux passeport », nous dit Rony Omar par SMS. Son père, Ali, a réussi à atteindre Athènes. Son cousin a eu moins de chance : « Après quatre jours de randonnée dans les montagnes à la frontière turco-bulgare, les soldats turcs m’ont mis en prison », raconte-t-il. Ali avait même fait travailler sa fille afin d’économiser assez d’argent pour payer les trafiquants. Après trois ans de rêves assassinés, de plus en plus de parents syriens sont à la recherche d’une nouvelle vie pour leurs enfants. Faire travailler les enfants est pour eux un moyen de partir, un ticket pour le paradis : l’Europe. D’autres parents luttent encore pour envoyer leurs enfants à l’école.

Quand les exploiteurs deviennent des sauveurs

Les rues du quartier de Bagcilar escaladent les collines entourant Istanbul. Sous un soleil de plomb, des enfants syriens jouent dans la rue pendant que leurs mères sont assises à l’ombre des hauts immeubles. Ali vit dans un de ces immeubles avec sa famille. Ils ont trouvé ce logement grâce à Ayse, une femme d’origine turco-kurde. Une trentaine de personnes sont assises dans le salon chauffé. De nombreuses familles proviennent d’Alep et du village de Kurdan. Comme autrefois, ils se rendent visite pour le thé.

Nevin, la fille d’Ali âgée de douze ans, récite le nom de capitales célèbres. Cela fait trois ans qu’elle n’est pas allée à l’école. Au lieu de cela, elle travaille douze heures par jour dans l’atelier de couture d’Ayse pour 180 € par mois. « Quand nous serons en Europe, je retournerai à l’école », murmure-t-elle timidement. « Quand je vois des enfants turcs aller à l’école alors que je ne peux pas y aller, ça me rend triste. »

Le lendemain matin, Nevin met sa machine à coudre en marche pour coudre des étiquettes d’une marque italienne sur des pulls. Sa patronne, Ayse, produit des vêtements tricotés pour des magasins dans le centre d’Istanbul. « J’aide ces enfants en leur donnant du travail », dit-elle. Même les exploiteurs deviennent des anges gardiens pour les familles syriennes en souffrance, bien qu’Ayse ne réponde pas au stéréotype de l’exploiteur. La jeune femme a elle aussi été contrainte d’abandonner ses rêves. « Je voulais devenir avocate, mais mon père m’a forcée à me marier et à quitter l’école », explique-t-elle au milieu du cliquetis des machines à coudre. La prochaine génération perdue est assise dans son atelier.

La machine à coudre, nouveau camarade de jeu

Employer des Syriens est lucratif pour Ayse, puisqu’elle peut leur verser des salaires plus bas. En octobre 2014, cependant, le président turc Erdogan a annoncé que le travail des enfants de moins de quinze ans serait répréhensible, et lors d’une conférence à Berlin sur la question des réfugiés syriens, les dirigeants du monde entier se sont engagés à lutter contre l’exploitation des Syriens sur le marché du travail. Ironiquement, cette mesure de protection nuirait à ces familles syriennes. En raison des bas salaires, les enfants doivent travailler pour payer les frais de scolarité dans les écoles syriennes de Turquie.

Le père de Nevin Omar montre la date de son entretien avec le HCR (MEE/Xander Stockmans)

Nevin court dans tout l’atelier pour chercher du fil. Elle écoute notre conversation avec Ayse pendant un moment avant de reprendre loyalement son travail. Elle effectue les mouvements de couture comme s’ils étaient devenus une partie de son corps. A l’école, elle avait des camarades de jeu et admirait ses professeurs. Aujourd’hui, son camarade de jeu est une machine à coudre, et son modèle est la patronne d’un atelier de couture. Elle a tout oublié de ce qu’elle a appris à l’école en Syrie. Le lien avec les amis et l’école a été rompu.

« Et si nos enfants devaient apprendre le turc ? », s’interroge la mère de Nevin alors que nous rendons une nouvelle fois visite à la famille. « Qu’y gagnent-ils s’ils ne peuvent pas s’intégrer dans ce pays ? Ici, nous ne sommes que des invités et nous ne bénéficions pas du statut juridique nécessaire pour nous construire une vie. »

Le frère aîné de Nevin, Rony, et son épouse ne veulent pas avoir d’enfant tant qu’ils ne savent pas où ces derniers pourront grandir. « Nous ne voulons pas aller en Europe, mais si vous y êtes admis, vous savez au moins que personne ne peut empêcher vos enfants d’aller à l’école », argumente-t-il. C’était deux semaines avant que sa femme n’entreprenne sa tentative de passage en Europe, qui l’a conduite en prison. En effet, ils ne savaient pas à l’époque que l’Union européenne avait conclu un accord avec la Turquie pour arrêter le flux des réfugiés dans le cadre d’une politique visant à contenir la crise syrienne. Le gouverneur de Gaziantep s’est vanté d’avoir déplacé deux mille familles syriennes des villes vers les camps de réfugiés.

Ironiquement, la peur générée par cette politique est un facteur supplémentaire poussant les Syriens à chercher à atteindre l’Europe plus rapidement.

Dans le cadre d’un accord de réadmission, l’Europe a obligé la Turquie à intensifier ses contrôles aux frontières pour empêcher les réfugiés d’atteindre l’Europe. La Turquie doit également construire des « refuges » supplémentaires pour la détention des personnes arrêtées et acheter de nouveaux équipements haute technologie de contrôle des frontières. En échange, les citoyens turcs n’auront plus à demander de visa pour voyager en Europe à long terme. Les représentants européens et turcs affirment que l’accord UE-Turquie n’affectera pas les « vrais » réfugiés. L’histoire des Omar, une famille syrienne, indique le contraire. Human Rights Watch a déjà dénoncé les refoulements illégaux.

Les larmes de tout un peuple

Il y a une petite branche à laquelle la famille Omar avait espéré s’accrocher dans le tourbillon où ils ont atterri : l’Organisation des nations unies. Pourtant, leur entretien avec le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR) n’est pas prévu avant plusieurs mois. Ali n’a pas autant de temps. Il a décidé de ne pas faire confiance à l’ONU et de s’en remettre aux trafiquants. Il a laissé derrière lui sa femme et sa fille Nevin pour s’envoler en pionnier et poser les premiers jalons d’un nouvel avenir. Trois semaines après notre conversation, Ali est à Athènes.

Après une longue attente, il serait peut-être parvenu à obtenir le statut de réfugié politique et à partir pour l’Europe légalement. Ali nous a expliqué qu’il fuyait le PYD, le parti kurde qui contrôle désormais de grandes étendues au nord de la Syrie. Lorsque la famille d’Ahien a fui Afrin pour le village de Kurdan, Ahien a également abandonné son école. Kurdan n’a pas d’école pour les enfants, ni d’emplois pour les parents, alors la famille est partie s’installer à Gaziantep, en Turquie. Ici, son père a pu travailler occasionnellement comme charpentier, mais depuis qu’il a eu un accident, la famille se retrouve sans revenus.

Ils ont donc dû remballer une nouvelle fois leurs affaires et partir pour Istanbul. La famille a réussi à s’en sortir avec ses économies pendant un petit moment, mais le couperet est tombé sur Ahien : elle a dû aller travailler afin de gagner de quoi vivre pour sa famille.

Une jeune fille du même village a réussi à s’enfuir en Belgique avec sa famille. Elle va à l’école dans la ville de Louvain et parle déjà néerlandais. Ahien est tout aussi ambitieuse, mais elle travaille dans un atelier de couture en Turquie et gagne 180 € par mois. « Moi aussi, je veux aller à l’école. Chaque fois que je rends visite à mon oncle, qui est journaliste, je fouine dans sa bibliothèque », admet-elle timidement. Une étincelle de jalousie scintille dans ses yeux. Prudemment, nous lui demandons si elle est toujours en contact avec ses amis de l’école, mais cela semble être la goutte qui fait déborder le vase. « Je ne sais même pas si mon amie est encore en vie », lance-t-elle en partant pleurer dans sa chambre. Dans ses larmes se reflète la tragédie de tout un peuple.

Entre le marteau et l’enclume

Un peu plus tard, Ahien nous montre son dernier statut sur Facebook : « Si une personne aveugle vous demande de lui expliquer ce à quoi le monde ressemble, que répondrez-vous ? Je lui dirai qu’au moins, elle n’a pas à voir ce à quoi le monde ressemble ». Chaque jour, elle souffre en silence lorsqu’elle prend la route vers la métropole pour travailler et offrir de quoi vivre à sa famille. Facebook représente pour elle sa seule fenêtre sur la vie réelle qu’elle a laissée derrière elle en devenant une travailleuse. Chaque soir, elle se pose des questions au sujet de l’Europe, mais son frère Jewan, douze ans, se montre dubitatif. « Maman et papa disent que la vie y est meilleure, mais je veux retourner en Syrie, dit-il. Aujourd’hui, ma vie consiste à travailler douze heures par jour, puis manger et dormir. Je ne sais même pas écrire mon nom. »

Le fait que les parents syriens transforment leurs enfants en victimes est leur cauchemar. Pour les familles sans argent, faire travailler les enfants est le seul moyen de les renvoyer à l’école. Les parents sont pris entre le marteau et l’enclume, leur cou est entre deux lames : celle de l’esclavage des enfants et de l’ignorance en Turquie, celle de la mort en Syrie. Devant ces familles se dresse un mur : la forteresse Europe. Sur le champ de bataille, les combattants crient « la victoire ou la mort ». Dans la mégalopole turque, leurs victimes murmurent « l’esclavage ou la mort ».

Préparés à l’illusion du retour

Farhad est un autre père qui lutte pour envoyer sa fille Viane à l’école. Il ne peut pas payer les frais d’inscription. Mais ce matin, Viane saute de son lit pour se préparer pour un grand jour : nous partons l’inscrire à l’école où elle était encore élève il y a un an. La directrice, Zalikha Jaafar, est assise à son bureau entre des piles de nouveaux manuels. « Je veux inscrire ma fille », dit Farhad d’une voix ferme. « Les frais d’inscription sont passés de 40 € à 100 € », répond la directrice. Viane lève la tête et aperçoit le regard soumis de son père. Farhad est contraint de condamner sa fille à une nouvelle année sans école, à moins qu’il nous demande les 60 € supplémentaires, une humiliation. Viane est la première élève à être inscrite pour l’année scolaire 2014-2015.

Viane dans sa nouvelle classe (MEE/Willemjan Vandenplas)

La jeune fille court en direction de la salle de classe, où les cours d’été ont déjà commencé. Elle s’assied au premier rang et se tient bien droite sur sa chaise. Les manuels sont ouverts à la page des « personnages importants de Syrie ». « Qui a été le premier président de la Syrie après l’occupation française ? », demande le professeur à la classe. « Choukri al-Kouatli », répondent les enfants à l’unisson. Le manuel ne comporte aucune mention de Bachar al-Assad, mais ne contient pas non plus de leçons sur la démocratie et le pluralisme.

« Les extrémistes religieux ont mieux compris que nous le pouvoir de l’éducation pour transmettre des valeurs », nous explique plus tard Souheïr Atassi, ancienne vice-présidente du gouvernement d’opposition. « Tandis que les imams salafistes des pays du Golfe injectent des fortunes dans des écoles strictement religieuses, l’opposition soutenue par l’Occident a à peine l’argent pour payer les salaires des enseignants. »

Récemment, les écoles syriennes en Turquie ont reçu le nouveau programme de la Commission syrienne pour l’éducation, le comité du gouvernement d’opposition syrien. Il a été imprimé avec le soutien financier de Qatar Charity. En Turquie, quelque 40 000 enfants syriens suivent aujourd’hui ce programme syrien en arabe. Ce système d’éducation syrien parallèle est comme un morceau de Syrie en Turquie. Tout comme Farhad laisse sa fille dans l’illusion d’un retour à Alep, les écoles syriennes en Turquie préparent les enfants à une vie en Syrie qu’ils pourraient ne jamais retrouver. Pendant ce temps, les enfants ne sont pas préparés à vivre en Turquie : le gouvernement turc ne reconnaît pas les certificats délivrés selon le programme syrien.

Si 85 % des enfants syriens vivant dans les villes turques ne vont pas à l’école, même les enfants comme Viane, qui vont à l’école après avoir surmonté de nombreux obstacles, semblent appartenir à une génération perdue.

« Nous n’avons même pas besoin d’un ministre de l’Education d’opposition », estime Mohamed Meray, ancien recteur de la faculté d’économie de l’université de Damas. « Son salaire – est-ce de l’aide internationale allouée à la Syrie ? – est plus élevé que celui d’un ministre belge. Personne ne surveille la façon dont cet argent est dépensé. Ce que je conseille : donnez cet argent à des organismes indépendants qui agissent dans le meilleur intérêt de l’enfant, comme l’UNICEF, pas à un organe politique qui n’est pas établi dans l’intérêt du peuple syrien. »

« Donnez un permis de séjour aux réfugiés syriens en Turquie, mettez les écoles syriennes informelles en Turquie sous le contrôle officiel d’un ministère de l’Education, inscrivez les enfants syriens dans les écoles turques, parrainez plus d’écoles, donnez la priorité à l’éducation dans les programmes des donateurs, reconnaissez les diplômes délivrés par les écoles syriennes en Turquie, octroyez des bourses aux étudiants universitaires, laissez entrer plus de Syriens en Europe. Si tout cela arrive, il y aura de l’espoir »

Les « 85 % »

Sivan fait partie de ces 85 %. A dix ans, elle n’a jamais été à l’école et ne sait ni lire ni écrire. Au moment où la guerre a éclaté, elle commençait à aller à l’école à Alep, mais les écoles ont été bombardées. Son père, Idriss, a dû vendre son restaurant, tandis que sa mère, Fatima, a été contrainte de fermer son salon de coiffure. Aujourd’hui, ils vivent dans une pièce confinée dans un bloc d’appartements à Gaziantep. Idriss travaille comme pizzaïolo au rez-de-chaussée. Son salaire mensuel est à peine suffisant pour payer le loyer et la nourriture. « Ici, je travaille illégalement », nous dit-il alors que nous discutons avec lui sur la terrasse du restaurant après une longue journée. « Sept jours sur sept, douze heures par jour, sans congés. Je gagne la moitié du salaire habituel d’un travailleur turc. »

Idriss est aussi pressé que les oranges qu’il utilise pour faire des cocktails de fruits au restaurant. Est-ce là leur nouvelle vie ou une simple transition vers quelque chose de mieux ? Jour et nuit, Idriss se creuse la tête à ce sujet. « Ma sœur, qui est au Danemark, m’a parlé des écoles là-bas. Si quelqu’un me disait "Vous pouvez partir maintenant", je partirais, même en pyjama. Mais d’abord, nous devons économiser de l’argent. »

MISE A JOUR : En octobre 2014, le gouvernement turc a publié une directive définissant les droits des réfugiés syriens en vertu d’un statut de protection temporaire. Les réfugiés syriens pourront s’inscrire auprès du Service de migration turc ; ils recevront alors une carte d’identité et auront accès aux soins de santé, aux écoles publiques et à des permis de travail. La directive n’a pas encore été mise en œuvre.


Roni Hossein a contribué à ce reportage.

Traduction de l’anglais (original).

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