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L’exercice d’équilibriste des Américains accroît les tensions au Moyen-Orient

Washington cherche à exploiter les conflits sectaires pour prolonger et étendre son influence dans la région

Samedi 14 février, les forces turques ont commencé à pilonner les positions des milices kurdes syriennes dans la région d’Azaz, dans ses environs et sur la base aérienne de Menagh. Les Turcs ont justifié les bombardements, qui ont continué par intermittence ces derniers jours, par la mise en œuvre des règles d’engagement, ce qui signifie qu’ils surviennent en réponse à la menace que les milices kurdes font peser sur la sécurité de la Turquie.

De toute évidence, les Turcs s’inquiètent de l’évolution de la situation militaire au nord et au nord-ouest d’Alep et du rôle joué par les milices kurdes qui sont soutenues par l’appui aérien de la Russie dans le but de renforcer la position du régime d’Assad et de garantir l’avancement de ses troupes dans la zone frontalière syro-turque.

C’est ce qui a incité le Premier ministre turc à mettre en garde les milices kurdes contre le fait de s’approcher du point de passage frontalier avec la Syrie ou d’utiliser la base aérienne de Menagh pour menacer la sécurité de la Turquie.

Jusqu’à présent, les choses semblent sans surprises et normales. Ankara perçoit les milices kurdes affiliées au Parti de l’union démocratique kurde syrien (PYD) comme des groupes terroristes qui se trouvent être une branche du Parti des travailleurs kurdes (PKK), lequel lutte contre l’État turc depuis les années 1980. Ce qui semble étrange et inattendu, ce sont les déclarations faites par les responsables américains dans lesquelles ils s’inquiètent du cours des événements au nord d’Alep et exigent que la Turquie cesse ses bombardements des positions des forces kurdes.

Affrontement avec la Turquie

Un vif désaccord oppose Ankara et Washington sur l’attitude à adopter vis-à-vis du Parti de l’union démocratique kurde en Syrie. Bien qu’Ankara considère ce parti comme une organisation terroriste, Washington a refusé d’adopter la même position. En fait, la milice du PYD, les YPG, est devenue un allié effectif des États-Unis dans la guerre contre l’EI en Syrie.

Les responsables politiques et militaires américains ont visité les zones contrôlées par le PYD en Syrie et les États-Unis fournissent des armes aux YPG. Washington ne semble pas le moins du monde inquiet de l’alliance de plus en plus étroite entre les milices YPG et les forces russes en Syrie. Pas plus qu’elle ne semble craindre que les armes qu’elle fournit aux YPG et ses alliés ne finissent par être utilisées contre les révolutionnaires syriens dans la campagne d’Alep. Washington ne semble pas non plus prêter beaucoup d’attention aux rapports qui affirment que ces armes sont utilisées contre l’armée et les forces de sécurité turques dans l’est et le sud-est de la Turquie.

Pourtant, cela ne semble pas s’arrêter là. Le désaccord turco-américain en Syrie n’est pas moindre que le désaccord américano-saoudien. En fait, le différend entre Ankara et Washington se déroule en parallèle du conflit qui oppose Riyad et son allié américain.

Depuis le début du mois de février, Riyad a déclaré être prête à participer à une opération sur le terrain en Syrie et être déterminée à accroître le niveau de sa participation aux frappes aériennes contre les positions de l’EI. Des rapports concordants ont parlé d’un effort coordonné des Turcs et des Saoudiens pour jouer un rôle plus important dans la guerre contre le terrorisme en Syrie, à la fois sur le terrain et dans les airs. Cependant, un tel rôle, du point de vue d’Ankara et de Riyad, exigerait une sorte de couverture internationale et la meilleure des couvertures serait la coalition dirigée par les États-Unis dans la guerre contre le terrorisme.

Afin de jouer un rôle militaire plus important en Syrie, les Turcs et les Saoudiens doivent d’abord obtenir l’approbation, la coopération et le soutien des Américains. Alors que Washington salue publiquement l’initiative saoudo-turque, aucune véritable approbation américaine n’a été accordée. Même après que l’Arabie saoudite a commencé les préparatifs pour envoyer ses avions sur la base aérienne turque d’Incirlik, il n’y a eu aucun signe de consentement américain. Paradoxalement, l’appel de Washington pour la cessation des bombardements turcs sur les positions des milices kurdes est intervenu quelques heures après le début desdits bombardements.

Donc, qu’est-ce qui motive la politique des États-Unis en Syrie et sa politique envers ses deux alliés que sont la Turquie et l’Arabie saoudite ? Comment peut-on interpréter le silence de Washington, ou tout du moins son indifférence vis-à-vis de la grande intervention iranienne et russe en Syrie et l’hésitation, ou peut-être l’anxiété, de Washington concernant une possible intervention turque et saoudienne ?

Retrait du Moyen-Orient

Nous avons affaire à un cas de relatif retrait américain du Moyen-Orient. Cependant, ce retrait n’a pas commencé avec la crise syrienne, mais plutôt avec l’arrivée du président Obama à la Maison Blanche il y a sept ans. Obama a été incité à poursuivre cette politique en raison des conséquences néfastes sur le statut et l’image des États-Unis et le préjudice subi du fait des années de guerre sous l’administration de George W. Bush, de l’Afghanistan et l’Irak au Liban et à la Palestine. En outre, il y avait aussi le coût élevé de l’échec de l’approche américaine sur les questions et les crises du Moyen-Orient et la domination importante de la Chine dans le Pacifique.

Dans l’ensemble, ce n’est pas la première fois que l’intérêt de Washington pour une certaine partie du monde décline, malgré le basculement de cette région dans une série ininterrompue de crises, pour passer à une autre région ailleurs. Ce n’est pas non plus la première fois que Washington dirige les crises et cantonne plus ou moins les acteurs de ces crises dans leurs rôles sans être lui-même un acteur direct de ce qui se passe.

Un retrait relatif ne signifie pas un retrait complet. Cela ne signifie pas l’abandon du rôle de maintien de l’équilibre des pouvoirs, sans intervention directe. Il convient peut-être de noter ici que Washington n’était pas au nombre des belligérants de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à ce que les Japonais bombardent Pearl Harbour. Pourtant, les États-Unis ont toutefois cherché tout au long des premières années de la guerre à nier à l’Allemagne nazie toute victoire définitive sur les alliés. Ce qui veut dire qu’un retrait d’une certaine région du monde ne signifie pas pour autant une absence de vision stratégique américaine de ce à quoi cette région devrait ressembler.

Il y a des signes précurseurs, auxquels il faut peut-être un certain temps pour devenir plus clairs, qui montrent que les États-Unis souhaitent maintenir un équilibre entre chiites et sunnites au Moyen-Orient. On peut peut-être avancer qu’une telle vision stratégique américaine s’est conçue progressivement au cours des deux dernières décennies, que ce n’est pas propre à l’administration Obama et que c’est sans rapport avec le niveau des relations américano-iraniennes.

Washington a remis l’Irak aux forces chiites alliées avec l’Iran non pas parce que les planificateurs de l’invasion de l’Irak ne connaissaient pas dans quelle mesure les groupes politiques chiites irakiens étaient sous l’influence iranienne. Pas plus qu’ils ne l’ont fait parce que l’administration de l’occupation américaine en Irak était inattentive à l’infiltration iranienne des différents ministères du nouveau gouvernement irakien. Le Washington de George W. Bush était, en fait, désireux de voir le nouvel Irak devenir un Irak chiite. Le but étant, d’une part, de renforcer l’équilibre entre sunnites et chiites dans la région tout en essayant, d’autre part, d’utiliser cet Irak « démocratique » auquel il aspirait comme un outil dans le processus de changement de la nature du régime iranien.

Cependant, alors que l’administration Obama a conservé l’essence de cette stratégie consistant à maintenir un équilibre sectaire politique au Moyen-Orient, le deuxième objectif a perdu en importance, surtout après les espoirs qu’un accord pourrait être conclu sur le programme nucléaire iranien. Dans la mesure où les États-Unis font un effort évident pour maintenir le régime sectaire en Irak, ils ne trouvent rien à redire à l’intervention iranienne en Syrie.

Jouer sur les deux tableaux

Dans une période où les puissances régionales peuvent jouer un rôle dans un espace en pleine expansion, Washington estime qu’un ascendant sunnite décisif turc ou saoudo-turc affaiblirait l’influence américaine dans la région. Cependant, il y a une limite à ce que l’Iran peut obtenir, comme la non-expansion dans le Golfe et la péninsule arabique. Il existe d’autres limites à ce que les forces sunnites peuvent effectuer, comme gagner la bataille en Syrie et en Irak et prendre le contrôle des ressources de l’Orient.

Il s’agit, bien sûr, d’une politique sectaire. Cependant, ce n’est pas Washington qui a initié le conflit sectaire. Washington s’est retrouvée face à ce conflit et cherche à l’exploiter pour prolonger et étendre son influence dans la région. De même, elle n’a pas créé le conflit islamo-hindou dans le sous-continent indien. Le silence de Washington vis-à-vis de l’intervention russe et sa collaboration avec les milices kurdes ne sont que des détails dans un cadre stratégique plus important : le maintien d’un équilibre entre sunnites et chiites dans la région.

Toutefois, ce qui importe vraiment, c’est qu’une telle politique d’équilibre n’apportera pas la paix ou la stabilité, mais assurera une tension constante. L’équilibre entre une majorité et une minorité signifie en substance violer les droits de la majorité et saper ses intérêts.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d'études d'Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président américain Barack Obama (à gauche) et l’ancien président américain George W. Bush tendent le bras pour se serrer la main lors de la cérémonie d’inauguration du George W. Bush Library and Museum sur le campus de la Southern Methodist University, le 25 avril 2013, à Dallas (Texas) (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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