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« Affaire Abdeslam » : failles des services de renseignement ou défaite de l’Occident moralisant ?

Les services de renseignement auront beau être renforcés dans leurs moyens, ils resteront boiteux tant que leur travail ne sera pas doublé d'une sérieuse révision des politiques pratiquées par les gouvernements

Les détails révélés par le quotidien Le Monde sur les failles, frasques et loupés qui ont précédé l’arrestation de Salah Abdeslam, suspect présumé dans les attentats de Paris de novembre 2015, ne sont qu’une pierre de plus qui vient illustrer les difficultés qu’ont eu certains services européens de renseignement à s’adapter à de nouveaux défis le long de ces derniers mois et années. Dans cet article du quotidien français, on comprend notamment comment les services de renseignement français et belges auraient pu être bien plus à la hauteur de leur mission sans certains heurts et cafouillages dans leurs enquêtes.

Il apparaît ainsi qu’aussi puissants que soient les services de renseignement européens, ils sont forcément faillibles. Les préconisations de l’enquête parlementaire sur les attentats de janvier et novembre 2015 à Paris, publiées mardi dernier, qui suggèrent une profonde réforme du renseignement français, comptent parmi les révélateurs forts de l’urgence qu’il y a pour la France à revoir son arsenal en la matière.

Si trop apposer sa loupe sur le « cas Abdeslam » induira en erreur qui voudra voir dans cet exemple la traduction d’une exception, force est de constater que cet « exemple » concentre un succédané de faits qui sont loin de pouvoir redorer le blason de la profession. On croyait les services de renseignement omniscients, et voilà qu’on les retrouve à côté de la plaque.

La fausse question des moyens

Le choc découlant des attaques dites du Bataclan du 13 novembre 2015 explique en bonne partie l’intérêt porté à Salah Abdeslam. Sa responsabilité présumée dans les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 contre l’aéroport de Zaventem et la station de métro Maelbeek, qui ont suivi de peu son arrestation dans la commune belge de Molenbeek, accroît davantage cet intérêt pour la chronologie des événements.

En effet, le fait que les effroyables attentats du 13 novembre 2015 aient pu suivre de moins d’un an les attaques de Paris de janvier 2015 contre les locaux de Charlie Hebdo et un hypermarché casher était déjà pour le moins déconcertant ; on comprend encore moins comment des ratés dans le fonctionnement des services de renseignement belges aient pu, directement ou indirectement, permettre les attentats de Bruxelles quatre mois plus tard. L’éventuelle implication d’Abdeslam dans l’organisation de ces derniers reste encore à prouver. Mais qu’elle le soit, et c’est un probable tremblement de terre – sans grand effet tsunami cependant – qui touchera la profession.

Tant l’arsenal législatif français que les moyens financiers renforcés au nom de la « lutte contre le terrorisme » ont amplement bénéficié à la « communauté française du renseignement » –  direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), Direction du Renseignement militaire (DRM), Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), Direction Nationale du Renseignement et des Enquêtes Douanières (DNRED, Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) – et ce particulièrement depuis les attentats de Paris de janvier 2015.

Début 2015, le renseignement français mobilisait ainsi quelque 13 000 personnes (dont plus de 6 000 agents de la DGSE) ; son budget annuel serait aujourd’hui compris entre 1,5 et 2 milliards d’euros. Côté belge, la donne reste bien plus modeste, la sûreté de l’État et le Service Général du Renseignement et de la Sécurité (SGRS) pouvant prétendre début 2015 à un total cumulé d’environ 100 millions d’euros, pour probablement dix fois moins d’agents relevant de la sûreté de l’État (entre 500 et 600).

Le fossé est donc grand entre la France et la Belgique en termes de moyens acquis, mais ce n’est pas ce qui explique pour autant les failles qui ont jonché les tentatives ratées d’arrestation d’Abdeslam.

L’abondance d’informations nuit parfois

La plongée dans les détails rapportés par l’article précité du Monde, ainsi que d’autres éléments rapportés par d’autres titres de presse, nous plantent face à deux faits moins antagonistes qu’il n’y paraît.

D’un côté, on constate comment les services de renseignement belge et français, activement lancés à la poursuite d’un homme par ailleurs identifié dans au moins six pays au fil de l’année 2015, ont connu une succession de loupés malgré – paradoxalement – l’abondance de moyens en leur possession ; écoutes téléphoniques, perquisitions, enquêtes constantes auront été tellement activement menées qu’elles participeront finalement d’un surplus d’informations qui n’ajoutera pas beaucoup de clarté aux pistes à suivre.

D’autre part, les perquisitions menées permettront certes aux enquêteurs d’avancer et de remonter la piste de Salah Abdeslam et de ses complices, mais pas suffisamment vite pour éviter la tragédie de Bruxelles, croît-on comprendre. Les déclarations des agents de renseignement et enquêteurs, telles que celles selon lesquelles le « physique passe-partout » de Salah Abdeslam était loin de faciliter la tâche de son identification, sont de piètres explications par rapport à une réalité criante : le fait qu’abondance de moyens et de données, sans forcément nuire, ne servent pas toujours.

On ne peut ainsi qu’être stupéfait devant ce qui semble être de bons réflexes sécuritaires de la part des agents de renseignement – qui retraceront, par exemple, les coordonnées GPS de véhicules de luxe imprudemment loués par un certain Mohammed B. au moment des attentats de novembre et les recouperont avec les nombreux numéros de portable utilisés par celui-ci jusqu’à pouvoir identifier des caches qui s’avéreront clés pour l’arrestation de Salah Abdeslam – sans que cela empêche toutefois le carnage de Bruxelles. Ce fait devrait nous faire prendre conscience de la nécessité qu’il y a à relativiser le cas Abdeslam, aussi sérieux soit-il.

Dépasser les rengaines du « djihadisme islamique »

Les mois à venir seront probablement pleins de polémiques et fausses révélations où l’on mettra encore l’accent qui sur les failles internes du renseignement (belge par exemple), qui sur le paradoxe opposant les moyens des services de renseignement à leur efficacité.

En parallèle, la réouverture de la boîte de Pandore du parfait guide de compréhension du djihadisme (faillite ou non des modèles d’intégration dans les pays de l’Union européenne, débats sur les mouvements migratoires tout en oubliant leurs motivations originelles…) viendra à son tour nous abreuver d’éléments divers et variés, certes, mais pas satisfaisants. Car sur le fond, on gagnerait à troquer l’autosuffisance pour l’humilité, et à admettre que les faits et torts pour lesquels les Abdeslam et consorts sont redevables sont aussi, en partie, une extension des torts originels des pays occidentaux.

Pour citer un débat d’actualité en France, l’auteur de ces lignes adhère à l’idée selon laquelle, en lieu de « radicalisation de l’islam » (Gilles Kepel), c’est à une « islamisation de la radicalité » (Olivier Roy) que l’on assiste aujourd’hui. Mais il faut aussi ajouter à cela le fait que cette même radicalité s’orne d’éléments autres que religieux. Le parcours initialement non religieux de nombreux candidats au djihad aujourd’hui identifiés suggère que, au-delà du substrat religieux/islamique supposément vecteur de la violence qu’ils poursuivent, prime pour beaucoup la quête d’un accomplissement retentissant qui peut s’exprimer à travers des attentats tels que ceux de 2015 et 2016.

Après tout, pourquoi jetterait-on un œil différent sur les attaques revendiquées par des membres de Daech et consorts, en comparaison avec les actes naguères commis par les Brigades rouges italiennes ou les mouvements anarchistes des XIXe et XXe siècles ? Salah Abdeslam n’a probablement pas mieux lu le Coran qu’il n’aurait lu Proudhon. Et quand bien même il l’aurait fait, sa quête de violence découlerait plus probablement de la lecture de ce précurseur de l’anarchisme que de celle d’un quelconque texte religieux.

Comprendre l’ennemi

Les temps auxquels nous faisons face mettent en exergue la malheureuse existence de générations déboussolées cherchant à marquer l’histoire par leurs actes alors qu’elles bénéficient de savoir-faire et de technologies artisanales mais non moins létales. En cherchant à identifier le grand manitou qui se cacherait derrière ce plan machiavélique (Allah, le prophète Mohammed, Abou Bakr al-Baghdadi…), on ne fait que s’éloigner d’un point central, qui se concentre pour beaucoup dans les failles d’un « modèle occidental » qui continue à se chercher.

L’échec des modèles européens d’intégration (français et belge principalement) est un fait qui explique cette radicalisation, même si évidemment il ne la justifie pas. La « croisade » lancée par plusieurs pays occidentaux à l’encontre de certains pays musulmans en 2003 (Afghanistan, Irak) ainsi qu’une facile tendance à l’interventionnisme moralisant (Libye en 2011, Syrie depuis…) ont été des sources d’instabilités qui ont participé de l’extension des champs de violence et incertitudes jusqu’à les voir toucher l’Europe, entre autres. Le jeu trouble de certains pays courtisés par beaucoup de pays occidentaux (Turquie, Arabie saoudite, Qatar…) ne fait qu’ajouter à cet entretien d’espaces instables.

Les services de renseignement auront beau être renforcés dans leurs moyens, ils resteront boiteux tant que leur travail ne sera pas épaulé par un honnête effort de compréhension, par les sphères exécutives, des erreurs qui ont présidé à leurs politiques nationales et à l’étranger.

Tout barbares qu’ils puissent paraître, les cerveaux de Daech et consorts, conscients du potentiel offert par les frustrations afférentes à un mouvement important de « rejet de l’Occident », ont réussi à prendre les gouvernements contemporains de court. En reconnaissant le fait que leur interventionnisme moralisateur fait partie du problème, beaucoup de pays occidentaux apporteraient déjà un début de solution à leurs problèmes de sécurité.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : photo d’archive de Salah Abdeslam, suspect présumé dans les attentats de Paris de novembre 2015, et de l’aéroport de Zaventem à Bruxelles (AFP).

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