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Pourquoi la « sécurité nationale » est-elle une imposture

Du Royaume-Uni à l'Arabie saoudite, les États utilisent ce terme pour justifier une répression de la dissidence politique

Malgré l'expiration d'une partie du Patriot Act américain le 1er juin, l'influence perdure et l'héritage de la loi continue à se faire sentir dans le monde entier. Après 2001, des dizaines de pays d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine et d'Europe ont rédigé des lois de lutte contre le terrorisme à son image. Pendant que j’écris ces mots, une nouvelle législation antiterroriste controversée - critiquée pour sa ligne de faille arbitraire entre le terrorisme et la dissidence politique - a été adoptée ou est actuellement examiné en Arabie Saoudite, au Kenya et au Royaume-Uni.

Un flou délibéré

Dans une note sur la loi antiterroriste et de sécurité, qui est entrée en vigueur en février de cette année, le gouvernement de Grande-Bretagne se réfère à des « organisations extrémistes » et « idéologie extrémiste » avec un flou délibéré qui est caractéristique de la «guerre contre le terrorisme». La loi - sans définir suffisamment le terrorisme et l’insinuant dans un grand nombre de sphères publiques dans le processus - impose un « devoir de prévention » aux professionnels travaillant dans les écoles, les universités et le système de soins de santé pour « empêcher les individus d'être aspirés dans le terrorisme ». Le rassemblement des travailleurs du secteur public afin de surveiller les individus – de manière efficace sur la base de leur race, de leur religion ou de leur dissidence politique - est le reflet législatif de la conviction du Premier ministre David Cameron que le Royaume-Uni a « trop longtemps [été] une société passivement tolérante, en racontant à nos citoyens : tant que vous obéissez à la loi, nous allons vous laisser tranquille. Ce gouvernement doit prendre la responsabilité de tourner la page après l'échec de cette approche ».

Interpellée sur la définition plutôt vague du terrorisme au sein des Nations unies, Navi Pillay (alors haut commissaire aux Nations unies pour les droits de l'homme) a admis en 2013 que « l'absence d'une définition claire du terrorisme signifie qu'elle est ouverte aux abus ... toutes sortes d'activités, en fonction de la façon dont une autorité de l'État appréhende la situation, relèvent [alors] de ce vaste filet de terrorisme... la définition [du Royaume-Uni ] est trop large et a donc une portée trop étendue. »

Comme nous le savons, les réponses de l'État aux menaces terroristes perçues sont justifiées en termes de «sécurité nationale». Le concept de sécurité nationale n’est pas nouveau. Il a longtemps fourni aux Etats-nations un argument convaincant permettant de rationaliser les utilisations étendues du pouvoir exécutif. Car si elle tend à être confondue avec la souveraineté nationale elle-même, la «sécurité nationale » est invoquée pour passer outre les dispositions constitutionnelles existantes, et accorde à l'exécutif un mandat pour des mesures qui pourraient autrement être considérés comme coercitives et irresponsables. Les mesures nationales de sécurité ont toujours été utilisées par les États libéraux, et étaient monnaie courante parmi les États de l'ouest au cours de la domination coloniale. La « guerre contre le terrorisme » a toutefois fermement réaffirmé et mondialisé la rationalité dominante de la sécurité nationale, avec des implications pour la vie sociale et politique dans son ensemble.

Si la sécurité nationale n’est pas nouvelle, elle fonctionne aujourd'hui de paire avec une rationalité nouvelle assurée. Malgré cela, des militants de la société civile provenant de nombreuses régions du monde ont lutté contre les effets débilitants de la sécurité nationale sur les individus, les communautés et sur la vie sociale et politique en général. Les réactions de l'État à un tel activisme prouvent que les moyens d’action de la société civile dans de nombreuses régions du monde d'aujourd'hui dans une sécurité globalisé sont, comme nous le verrons, soigneusement limités.

Des fonctions centralisées

Dans son ouvrage sur « la sécurité nationale de l’État », Corinna Mullin a délimité ses fonctions centrales, y compris « une centralisation du pouvoir dans les mains de l'exécutif, la militarisation de divers aspects de la vie, et les pratiques policières et de renseignement racialisées comme moyen de contrôle social et politique ». Dans de telles circonstances, les institutions publiques et législatives (bien que conçues pour rendre compte des actions de l'État) sont submergées, ou deviennent  l’instrument d'un exécutif renforcé.

Un exemple bien connu de l'impact des exemptions de sécurité nationale s’est déroulé en Tunisie dans les années 1990. Prétextant une menace pour la nation, Zine El Abidine Ben Ali a introduit une loi répressive en matière de liberté d'association, pour s’assurer efficacement que la majorité des opposants politiques actifs serait criminalisée. Les amendements de Ben Ali à la loi sur les associations en 1992 signifiait que quiconque souhaitant se constituer en association devait se déclarer et s’inscrire selon les catégories définies par les gouvernements officiellement et devait inclure dans l’association des informateurs du gouvernement en tant que membres. Cette criminalisation générale a été suivie par des campagnes punitives de répression de l’Etat, dévastant l’activisme islamique par la base et imposant de sévères restrictions sur les mouvements de gauche, le syndicalisme et les groupes pour les droits de l'homme. Les militants qui ont risqué des opérations en dehors du contrôle de l'État ont vu leurs comptes bancaires gelés et leurs familles harcelées, en plus de la menace quotidienne de la surveillance, l'arrestation et la torture par les services de sécurité. Après 2001, Ben Ali - aux côtés d’un autre confrère chef de file nord-africain, Hosni Moubarak - était en mesure de justifier sa répression de la dissidence politique par l’argument de l’ « assistance » dans la « guerre contre le terrorisme », avec le soutien souvent explicite de l'Union européenne et des Etats-Unis.

La suffocation de la dissidence politique en Tunisie a été l'un des griefs des Tunisiens contre le gouvernement entre 2010 et 2011, pendant les soulèvements qui ont vu Ben Ali chassé du pouvoir. Depuis lors, la Tunisie a adopté une série de réformes politiques, y compris l'adoption d'une nouvelle constitution en 2013 et le décret-loi 88 (2011), qui a réformé la loi Ben Ali de l'époque sur les associations. Cependant, la rationalité et les pratiques de sécurité nationale tunisienne sont à certains égards resté inchangés. Réagissant aux attaques contre des postes militaires dans les montagnes Chambi en 2014, le Premier ministre Mehdi Jomaa a suspendu - de façon arbitraire et disproportionnée, selon Human Rights Watch - plus de 150 associations (y compris des mosquées) pour leurs liens présumés avec le « terrorisme ». Malgré les promesses d'abandonner la loi répressive anti-terreur de Ben Ali de 2003, les gouvernements tunisiens depuis 2011 n’ont pas réussi à modifier ce qui est considéré comme un pilier de la sécurité nationale. Un projet de loi antiterroriste révisé de 2014 a été critiqué par Human Rights Watch pour sa « définition large et ambiguë de l'activité terroriste qui pourrait permettre au gouvernement de réprimer un large éventail de libertés internationalement protégées ».

Bien que chaque État ait un ensemble particulier de forces historiques qui dictent sa culture politique, la « guerre contre le terrorisme » a permis une synchronisation entre les États dans leur invocation de la sécurité nationale. Le Conseil de sécurité des Nations unies a créé une architecture globale de la législation de lutte contre le terrorisme le 28 septembre 2001 à travers le passage à l'unanimité de la résolution 1373 (invoquant la force obligatoire du chapitre VII de la Charte des Nations unies pour la première fois), qui énonce les obligations pour les États membres en ce qui concerne la suppression et la prévention du terrorisme. Le Conseil de sécurité agissait en fait comme un législateur du monde, créant une loi globale de sécurité dans lequel les États étaient liés « pour travailler ensemble de toute urgence afin de prévenir et réprimer les actes terroristes ». En mobilisant l'action concertée des institutions internationales (comme les Nations unies), les organismes régionaux (tels que l'Union africaine et de l'Union européenne) et une gamme de pays partenaires, la « guerre contre le terrorisme » a créé une nouvelle rationalité dans le système international.

Un récit globalisé

Puisant dans un récit globalisé facilement adaptable aux circonstances nationales, de nombreux États dans le nord et le sud ont censuré, criminalisé et ciblé certains secteurs de la société civile au nom de la « guerre contre le terrorisme ». La « mise sur liste noire », « l’interdiction » ou « la proscription » d'organisations et d'individus pour terrorisme présumé ou soutien au terrorisme ont été généralisées. Pour ne prendre que deux exemples, des organisations caritatives islamiques tels que la Holy Land Foundation et des mouvements politiques comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont été criminalisés respectivement par les États-Unis et le Royaume-Uni.

Les militants de la société civile basés localement ont été en première ligne pour tenter de faire connaître les violations des guerres domestiques contre le terrorisme. Opérant dans des conditions précaires, les militants ont parfois eu à payer un prix élevé pour leur dissidence. À diverses reprises, des militants et des organisations ont été considérés par différents États comme une menace pour la sécurité nationale. L’avocate tunisienne Imen Triki , directrice de l'organisation tunisiennes pour les droits humains Liberté et Equité (fondée en 2008 pour plaider en faveur des victimes de la répression de Ben Ali), a été accusée en 2013 par un puissant syndicat de la police tunisienne de «couvrir et de protéger les terroristes ».

Le militant kenyan al-Amin Kimathi, ancien directeur du Forum musulman pour les droits de l’homme (MHRF), a été arrêté en 2010 en Ouganda, où il voyageait pour observer les audiences judiciaires de suspects kenyans qui furent illégalement extradés en Ouganda pour faire face à des charges liées aux attentats de juillet 2010 à Kampala. Al-Amin Kimathi a passé un an à l'isolement avant de finalement être libéré sans inculpation. Malgré l'adoption de la nouvelle constitution du Kenya, deux groupes kenyans spécialisés dans les droits de l’homme basés à Mombasa ont récemment été pris pour cible. Les Musulmans pour les droits de l'homme (Muhuri) et le groupe Haki Africa sont reconnus pour leur travail de documentation des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées de personnes soupçonnées de terrorisme par les unités de police anti-terrorisme du Kenya. Réagissant à l'attaque tragique de l’université de Garissa en avril de cette année, le gouvernement kenyan a ajouté MUHURI et Haki Africa à une liste de groupes interdits pour leurs liens supposés avec le terrorisme et gelé leurs comptes bancaires. Préconisant souvent simplement que leurs gouvernements restent dans les normes juridiques internationales, les militants de la société civile se retrouvent souvent personnellement visés par les lois et les pratiques extrajudiciaires qu'ils cherchent à mettre en lumière.

Un vieux débat

Selon le contexte, certaines rationalisations de la sécurité nationale proviennent d’un débat très ancien sur la constitution de l'État-nation libéral. Écrivant dans la seconde moitié du 17ème siècle, le philosophe anglais John Locke a affirmé « le pouvoir d'agir à discrétion, pour le bien public, sans l’accord du droit et parfois même contre lui » de l'État. Des dispositions spéciales pour ce « pouvoir exécutif » sont nécessaires, a fait valoir l'avocat français Montesquieu lorsque l'État est « mis en danger par une conspiration secrète contre [lui] ».

Avant la « guerre contre le terrorisme », en d'autres termes, de nombreuses libertés civiles et politiques fondamentales, bien protégées par divers traités internationaux constitutionnelles, étaient déjà soumises à des dispositions particulières protégeant la sécurité nationale.

Seul un nombre restreint d'interdictions absolues, telles que l'interdiction internationale de la torture, sont exemptes de la clause de sécurité nationale. Par exemple, la liberté d'association et de réunion, consacrée par l'article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), est considéré comme un principe fondamental d'un État-nation moderne et libéral - pourtant, dans le même temps, il peut être légalement restreint au nom de « l'ordre public » et de la sécurité nationale. Bien que les principes constitutionnels libéraux suggèrent que les États adopteront un juste équilibre entre la sécurité et le respect des droits, dans la pratique, la sécurité nationale vient souvent submerger les freins et les contrepoids.

Si les récentes mesures visant à limiter l'activisme de la société civile sont une indication, c’est celle que les États adaptent la sécurité nationale pour étouffer la dissidence politique. Les militants de la société civile sont en concurrence non seulement avec les pratiques de sécurité nationales elles-mêmes mais aussi par le fait qu'ils sont pris en charge par la rationalité moderne de la sécurité globalisée. Appuyés par l'accent mis sur la sécurité mondiale, les États ont et continueront de présenter des programmes complets basés sur la violence d'État comme réponse « rationnelle » aux menaces perçues. Dans le même temps, les sociétés ultra sécurisées souffrent d’une intrusion permanente et exhaustive dans un certain nombre de sphères sociales et politiques. Compte tenu de la rationalité supposée de la sécurité nationale, il est clair que l'activisme de la société civile est d'une importance cruciale, comme le fait de mettre en lumière ce que les pratiques de sécurité nationale des États signifient en pratique.

- Ian Sanjay Patel est un écrivain et un chercheur universitaire. Il possède un doctorat de l'université de Cambridge et a occupé des postes universitaires à l'université de East London et King College de Londres. Ses écrits sont publiés par Al Jazeera, The Guardian et le New Statesman entre autres publications.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : siège de la National Security Agency (NSA) à Fort Meade, Maryland (AFP)

Traduction de l’anglais (original) par Margaux Pastor.

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