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Oublier ce qui est beau : la création au service des problèmes sociaux du Liban

Le monde de la création libanais est incité à sortir de son cadre et à « rationaliser le processus permettant de trouver des solutions » aux problèmes sociaux
Objets exposés lors de la Semaine de la création à Beyrouth (Beirut Design Week, BDW), Liban, juin 2015 (BDW)

BEYROUTH - « Ce qui est choquant, au Liban, ce sont les concepts contradictoires de la beauté et de la laideur », affirme Raja Moubarak, co-fondateur de 2B Design, une entreprise de restauration et de transformation d'éléments architecturaux jetés puis récupérés.

Le nombre disproportionné de Libanais travaillant dans le secteur de la création et de l'esthétique a eu pour effet que des boutiques, restaurants et constructions architecturales à l'aspect immaculé se sont installés à proximité de sites de construction en ruines, dont les travaux sont inachevés, envahissant les parcs de stationnement et les décharges publiques. « Les Libanais adorent créer de nouvelles choses agréables à regarder », poursuit-il, au lieu de revisiter les projets inaboutis du passé.

Des visiteurs assistant à la Semaine de la création à Beyrouth, Liban, juin 2015 (BDW)

Alors qu'on peut certainement parler d'une généralisation, quasiment tous les Libanais que l'on rencontre, des chauffeurs de taxi aux membres du Parlement, aiment à se plaindre de certains aspects de la vie ici, allant du comportement des chauffeurs aux procédures administratives qui se résument en une pile de papiers désordonnés et entassés dans un tiroir, en passant par l'incapacité de l'État à gérer la crise des réfugiés, qui, dans les faits, a fait doubler la population de ce tout petit pays depuis le début de la guerre en Syrie, en 2011. Mais à présent, quelques uns travaillent sur la recherche de solutions.

« Le problème avec le Liban [c'est que les gens] mettent un sparadrap sur une jambe cassée », s'accorde à dire Sarah Hermez, fondatrice de Creative Space  (Espace créatif), une ONG offrant une formation en création de mode aux jeunes Libanais, Palestiniens et Syriens défavorisés vivant au Liban. « On ne remédie pas aux problèmes : on ne fait que les dissimuler. »

« Oublier ce qui est beau »

L'impulsion donnée par le monde de la création pour corriger ces anomalies a atteint son point culminant le mois dernier, pendant la quatrième Semaine de la création à Beyrouth (Beirut Design Week, BDW), un événement annuel. Dans les ateliers, lors des conférences, des expositions et des sessions de travail en commun, les créateurs de mode ainsi que les non initiés ont été incités par Doreen Toutikian, la fondatrice de la Semaine de la création, à « oublier ce qui est beau ». À la place, ils ont été chargés d'utiliser le « Design thinking » (la pensée design) pour réfléchir aux problèmes de Beyrouth et développer des procédés durables permettant de les corriger.

Des créations de mode de l'ONG Creative Space Beirut (CSB), Beyrouth, Liban, juin 2015 (CSB)

Le design, affirme Doreen Toutikian, formée en Allemagne, les cheveux d'un bleu électrique, ne cherche pas nécessairement à répondre à des questions une bonne fois pour toutes. « Le Design thinking, c'est la création de prototypes ; il s'agit d'identifier les problèmes et de rationaliser le processus permettant de trouver des solutions. Toutes les solutions ont une date d'expiration », insiste-t-elle, « il est donc important de nous focaliser sur le processus plutôt que sur la finalité. »

Ce n'est pas non plus forcément une question d'esthétique. Toutikian affirme que, dans la mesure où le design est un simple synonyme du concept de « planification », il devrait être appliqué aux structures de base de la société libanaise, surtout en ce qui concerne les processus administratifs. En parlant de toutes ces missions à effectuer en extérieur et qui sont le lot quotidien des créateurs d'entreprise, « vous pouvez passer la moitié de votre journée à chercher quel est l'endroit où vous devez vous rendre, et l'autre moitié à attendre que quelqu'un remplisse un formulaire à la main en trois exemplaires », déplore-t-elle. « Pourquoi ne pas faire tout ça sur internet ? »

« Le Design thinking pourrait aussi être utilisé au sein de nos hôpitaux », intervient Vrouyr Joubanian, directeur de programme du Centre de recherches en création de la région Moyen-Orient Afrique du Nord (MENA Design Research Centre), qui organise chaque année la Semaine de la création de Beyrouth. « Et au sein des OGN. Les possibilités d'application sont infinies au Liban. »

La formation professionnelle : un point de départ

Les possibilités sont peut-être infinies, mais de nombreux créateurs professionnels de Beyrouth, engagés sur le plan social, pensent que la formation professionnelle est un point de départ. Lorsque Benedicte Moubarak a amorcé le processus de création de son entreprise 2B Design il y a neuf ans, son « idée était d'utiliser [la restauration de l'héritage architectural du Liban] comme une plateforme permettant de rétablir une dignité brisée, surtout pour ceux qui ne bénéficient pas d'énormément d'opportunités en raison d'un handicap ou du milieu défavorisé dont ils sont issus. »

Travaillant en partenariat avec l'association caritative libanaise Arc en Ciel, les Moubarak ont développé, depuis cette époque, des programmes dans le cadre desquels des personnes en fauteuil roulant et des femmes n'ayant pas de diplôme d'études secondaires ont eu l'occasion d'acquérir les compétences nécessaires à la réalisation des projets de restauration et d'art conçus principalement par Benedicte. 2B Design vend ses produits dans sa boutique située à Geitawi mais aussi à l'étranger ; les bénéfices de la vente sont utilisés pour financer les initiatives qu'elle met en place et payer les artisans débutants. Depuis son lancement, l'entreprise 2B Design a étendu ses activités à la France et aux États-Unis ; le couple est maintenant établi à Cambridge, dans le Massachusetts.

Des créateurs de l'ONG Creative Space Beirut, Liban, juin 2015 (CSB)

L'un des principes de l'entreprise 2B Design est de remettre en cause l'idée que se faisaient certains Libanais de ce qui constitue un déchet. Raja se souvient d'un jour, il y a des années, où sa femme discutait avec Omar, le responsable de l'équipe des forgerons de 2B, d'un vieux portail soudé qu'elle avait trouvé sur un chantier de récupération : « Que veux-tu faire avec cette camelote ? », avait demandé Omar avec dédain. Benedicte lui avait alors montré son croquis et lui avait demandé de travailler sur ce projet. En voyant le résultat final, il avait été émerveillé. « C'est beau. Ça change complètement ma manière de considérer mon propre héritage », avait-il déclaré. Raja et Benedicte expliquent que ce changement d'attitude est l'illustration même des objectifs fixés par 2B.

L'équipe de Creative Space cherche également à introduire un changement dans la relation qu'entretiennent les Libanais avec leur environnement. Sarah Hermez pense que tous les jeunes, peu importe leur milieu, peuvent mener une existence plus harmonieuse, plus sereine et donc plus heureuse, en apprenant à « contrôler l'espace autour d'eux ». « Même si vous êtes un réfugié palestinien venu des camps avec très peu de ressources, vous pouvez toujours utiliser des techniques de création simples pour rendre votre vie plus facile et plus confortable. »

Chaque année, Creative Space accorde une bourse d'études à quatre jeunes libanais, syriens ou palestiniens qui ont manifesté un intérêt pour la création de mode et démontré leur talent dans ce domaine.

L'ONG utilise les sommes récoltées grâce à la générosité de donateurs individuels, les fonds recueillis pendant des expositions et des fêtes et dans le cadre d'une campagne de financement participatif, ou encore les bénéfices de la vente d'une ligne de prêt-à-porter créée par des étudiants et leur faculté, afin de fournir à ses élèves des instructions, du tissu et un espace boutique et de financer leurs déplacements à destination et en provenance de l'école ainsi que les voyages à l'étranger qu'ils effectuent pour participer à des expositions et des événements. « Nous souhaitons qu'ils construisent leur propre book », explique Hermez dans le quartier animé de Mar Mikhael. « Ils devraient être prêts à se lancer en tant que créateurs indépendants à l'obtention de leur diplôme. »

Un créateur de l'ONG Creative Space Beirut, Liban, juin 2015 (CSB)

Pas seulement des créateurs

Pendant un après-midi, le mois dernier, Natalie Fallaha a mené un Atelier de création citoyenne (Design Citizenship workshop) gratuit à la Lebanese American University (LAU), dans le cadre de la Semaine de la création de Beyrouth. Après une introduction générale sur la théorie de la création, elle a divisé les participants (des étudiants, de jeunes professionnels ainsi que des personnes d'un âge plus avancé, dont quelques uns seulement étaient des créateurs professionnels) en trois groupes en fonction du type de problèmes sociaux auxquels ils souhaitaient le plus apporter une réponse. Un groupe intéressé particulièrement par la mode souhaitait résoudre les problèmes auxquels les créateurs libanais sont confrontés ; les deux autres groupes ont principalement cherché un moyen de promouvoir le surcyclage à Beyrouth et d'impliquer davantage la jeune population de la ville dans la défense du dialecte arabe libanais.

« C'est une nécessité absolue de promouvoir des idées de création auprès des non initiés », explique Fallaha, fondatrice de l'agence de branding et de publicité numérique vit-e, et ancien maître de conférence à la Lebanese American University dans le domaine du Design thinking. « Une approche axée sur le Design thinking apporte une valeur ajoutée à toute discipline - la valeur ajoutée étant une façon rationnelle et éclairée d'envisager la solution à un problème donné, qui s'accompagne de travaux de recherche et d'un esprit critique. »

Une créatrice de l'ONG Creative Space Beirut, Liban, juin 2015 (CSB)

Dans de nombreux cas, il peut s'agir simplement de la question de la reconnaissance du Design thinking pour ce qu'il est. Après avoir participé à l'atelier Bouleverse les codes ! Crée ! (Disrupt! Design!) parrainé par l'association Mideast Creatives plus tôt dans l'année, Asil Sidahmed, consultante en matière de conflits et de justice, a réalisé qu'elle avait appliqué le principe du Design thinking depuis toujours. « En tant que consultants, nous aidons les gouvernements et les ONG à réfléchir aux problèmes sociaux à l'aide d'une formule spécifique », explique Asil Sidahmed. « Elle n'est pas orientée vers les résultats ; il s'agit d'un procédé par lequel les habitants des secteurs dans lesquels vous souhaitez voir un changement se produire donnent des renseignements sur l'objectif à atteindre et font des efforts dans ce sens. »

Les prochains mois, Asil Sidahmed prévoit d'intégrer le Design thinking dans un projet s'attaquant au racisme et au mépris dont souffrent les gens issus de milieux différents dans la société libanaise. Mais, plutôt que d'utiliser, pour ce projet, une approche centrée sur une série d'objectifs stricts, elle mettra en place un événement final qui sera une performance théâtrale collaborative, où les acteurs introduiront des « animations » pour encourager le public à participer au lieu de se cantonner à un script préétabli.

« Lorsqu'il s'agit de création ayant une dimension sociale », explique-t-elle, « vous devez être capable de vous éloigner de votre idée originale, aussi élégante soit-elle, en raison de l'imperfection de l'humanité. Pour moi, le Design thinking est une dialectique entre l'élégance et la faisabilité. »

Traduction de l’anglais (original) par STiil Traduction.

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