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Les médias passent à côté de l'essentiel sur « la guerre par procuration »

Le Yémen est une guerre d'agression saoudienne, tandis que la Syrie et la Libye sont le résultat d'une dangereuse stratégie menée par les pays du Golfe soutenant des groupes de combattants sectaires

Le terme « guerre par procuration » a connu une nouvelle popularité dans les articles sur le Moyen-Orient. Diverses sources d'information ont immédiatement commencé à utiliser le terme pour décrire le conflit au Yémen, telle une réplique, après que l'Arabie saoudite ait lancé sa campagne de bombardements contre des cibles houthies au Yémen le 25 mars. « Le conflit au Yémen dégénère en guerre par procuration », titrait le Wall Street Journal le lendemain. « Qui combat qui dans la guerre par procuration du Yémen ? » a demandé un blogueur de Reuters le 27 mars.

Et le même jour où le journal a prononcé le terme de guerre par procuration au Yémen, NBC News a annoncé que l'ensemble du Moyen-Orient était désormais engagé dans une guerre par procuration entre l'Iran et l'Arabie saoudite.

Il est certainement temps de discuter du problème de la guerre par procuration au Moyen-Orient parce qu’une série de ces guerres sont au cœur de la déstabilisation et du chaos dans lesquels est tombée la région. Le problème avec les articles récents mettant ce terme en avant est qu'il est utilisé d'une manière qui obscurcit certaines réalités fondamentales que certains médias ont apparemment du mal à reconnaitre.

Le vrai problème de la guerre par procuration commence par le fait que les Etats-Unis et ses alliés de l'OTAN ont ouvert les vannes à des guerres par procuration régionales avec les deux grandes guerres pour le changement de régime en Irak et en Libye. Ces deux guerres profondément déstabilisatrices ont fourni des occasions et des motifs évidents aux Etats sunnites du Moyen-Orient pour poursuivre leurs propres objectifs de puissance sectaires et politiques par la guerre par procuration.

Le Yémen est-il vraiment une guerre par procuration ?

Le politologue renommé du 20ème siècle Karl Deutsch a défini « la guerre par procuration » comme « un conflit international entre deux puissances étrangères, combattant sur le sol d'un pays tiers, déguisé en un conflit sur une question interne du pays et utilisant une partie des effectifs, des ressources et du territoire de ce pays comme un moyen d'atteindre des objectifs et des stratégies majoritairement étrangers ».

La définition de Deutsch indique clairement que la guerre par procuration implique l'utilisation des combattants d'un autre pays plutôt que l'utilisation directe de la force par le ou les pouvoirs étrangers. Donc il est évident que le bombardement saoudien au Yémen, qui a tué principalement des civils et utilisé des bombes à sous-munitions interdites par une grande partie du monde, n’est pas une guerre par procuration mais une agression militaire extérieure directe.

Le fait que les médias d’information ont étiqueté les événements au Yémen comme guerre par procuration en réponse à l'attentat saoudien suggère fortement que le terme était une façon d'adoucir la dure réalité de l'agression saoudienne.

L'hypothèse sous-jacente de l'utilisation du terme « guerre par procuration » est, bien sûr, que l'Iran avait déjà entraîné le Yémen dans une telle guerre en soutenant les Houthis. Mais il est fait abstraction de la question cruciale de savoir si les Houthis mènent « des objectifs et des stratégies à prédominance étrangère ». Bien que l'Iran ait certainement eu des liens avec les Houthis, la ligne de propagande saoudienne affirmant que les Houthis sont depuis longtemps les intermédiaires des Iraniens n’est étayée par aucune preuve.

Loin de prouver l'argument de la procuration iranienne, la prise de contrôle de Sanaa par les Houthis l'année dernière a effectivement fourni des preuves concluantes du contraire. Des sources de renseignement américaines ont récemment dit au Huffington Post que, avant que les Houthis ne soient entrés dans la capitale, les Iraniens avaient déconseillé un tel mouvement, mais que les Houthis avaient ignoré ce conseil. Gabriele vom Bruck, un éminent universitaire spécialiste du Yémen à l'Ecole des études orientales et africaines, a déclaré dans un e-mail à cet auteur que de hauts responsables yéménites ayant des liens avec les services de renseignement lui avaient dit la même chose des semaines avant que l'histoire n’ait été divulguée.

Selon Gabriele vom Bruck, les Houthis ont rejeté l’avertissement iranien parce que l’ex Président Ali Abdallah Saleh et son fils Ahmed Ali Saleh (l’ex commandant de la Garde républicaine) leur avaient indiqué que les troupes qui leur étaient encore fidèles ne résisteraient pas aux groupes houthis avançant sur la capitale sauf si les Houthis les attaquaient.

Ainsi, les Houthis n’ont clairement pas l'intention de servir une stratégie iranienne pour le Yémen. « Certes, les Houthis ne veulent pas remplacer les Saoudiens par les Iraniens », dit Gabriele vom Bruck, même s’ils emploient encore des slogans empruntés à l'Iran.

Guerre par procuration régionale ?

L'article de NBC sur une « guerre par procuration régionale » passe complètement à côté de la gravité du problème. Il présente son concept de guerre par procuration comme étant un problème abstrait et pratiquement antiseptique de limitation de l'influence iranienne dans la région au travers des bombardements américains en Irak. Il ignore le fait que les acteurs régionaux à l’origine des guerres en Syrie, en Irak et en Libye emmènent la région dans une nouvelle ère de violence sectaire débridée et d'instabilité.

Les crimes commis par le régime syrien pendant la guerre sont inadmissibles, mais les politiques des pays externes poursuivant une guerre par procuration pour renverser le régime existant ont créé une menace bien plus sinistre pour l'ensemble de la région. Le chroniqueur du Washington Post David Ignatius a détaillé le processus par lequel la Turquie, l'Arabie saoudite et le Qatar, en concurrence les uns avec les autres, ont créé des forces de procuration pour renverser le régime d'Assad.

Une telle concurrence effrénée dans la création d'armées pour changer de régime était par essence un usage inconsidéré et cynique du pouvoir, qui comportait le risque évident de beaucoup plus de chaos et de violence pour la guerre en Syrie. Mais ils ont davantage fait les frais de la guerre par procuration en ciblant comme clients les groupes armés les plus agressifs qu'ils pouvaient trouver, et leurs armes ont vite « fait leur chemin vers les groupes terroristes », a écrit David Ignatius, ce à quoi les Turcs et les Qataris sont « ont fermé les yeux ».

Une fois qu'il est devenu clair que les Etats sunnites créaient une guerre par procuration en Syrie qui pourrait faire pencher la balance contre le régime syrien, l'Iran et le Hezbollah sont intervenus en faveur du régime.

Mais le point de vue conventionnel de la guerre par procuration syrienne laisse de côté le lien avec la Syrie dans la stratégie de dissuasion de l'Iran. L'Iran est militairement faible par rapport à Israël et à la puissance militaire américaine au Moyen-Orient, et a été la cible de menaces militaires américaines et israéliennes pendant les années 1990.

La dissuasion de l'Iran à de telles attaques a dépendu de la menace de représailles sous forme d’attaques à la roquette contre Israël par le Hezbollah au sud du Liban - détruire la capacité du Hezbollah à riposter à une attaque a été la raison principale de la guerre d'Israël contre le Hezbollah en 2006.

Le régime d'Assad a ainsi fait partie de la force de dissuasion iranienne. Non seulement la Syrie a une force de plusieurs centaines de missiles qu'Israël devrait prendre en compte, mais aussi, le territoire syrien est le plus court chemin pour le réapprovisionnement iranien du Hezbollah.

L’obsession saoudienne de la chute du régime chiite irakien semble refléter le sentiment que le prince Bandar ben Sultan a exprimé à Richard Dearlove, alors chef du MI6, avant le 11 septembre. « Le temps n’est pas loin dans le Moyen-Orient, Richard, » dit Bandar bin Sultan, « quand on dira littéralement  ‘’Dieu aide les chiites ". Plus d'un milliard de sunnites en ont tout simplement assez d'eux. »

Depuis l’occupation du pays par les Etats-Unis, les Saoudiens n’ont jamais été d’accord avec la mise en place d'un régime chiite dominant en Irak. Ils ont commencé à faciliter l'envoi d'extrémistes sunnites en Irak pour renverser le régime chiite au début de la guerre des Etats-Unis. Après le retrait américain d'Irak, le financement des Saoudiens et d'autres émirats du Golfe pour les combattants sunnites en Irak et les armes est allé vers les forces les mieux organisées, pour favoriser finalement Daech.

La guerre de l'OTAN pour le changement de régime en Libye, comme l'occupation américaine de l'Irak, ont ouvert un chemin pour la guerre par procuration régionale qui a suivi. Cette guerre a pris la forme d'une intervention concurrentielle par des acteurs régionaux menant à l'aggravation de la violence. Cette fois, le Qatar et les Emirats arabes unis étaient en compétition pour le pouvoir au travers de leur soutien aux expatriés libyens dans leurs propre pays.

Les Qataris ont apporté leur soutien au Groupe islamique combattant en Libye, que le département d'Etat américain avait identifié comme une organisation terroriste dès 2004. Le régime de Sissi en Egypte rejoint la guerre par procuration en tant que sponsor principal de la lutte contre le terrorisme. Les Emirats arabes unis étaient alignés avec cette position, tandis que le Qatar est resté dans l'opposition. La guerre par procuration régionale a conduit à une structure à long terme du conflit.

Les articles des médias n’ont donné que des références anodines au problème de la guerre par procuration. Ce qui est nécessaire à la couverture des médias est un focus sur les graves réalités de la guerre par procuration et de ses origines.

- Gareth Porter est un journaliste d'investigation indépendant et lauréat du Prix 2012 Gellhorn pour le journalisme. Il est l'auteur de Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare, récemment publié.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale du Middle East Eye.

Photo : De la fumée monte près de l'aéroport international de Sanaa, le 4 mai 2015, alors que les frappes aériennes de la coalition dirigées par l'Arabie saoudite ont attaqué des cibles houthies dans la capitale Sanaa.

Traduction de l’anglais (original).

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