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La « nécessité morale des guerres américaines », une rhétorique fausse et dangereuse

Les medias ont salué les frappes américaines sur la Syrie en faisant l’impasse sur les risques majeurs d’un enlisement dans la guerre, et qualifié de « naturellement bon » le militarisme américain

Quand les États-Unis ont accusé le gouvernement syrien d’avoir perpétré une attaque chimique contre Khan Sheikhoun et réagi en bombardant la base aérienne syrienne de Shayrat, le « clergé séculier » des médias américains a loué la moralité présumée des attaques aériennes américaines.

Pour le New-Yorker, par exemple, le « fondement moral » du bombardement de la Syrie est « indiscutable ». Les rédacteurs du Washington Post écrivent que cette attaque contre la Syrie « était juste comme l’est une affaire de moralité ».

Dans ce même papier, Michael Gerson fait du bombardement un impératif moral : « Quand un président voit les cadavres d’enfants syriens, il a conscience qu’il ne saurait plaider l’impuissance. Quand des normes morales sont violées, le fautif n’est pas le seul responsable. Ceux qui regardent les bras croisés s’en rendent complices. De toute évidence, Trump a senti peser sur lui cet impératif moral ».

Qu’en disent les rédacteurs du New York Times ? « Il était difficile de ne pas éprouver un sentiment de satisfaction, de justice faite quand les missiles de croisière américains ont frappé un aérodrome syrien. »

Nicholas Kristof, éditorialiste au New York Times, reconnaît pour sa part que ces attaques aériennes étaient d’« une légalité douteuse ». « Elles étaient hypocrites. Le résultat d’une réaction impulsive. Elles ont pu obéir à des arrière-pensées politiques. Elles créent de nouveaux risques pour les États-Unis. Mais, et c’est le plus important, elles étaient justes. »

Il s’arrête toutefois pour se demander comment Trump peut à la fois être visiblement ému par les souffrances des bébés à Khan Sheikhoun et essayer d’interdire aux Syriens l’accès aux États-Unis. « Qu’à cela ne tienne : j’aime autant que Trump fasse ce qu’il faut de manière illogique, que le voir prendre de mauvaises décisions de manière cohérente », conclut-il.

Un article du New York Times, intitulé « Frappes en Syrie : Trump a choisi d’écouter son cœur », présente ainsi le président : un homme si profondément ému, « angoissé » et bouleversé par les images de Khan Sheikhoun, qu’il a choisi de faire ce qui s’imposait.

Or, tous ces articles sont sous-tendus par une hypothèse implicite : le militarisme américain est intrinsèquement bon. Cette rhétorique, fondée sur une prétendue nécessité morale des guerres américaines, est aussi dangereuse qu’erronée.

Impasse sur les risques encourus

Les États capitalistes ne sont pas des agents moraux. Ils fondent leur action sur les considérations politiques et économiques favorables à leur classe dirigeante. Dans le contexte actuel de tensions accrues entre États-Unis et Russie, les actions des fabricants d’armes américains ont rebondi, ce dont Trump a bénéficié personnellement.

Il n’y a rien de moral à bombarder un pays au nom d’un carnage perpétré à l’intérieur de ses frontières, quand il existe un réel risque de provoquer un bain de sang encore plus abominable, y compris au-delà de ses frontières

Si l’on prend deux secondes pour mettre cet aspect de côté, et aller dans le sens des experts aux yeux desquels il était moralement légitime de bombarder la Syrie, on a tôt fait de voir que l’argument ne tient pas la route. Il néglige les risques sérieux qu’implique un tel cap : il entraînera une participation américaine plus active à la guerre syrienne et attisera les conflits entre Américains et gouvernement syrien, et ses alliés, Russie, Iran et Hezbollah.

Ces développements pourraient rendre encore plus complexe une solution diplomatique à la guerre syrienne, exacerber les guerres en cours au Moyen-Orient et en déclencher d’autres, dans cette région et en Europe de l’Est.

Il n’y a rien de moral à bombarder un pays au nom d’un carnage perpétré à l’intérieur de ses frontières, quand il existe un réel risque de provoquer un bain de sang encore plus abominable, y compris au-delà de ses frontières. Le seul acte moral serait d’œuvrer en faveur du cessez-le-feu, pour parvenir au final à une solution négociée de la guerre.

Même si le bombardement américain de la base aérienne syrienne ne produit pas les effets désastreux que je viens d’évoquer, la propagande au sujet du caractère prétendument noble des campagnes américaines de bombardement contribue à légitimer la participation américaine à d’autres guerres, entre autres à la campagne contre le Yémen, et à poser le fondement idéologique d’autres guerres américaines à l’avenir.

Quand on applaudit la guerre

Confondre campagnes de bombardement avec empathie, justice et rectitude morale aseptise les conséquences des guerres américaines. Les bombes américaines, elles aussi, déchiquètent des êtres humains, des adultes et des enfants indifféremment, les enterrent vivants sous les décombres et infligent, à vie, toutes sortes de handicaps physiques et mentaux.

Les images d’enfants tués par nos gouvernements ne devraient pas moins nous émouvoir que celles attribuées à nos ennemis officiels

Ce fut évidemment le cas quand, le 16 mars, les États-Unis et leurs partenaires, dans leur guerre parallèle contre le groupe État islamique (EI), auraient tué quelque 49 personnes en bombardant une mosquée d’Idleb. Les corps déchiquetés, membres éparpillés, étaient « méconnaissables », raconte un témoin. On croit savoir que des dizaines de civils figurent parmi les victimes.

Cinq jours plus tard, la coalition menée par les États-Unis aurait tué au moins 33 personnes, dont de nombreux de civils, dans une école abritant des personnes déplacées à Raqqa. Dans le cadre de cette même guerre, les États-Unis ont tué jusqu’à 300 personnes – dont une majorité écrasante de civils – lors de l’attaque du 17 mars à Mossoul (Irak).

Ces morts, ces blessés, ont à peine moins souffert que les victimes d’armes chimiques qui, ne l’oublions pas, ont été aussi utilisées par les États-Unis eux-mêmes, en Irak et Syrie. Les images d’enfants tués par nos gouvernements ne devraient pas moins nous émouvoir que celles attribuées à nos ennemis officiels et devraient même sans doute nous bouleverser d’autant plus que nous en sommes responsables.

Mort au ralenti

Les guerres américaines tuent elles aussi au ralenti : elles détruisent économies, systèmes de santé, infrastructures et ressources alimentaires. Par exemple, dans la guerre américano-saoudienne qui ravage le Yémen, l’Amérique couvre l’Arabie saoudite pendant qu’elle affame délibérément les Yéménites.

Impossible aussi pour la classe dirigeante américaine de se laver les mains de ces six ans de guerre entre le gouvernement syrien et les groupes d’opposition, avec de chaque côté la pléthore des alliés internationaux. Au motif que les gouvernements syrien et russe ont commis des crimes de guerre, les États-Unis et leurs partenaires ont institué des sanctions qui punissent avant tout la population syrienne. Ils ont fait pleuvoir des bombes sur ce pays et contribué à prolonger la guerre en étouffant les initiatives diplomatiques. Ils ont également armé et financé des groupes d’opposition coupables de graves violations des droits humains.

Dans le monde entier, l’Amérique et ses alliés infligent eux aussi mort et blessures – à une fréquence incomparablement supérieure et à bien plus grande échelle qu’aucune autre force politique. Tout cela est effacé par les propos prétentieux d’experts sur la prétendue moralité du militarisme américain.

Les médias produisent et reproduisent la même idéologie : en l’espèce, ils prêchent en faveur d’une foi aveugle en l’inhérente bonté du militarisme américain. Habiller la guerre américaine des oripeaux du courage moral, plutôt que montrer les effets de ce qu’il faut bien appeler cette terreur de masse, ne fait que renforcer l’idée que la violence occidentale contre les Arabes et les musulmans est naturelle et souhaitable, encourageant ainsi l’opinion publique à acquiescer aux guerres menées au Moyen-Orient par les États-Unis.

DrGregory Shupak est un auteur militant qui enseigne l’étude des médias à l’université de Guelph, au Canada.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Photo : le 4 avril 2017, un Syrien s’enfuit avec une petite fille après une frappe aérienne censée avoir été lancée par le gouvernement sur Hamouria, ville contrôlée par les rebelles dans la région orientale de Ghouta, proche des faubourgs de la capitale, Damas (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.

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