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Le régime de Sissi, terreau fertile pour le terrorisme

Le gouvernement égyptien encourage un état de désespoir et d’impuissance, laissant un vide que s’empressent de combler les groupes extrémistes

En 2006, Nasser al-Wuhayshi faisait partie des 23 détenus qui creusèrent un tunnel pour sortir de la prison centrale de sécurité politique de Sanaa, la plus célèbre du Yémen. Wuhayshi, jeune Yéménite lambda qui fut le secrétaire d’Oussama ben Laden dans les montagnes de Tora Bora, était arrivé en Afghanistan dans les années 1990, pour devenir ensuite l’un des hommes les plus recherchés du monde, jusqu’à sa mort en 2015, plus de deux décennies plus tard.

Au lieu de se repentir, d’abjurer son idéologie, de collaborer ou de flancher sous la torture, il a ouvert une école djihadiste dans l’enceinte de la prison de Sanaa – l’une des graines qui ont germé pour devenir, peu après la grande évasion de Wuhayshi, al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP). Pour tenter de mettre la main sur Wuhayshi, Yémen, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et États-Unis ont dépensé des centaines de millions de dollars.

Attaques sans précédent

En 2009, année où Wuhayshi devint le chef d’AQAP, la sécurité de l’État égyptien a arrêté un trafiquant notoire dans la péninsule du Sinaï : Shadi al-Menei, jeune descendant de la tribu Sawarka. Sans procès ni procédure judiciaire, Menei fut transféré en détention administrative à la prison de haute sécurité de Burj al-Arab, l’une des plus célèbres d’Égypte, à l’ouest d’Alexandrie.

Au second semestre 2010, cet individu qui torturait des migrants africains dans le désert du Sinaï pour extorquer de l’argent à leur famille, est sorti de prison avec une barbe et un cal de prière.

Il s’est rapidement fait connaître sous le nom d’Abou Mosaab et, après la révolution égyptienne en janvier 2011, est devenu le personnage le plus en vue d’Ansar Bayt al-Maqdis, groupe terroriste avec un tel pouvoir d’attraction que l’avaient rejoint des djihadistes venus d’aussi loin que l’Arabie saoudite, le Yémen, la Libye et le Soudan. Il a commis certaines des attaques sans précédent dans l’histoire de l’Égypte, et prêté ensuite allégeance au groupe État islamique (EI).

Aujourd’hui, la vie de dizaines de milliers de détenus, la plupart condamnés sans procédure régulière ni défense juridique, ne tient plus qu’à un fil, tant leurs conditions de vie sont abominables

Une fois de plus, le criminel Menei, loin de se ranger pour devenir un citoyen modèle en lançant un projet d’intérêt public, est sorti premier de sa promotion dans les écoles djihadistes radicales sévissant à l’intérieur des prisons égyptiennes, au nez et à la barbe de l’appareil de sécurité du pays. 

Ces histoires n’ont rien d’une fiction. Ces événements se sont réellement produits et continueront, surtout en Égypte, sous la présidence de l’homme fort issu des rangs de l’armée, Abdel Fattah al-Sissi, pendant les prochaines quatre années de son mandat. Enfin, bien sûr, pour peu que Sissi respecte la Constitution et se retire après son deuxième mandat. 

Déchiré par la polarisation

« Nous luttons contre le terrorisme au nom de l’Égypte et du monde entier », ne cesse de proclamer Sissi à chacune de ses apparitions publiques. Mais en réalité, le régime à la poigne de fer de Sissi alimente l’un des phénomènes de radicalisation les plus dangereux de l’histoire égyptienne. Ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de ces prisons est encore plus délétère que le terreau sur lequel se sont épanouis des Wuhayshi et autres Abou Mosaab.

Dans une Égypte déjà déchirée par la polarisation et les turbulences qui ont suivi le soulèvement de janvier 2011 et le coup d’État de juillet 2013, Sissi a donné le coup d’envoi de son règne, sur ses presque 100 millions de sujets, en tuant près de 1 000 personnes dans les rues de la capitale, Le Caire, en plein jour, en août 2013 – incident décrit à juste titre par les organisations internationales comme « le pire massacre de l’histoire moderne de l’Égypte ». Rien qu’à elle seule, cette funeste initiative a converti des centaines de jeunes militants réformistes affiliés aux Frères musulmans en autant de bombes à retardement assoiffées de vengeance.

Sur cette photo, prise le 15 février 2018, la fumée d’une explosion s’élève dans le ciel de la péninsule du Sinaï (AFP)

Plus de quatre ans après le massacre, le régime de Sissi a réprimé l’Égypte comme jamais au cours de son histoire. Aujourd’hui, la vie de dizaines de milliers de détenus, la plupart condamnés sans procédure régulière ni défense juridique, ne tient plus qu’à un fil, tant leurs conditions de vie sont abominables.

En décembre 2017 et janvier 2018, en réaction à des attaques terroristes que le régime n’a pas réussi à contrecarrer, plus de vingt détenus ont été exécutés, un acte particulièrement troublant commis par le régime militaire égyptien.

À l’intérieur des murs de ces prisons, et même à l’extérieur, les djihadistes et prédicateurs takfiristes profitent, depuis, de cette occasion sans précédent d’accroître le succès de leur prosélytisme. La sauvagerie du régime contre la population fournit aux organisations terroristes et aux idéologues extrémistes un exutoire inespéré à la révolte des civils en colère.

La province du Sinaï en est encore le meilleur exemple : des messages sont régulièrement diffusés pour décrire les punitions collectives imposées par les militaires au nord du Sinaï, dont la destruction de villages entiers et de centaines d’hectares de petites exploitations agricoles, outre l’exécution sommaire de nombreux civils.

Répression meurtrière contre les islamistes

Le terrorisme n’est pas une nouveauté en Égypte. Ayman al-Zawahiri, son frère Muhammad, et une longue liste des terroristes les plus tristement célèbres du monde, sont égyptiens ; ils ont été emprisonnés en Égypte et ont été soit endoctrinés, soit les doctrinaires des écoles djihadistes fleurissant à l’intérieur des prisons du régime – mais si des vagues de terrorisme ont frappé l’Égypte sous Moubarak et sous Sissi, il existe néanmoins une différence très nette entre les deux.

Sous Moubarak, malgré la répression meurtrière menée contre les groupes islamistes suite au massacre de Louxor en 1997, le régime a compris qu’à elles seules, les balles n’apporteraient jamais une solution durable, pas plus  qu’elles ne feraient changer d’avis ceux qui tuent au nom de leurs croyances religieuses extrémistes.

Ironiquement, c’est Habib el-Adly, l’ancien chef du Service des enquêtes de sécurité de l’État sur les victimes de la torture, qui a instauré le dialogue avec les plus hautes personnalités du djihad islamique et d’al-Jamaa al-Islamiyya, dont le chef a coorganisé l’assassinat du président Anouar el-Sadate en 1981.

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Aux yeux de certains islamistes, ce dialogue tenait plutôt de la trahison, tandis que d’autres y voyaient une tentative de neutraliser d’anciens combattants en vue d’infiltrer la communauté salafiste du pays. Quoiqu’il en soit, reste que ce dialogue a débouché sur quelques-unes des abjurations idéologiques les plus marquantes de l’histoire des mouvements islamistes radicaux à travers le monde.

En voici deux parmi les plus notoires : celle de Nageh Ibrahim, la plus haute autorité du djihad islamique, qui a de sa main massacré des policiers en 1981, et celle de Sayyed Imam al-Sherif, vénérable prédicateur d’al-Qaïda et l’une des figures les plus influentes du mouvement djihadiste mondial. Tous deux ont contribué de manière significative aux efforts fructueux visant à détourner du combat islamiste et de la violence plusieurs milliers d’islamistes égyptiens.

Des policiers égyptiens montent la garde devant un bureau de vote, devant lequel a été placé un panneau électoral à l’effigie du président Abdel Fattah al-Sissi, le 26 mars 2018 (AFP)

Aujourd’hui, le régime de Sissi donne l’impression de s’être donné pour mission de faire exactement le contraire de la contre-radicalisation, et il traque régulièrement tous ceux qui osent prononcer les mots « dialogue » ou « réconciliation » – sans parler des tentatives d’apporter un quelconque éclairage sur les conséquences désastreuses de ses politiques.

Abdel Moneim Aboul Fotouh – ancien membre des Frères musulmans, exclu du groupe sur des accusations de réformisme, qui fonda alors le Parti pour une Égypte Forte – a été emprisonné pour « terrorisme » simplement parce que, lors d’un entretien télévisé, il avait expliqué comment le régime de Sissi détruisait les fondements d’une Égypte stable et la cohésion de ses institutions – y compris militaires.

La famille d’Aboul Fotouh a récemment fait savoir qu’il n’avait pas reçu de soins médicaux suite à son accident vasculaire cérébral en prison : « Le régime est en train de tuer mon père », a posté sur Facebook son fils, Ahmed.

Un état d'impuissance désespérée

Ce sont des gens comme Aboul Fotouh qui sont en capacité – sans tirer une seule balle, et certainement pas en se livrant à des tortures et à des assassinats extrajudiciaires – de faire face à la marée montante de l’idéologie radicale et militante qui capitalise sur l’injustice et l’humiliation sans précédent dont sont victimes des millions d’Égyptiens, de quelque origine et croyance qu’ils soient. Ceux-là sont aussi les cibles privilégiées du régime de Sissi.

« Ce que les Égyptiens aimeraient faire, pour résoudre le problème, c’est les tuer », a ironisé Kenneth Pollack, chercheur résident de l’American Enterprise Institute, think tank basé à Washington, lors d’un récent entretien autour de la politique militaire de Sissi au Sinaï. Mais il reste encore bien en deçà de l’effarante réalité : depuis 2013, c’est ainsi que le régime de Sissi s’acharne à essayer de régler tous les problèmes – sécuritaires, politiques, économiques ou sociaux – auxquels est confrontée l’Égypte.

Des jeunes désespérés sont prêts à prendre les armes – et il suffira d’une provocation de trop ou une libération fortuite de prison, pour que s’offrent à eux prédicateurs fanatiques, gilets explosifs et fusils AK47

Sissi et son régime ne luttent pas contre la terreur au nom des Égyptiens ou du reste du monde. Ils créent et entretiennent un état d’impuissance désespérée, qui broie la confiance déjà bien fragile de faire advenir le changement par des moyens pacifiques, laissant un vide que les groupes terroristes ont tout loisir de combler.

Le Yéménite Wuhayshi et Abou Mosaab du Sinaï pourraient passer pour des cas exceptionnels, mais on peut être certain d’une chose : les prisons égyptiennes, les villages enclavés, et même les grandes villes, abritent des milliers de jeunes sans avenir prêts à prendre les armes – et il suffira d’une provocation de trop ou d’une libération fortuite de prison, pour que s’offrent à eux prédicateurs fanatiques, gilets explosifs et fusil AK47.

- Mohannad Sabry est un journaliste égyptien, expert en sécurité et sur la péninsule du Sinaï, auteur de Sinai : Egypt’s Linchpin, Gaza’s Lifeline, Israel’s Nightmare. Il vit en exil depuis la sortie en novembre 2015 de son livre, interdit en Égypte dès sa publication. Il a été finaliste du Prix Livingston 2011 pour ses reportages internationaux et a fait partie de l’équipe de PBS Frontline, nominée aux Emmy Awards for News and Documentary pour son émission de 2013, « Egypt in Crisis ».

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des soldats égyptiens défilent sur les berges du Canal de Suez, lors d’une cérémonie organisée le 6 août 2015 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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